JE PARTIRAI UN BEAU MATIN

2000 kilomètres à vélo de Belgique à Santiago de Compostela


Par Fernand YASSE  N°3680
fernand.yasse@bcl.lu

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Avant-propos

Au premier soir de mon voyage, j’écrivais que je ferais sans doute autre chose que du vélo sur la route de Saint-Jacques de Compostelle.

Les semaines se sont écoulées et je commence seulement à mesurer l’influence de ce voyage en solitaire. Il ne s’y est pourtant rien passé de spectaculaire; j’ai certes vu des paysages merveilleux ou de superbes témoignages du passé, et si je n’ai pas fait de rencontre inoubliable, je n’ai pas non plus été frappé par la grâce du pèlerinage; je ne le cherchais pas et ma manière de penser n’en a pas été modifiée.

Et pourtant, l’alchimie subtile de l’effort et de la solitude ont produit leur effet et je ne suis pas revenu intact. J’ai trouvé sur la route de Santiago une espèce de détachement et de recul qui m’empêchera à tout jamais de voir la vie comme avant.

Les hommes rêvent presque tous de vivre quelque chose d’exceptionnel mais bien peu le réalisent. Je rêvais quant à moi de ce voyage depuis des années et j’ai eu la chance de l’entreprendre. J’ai inscrit mes pas dans les pas de ces innombrables hommes qui depuis près de mille ans ont eux aussi décidé de "partir un beau matin". J’ai comme eux été au bout du chemin, attiré par quoi ? une chimère, rien en somme, sinon le besoin d’aller plus loin, là où finissent les terres, dans le champ d’étoiles qui borde l’océan et où peut-être - mais est-ce important ? - on aurait retrouvé la tombe de l’apôtre Jacques...


Marche-en-Famenne, le 24 septembre 1995

 

 



Dimanche 14 mai - Hachy - Vitry-le-François - 185 km

Il y avait beaucoup d’émotion au départ ce matin.
La séparation est toujours un moment difficile : ceux qui restent appréhendent à tort ou à raison les risques que va courir celui qui s’en va seul tandis que celui-ci se demande comment se déroulera son aventure et s’il arrivera au terme du voyage sans encombre.

Me voilà donc parti ! Et ce qui n’était que des mots : “Je vais à Saint-Jacques de Compostelle, à vélo, seul, avec mes bagages” devient tout à coup la réalité. Ce n’est plus seulement un rêve, c’est devenu un but à atteindre, un effort de 15 jours, mais aussi une formidable occasion de rencontrer des gens, d’ouvrir les yeux et les oreilles, de s’imprégner de l’odeur des bois et des champs, d’admirer tant de témoignages du passé, de vivre une lente maturation, un retour en soi. A l’évidence, je devrais faire autre chose que du vélo sur la route de Saint-Jacques : ce ne sera qu’un moyen et non un but en soi.
On me demandait hier si je partais en pèlerinage. J’ai répondu non et effectivement il n’entre pas de religieux dans mes motivations. C’est plutôt un “mid-live trip”, un voyage et une pause du milieu de la vie ! C’est peut-être aussi le début d’une autre forme de cyclotourisme, plus centrée encore sur la découverte des pays et la rencontre d’autres modes de vie.

La randonnée de ce dimanche était merveilleuse à tous points de vue.
Après avoir quitté ma chère Gaume, j’ai traversé le département de la Meuse pour terminer par la Marne et ses champs crayeux. Le parcours était essentiellement boisé et j’ai eu la chance, à trois reprises, de croiser la route de chevreuils.

Ma première halte fut pour Avioth où j’aurais aimé que le curé estampille mon livre de route. Il était malheureusement absent mais j’ai tout de même pu visiter la basilique. On a parlé à son sujet de cathédrale sur un tas de fumier et c’est bien le cas. On se demande ce qui a poussé à construire une telle merveille dans un aussi petit village dont les rues maintenant bien propres étaient naguère rendues fort “bouseuses” par les passages des nombreux troupeaux.

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La Recevresse à Avioth

La plus belle curiosité de l’église précède le porche d’entrée de quelques mètres : il s’agit de la Recevresse, petit édifice gothique orné d’une véritable dentelle de pierre. La fonction de cette chapelle est bien connue : au cours des siècles passés, les prêtres refusaient le baptême aux enfants morts-nés, les condamnant ainsi à errer éternellement dans les “limbes”1 . Le père ou un proche se rendaient dans des lieux de pèlerinage connus pour leur faculté de rendre la vie, le temps pour l’enfant de recevoir l’ondoiement. On exposait le corps et entamait des séances de prières parfois fort longues2 jusqu’à ce qu’un signe quelconque (gouttes de sueur sur le front, saignement, semblant de mouvement respiratoire, etc...) apparu sur le corps fasse croire à un “répit”3 ou retour à la vie. On pouvait alors baptiser l’enfant sous condition (“Si tu es vivant,...”) et lui donner ainsi la vie éternelle. Les prêtres n’étaient pas toujours d’accord avec cette coutume et il arrivait souvent que le baptême soit donné par d’autres personnes4.

Les statues qui ornent l’église sont également superbes et il est vraiment déplorable de les laisser servir de perchoir aux oiseaux qui colonisent le bâtiment, allant et venant au travers des vitraux brisés.

Faute de cachet à Avioth, je le demanderai trois kilomètres plus loin à Thonnelle où le cousin Dominique tient, pour quelques mois encore “La Bonne Auberge”. Café pris sur le pouce et puis “hasta luego”!

J’aurai moins de chance avec d’autres églises qui sans doute méritaient elles aussi la visite comme par exemple celle de Clermont en Argonne, juchée sur la colline et qui doit receler bien des richesses. 
L’église de Futeau date seulement du 19ème siècle et son intérieur ne manque pas de surprendre. Des vitres d’un bleu uni bizarre (ne parlons pas de vitraux) donnent une atmosphère étrange à l’église. Tout autour de la nef et dans le choeur, des statues nombreuses ne manquant certes pas d’expression sont curieusement posées sur des troncs d’arbre! Malheureusement, toutes ces statues sont en plâtre, ce qui explique sans doute que l’église était restée ouverte!

J’ai passé beaucoup de soirées à préparer l’itinéraire et ne le regrette pas. Si on excepte les six kilomètres de la N3 entre Clermont et les Islettes, mais qui n’ont finalement pas posé de gros problèmes et l’entrée dans Vitry-le-François (désagréable, mais comment faire autrement ?), l’essentiel se déroulait sur des petits chemins où il n’y avait pas âme qui vive.
Après Courupt, j’empruntais même une route forestière, non goudronnée et je me dis rétrospectivement que j’ai peut-être pris des risques inutiles; certains passages étaient vraiment caillouteux et je risquais de déchirer mes pneus sur un silex plus coupant que les autres. 
Paradoxalement, c’est là que j’ai rencontré le plus de monde : familles occupées à ramasser le bois de chauffage ou promeneurs.
Par contre je n’y ai pas rencontré de cyclos, là pas plus qu’ailleurs : à part deux isolés, je n’en ai pas vu en 185 km sur des routes pourtant pleines de charmes. Où se cachent-ils donc?

A quoi peut-on bien penser toute une journée sur le vélo? Je peux le dire, l’ennui n’est jamais au rendez-vous. 
L’esprit est sans cesse occupé par les paysages rencontrés ou par la recherche des routes à emprunter.
Souvent aussi, en guise de jeu, on essaie de deviner où la route va passer : dans un paysage assez vallonné comme celui de la Meuse c’est parfois inattendu. A Brandeville, par exemple, où le village est situé au fond d’une vallée entourée de collines formant un véritable fer à cheval, je voyais bien de loin qu’une route filait vers la gauche, mais je sentais bien que là n’était pas mon chemin. Et en effet, pour rejoindre Haraumont, il m’a fallu partir à l’assaut de la couronne de collines et la traverser en son centre. Je ne comprends pas que l’endroit ne soit pas répertorié comme col alors qu’il en présente toutes les caractéristiques. Le panorama qu’on y découvre est superbe, surtout à cette période où les champs de colza semblent des plaques d’or posées sur le paysage.

Il y a du monde sur la route de Saint-Jacques : à Givry-en-Argonne, où je prends un Perrier, la patronne me raconte qu’elle voit souvent passer des pèlerins et qu’elle se demande bien ce qu’ils vont tous chercher si loin! Le savent-ils eux-mêmes? Est-ce que je sais vraiment pourquoi j’ai entrepris ce voyage?

L’église de Saint-Mard sur le Mont est dédiée à Saint-Médard ; en passant, je demande à ce saint spécialisé dans la météo et plus particulièrement la pluie de continuer à me fournir des conditions aussi favorables qu’aujourd’hui : pas d’eau (à peine trois gouttes!), température fraîche et surtout un bon vent du nord-ouest qui collabore franchement à l’entreprise! Voilà un saint qui a de bonnes manières, ne trouvez-vous pas?

La fin du parcours m’a paru un peu longue : elle était pourtant rendue facile avec l’aide d’Éole, d’autant que le paysage n’est que mollement vallonné. 185 kilomètres, c’est quand même une fameuse étape! Elle se terminait à Vitry-le-François, petite ville proprette et aérée, dont l’église ne manque pas d’allure. J’y ai bénéficié d’un repas pantagruélique qui a eu raison de mon bel appétit, ce qui n’est pas peu dire !

 

Lundi 15 mai - Vitry-le-François - Vézelay -190 km

Me voici arrivé à Vézelay. Terme de deux longues étapes, mais surtout véritable départ du voyage5. Ce n’est pas que les 360 kilomètres couverts jusqu’ici comptent pour du beurre, mais c’est ici que les pèlerins du Moyen-age originaires des régions de l’est se donnaient rendez-vous pour rejoindre les Pyrénées par un des quatre itinéraires traditionnels (la via Viziliacensis) avec ceux du Puy (via Podiensis), de Tours (via Turonensis) et d’Arles (via Egidiana ou Tolosana). 

Dès l’approche du bourg, on se sent comme aspiré vers le sommet de cette “colline inspirée”, vers la basilique Sainte-Madeleine qui domine les monts du Morvan6
J’ai ressenti un choc quand j’ai vu se profiler ses tours dans le lointain alors qu’il me restait encore 7 ou 8 kilomètres à parcourir, mais plus encore quand j’y suis entré. 
Il était 19 heures et un office s’achevait. L’intérieur de la basilique est extraordinaire de simplicité et de grandeur. Les chants et la musique ajoutaient encore à l’émotion ressentie. Le portail et les chapiteaux sont célèbres, mais ce qui frappe tout autant, c’est l’équilibre, l’homogénéité de l’édifice, la manière dont le visiteur est attiré vers le chœur. On a envie de devenir meilleur devant tant de beauté !

J’ai fait estampiller mon livre de route à la maison des Frères : à peine avais-je eu le temps de dire que j’allais à Saint-Jacques que déjà on connaissait le but de ma visite et que l’on sortait le tampon. Sans doute sont-ils des milliers à faire la même demande que moi, mais pourquoi faut-il faire ce geste sans un mot d’encouragement, sans un sourire de bienveillance? Il y a loin de la religion et de l’esprit qu’elle entend propager à la façon dont se comportent ses serviteurs! Décidément, je resterai toujours anticlérical !

L’étape était longue aujourd’hui, trop longue sans doute et je dois bien avouer que j’ai eu un coup au moral à midi quand j’ai lu au compteur 92 km au lieu de 79 sur l’itinéraire prévu. Comment ai-je pu me tromper à ce point? Pourtant, le compteur semble bien étalonné, - j’en ai fait l’expérience entre Chaource et Tonnerre. Il ne faudrait quand même pas chaque jour des étapes pareilles!

Le parcours n’était difficile que dans sa deuxième partie, à l’inverse d’hier. Après Tonnerre, notamment, qu’on rejoint après une longue descente vers l’Yonne, les choses devenaient réellement sérieuses avec de bonnes et solides côtes. Je ne parlerai pas de la rude ascension finale vers Vézelay : Sainte-Madeleine et les merveilles de l’art roman, cela se mérite!

Saint-Médard a continué sa mission de bons offices : le temps est resté frais sans excès et surtout sec. De plus, mon saint protecteur y a fort obligeamment ajouté l’appui d’un vent du meilleur effet! Vous le verrez tout à l’heure, ce bon saint n’a pas fini de croiser ma route!
Comme deux précautions valent mieux qu’une, je me suis également arrêté dans la charmante église de Saint-Christophe Dondinicourt pour y demander l’aide du saint éponyme.
Rares sont les églises qui restent ouvertes, à cause du vandalisme sans doute.
Celle de Chaource l’était heureusement, grâce à Dieu (c’est le cas de le dire!). Ce superbe édifice, construit aux 13ème et 16ème siècles, abrite un extraordinaire ensemble de statues champenoises en bois et en pierre datant pour la plupart du 16ème siècle. J’y ai notamment photographié une statue de Saint-Roch, le pestiféré pour qui j’ai depuis longtemps une tendresse particulière ainsi que Saint-Jacques le Majeur que je croise pour la première fois sur mon chemin. L’église abrite également une mise au tombeau de 1515 d’une expression surprenante.

En fin d’après-midi, je suis passé à Sainte-Vertu, village arrosé par le Serein. Des noms pareils, cela ne s’invente pas! Dois-je ajouter que les gens y coulent des jours paisibles? L’église du lieu n’est pas dédiée comme on pourrait le penser à une sainte femme qui aurait résisté aux avances d’un galant trop entreprenant. Elle est en fait consacrée à Saint-Médard (coucou, le revoilà!) qui passait par là et reçut un si bon accueil des gens du village qu’il en vanta les bonnes vertus. Au cours des siècles, l’s pluriel s’est perdu, ce qui crée la confusion et peut faire penser à une sainte nouvelle à inscrire au calendrier! 
L’itinéraire du jour était moins pittoresque que celui d’hier, du moins dans sa première parte. La traversée de la Marne et de l’Aube, aux vastes étendues cultivées, offre moins de charme que les forêts de Meuse ou du Morvan; je traversais ce matin le grenier à blé de la France, paysage de champs immenses, ponctué çà et là par les tours des silos à grains qui constituent en quelque sorte les cathédrales du monde rural actuel. Je doute cependant qu’on se déplace dans 500 ans pour venir les admirer !

A Vézelay, je suis logé juste en face de Sainte-Madeleine et suis le seul client de l’hôtel. En outre, demain est jour de fermeture; même les tenanciers sont absents et je devrai donc me débrouiller pour le réveil et le petit déjeuner! 
Il n’y avait pas d’endroit pour ranger mon vélo, sinon un coin reculé de la terrasse. Malgré les assurances du patron qui m’affirme qu’il n’y a jamais de problème, je juge plus prudent de le rentrer dans la chambre! Senoline dormira avec moi et si je m’éveille la nuit, je pourrai toujours faire le tour du lit en guise d’entraînement !

 

Mardi 16 mai - Vézelay - Saint-Amand-Montrond (Orval) - 167 km

Tout à l’heure, sur la longue ligne droite qui conduit de Sancoins à Saint-Amand-Montrond, un cyclo solitaire, lourdement chargé, filait à pleines pédalées dans la pluie. Il n’avait qu’une envie, rejoindre l’étape et prendre une bonne douche! Il y a des moments pareils dans un voyage où le courage et l’obstination prennent le pas sur le plaisir, où la curiosité touristique, le désir de voir et d’admirer s’effacent devant la volonté d’avancer.

Avant de quitter Vézelay ce matin, je suis entré à nouveau dans la basilique. Il était 7h30 et l’office qui rassemblait quelques religieux et religieuses en était à l’évangile. Jésus y dit, avant de quitter ce monde à l’Ascension, qu’il reviendra à la fin des temps pour apporter la paix aux hommes, mais qu’avant cela, ils connaîtront l’emprise du démon. On aurait pourtant bien besoin de paix dans ce monde aussi !

L’étape du jour offrait deux visages : la traversée du Morvan ne manquait pas d’allure, tandis que la deuxième partie, après Nevers, avait moins de charme et je ne pense pas que la pluie était seule en cause. 
J’ai rencontré beaucoup moins de témoignages historiques; une erreur de parcours bienvenue m’a toutefois permis de faire une halte (au prix d’une rude montée de 600 mètres tout de même) à la charmante église romane de Metz-le-Comte. Installée au sommet d’une butte qui domine la région et entourée d’un petit cimetière, elle est chargée du poids des ans et semble telle qu’on la construite avec son toit de pierres et ses gouttières formées de troncs d’arbres évidés.

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La Loire à Nevers

J’aurais sans doute pu faire provision d’images à Nevers, mais n’y ai fait qu’une halte “alimentaire”. Les pèlerins modernes s’y arrêtent pour Sainte-Bernadette, mais, l’avouerais-je, je n’ai jamais été fort sensible aux apparitions de Lourdes et à l’exploitation bondieusarde qui en est faite, n’étant pas loin de considérer que la petite Soubirou est plus une victime qu’une sainte.

Les traversées de la Loire puis, un peu plus loin, de l’Allier, me permettent d’admirer deux beaux ponts de pierre. Si je n’étais passé complètement trempé à Apremont (normal, je venais de Gimouille), j’aurais été plus sensible encore à la beauté de ce village médiéval qui n’est fort heureusement pas gâché par l’exploitation touristique. En outre, aucun panneau publicitaire ni aucune habitation moderne ne viennent rompre l’homogénéité du site.

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L'Allier à Grimouille

Et mon bon Saint-Médard? Aujourd’hui, il semble bien qu’il ait disjoncté, retombant dans ses vieux travers et déversant la pluie à qui mieux mieux.
Allons, ne soyons quand même pas trop négatif, il a exaucé deux de mes vœux : il ne faisait pas trop chaud (et même vraiment pas du tout!) et le vent, peu gênant dans les rudes bosses du Morvan et de la Nièvre est devenu franchement favorable dans la plaine du Berry.

 

Mercredi 17 mai - Saint-Amand-Montrond - Le Châtenet en Dognon - 161 km


Qu’est-ce que tu croyais, Fernand ? Que ce serait une aimable promenade de santé, une pédalée tranquille occupée à philosopher? Tu n’as pas assez lu de récits de voyages : les histoires de ces pèlerins affrontant la chaleur ardente du soleil, le froid, la neige, la pluie, la poussière du chemin. Saint-Jacques se mérite, se gagne à la force des jarrets.

Vous l’aurez compris, cette étape fut difficile. Certes, le parcours était accidenté, surtout dans la Creuse, mais il n’y avait là rien qui puisse tuer un honnête homme et à plus forte raison un cyclo bien entraîné.
Non, le plus terrible aujourd’hui, c’était le vent. Je l’ai affronté pendant 160 kilomètres, de face presque toujours, soufflant en rafales et me forçant à redescendre au troisième plateau dans les moindres bosses et même parfois sur les faux-plats!
Que faire dans ces conditions? Surtout ne pas paniquer, ne pas regarder le compteur, pousser un petit développement et concilier le plus possible l’obligation d’avancer avec la nécessité absolue de ne pas trop entamer ses forces afin de ne pas hypothéquer le reste du voyage. La route est longue encore et il serait sot de trop puiser dans les réserves.
Je viens d’entendre les prévisions météo pour demain : ce n’est guère encourageant. On annonce le même type de temps, avec des rafales de 80 km/h. à l’intérieur des terres! Je devrais peut-être me reconvertir dans le vol à voiles!

Si on excepte ces petits désagréments météorologiques, l’étape fut superbe. La Creuse est un bien beau département, aux paysages variés. On est ici au coeur de la France profonde et la vie semble s’y être arrêtée. Dans plusieurs villages subsistent de vieilles églises romanes. Elles sont souvent fermées et les rares que j’ai pu visiter me semblaient dans un triste état.

Certaines localités méritent mieux que les haltes rapides que j’y ai faites. 
Ainsi, Culan avec son château édifié du 13ème au 16ème siècle et sa charmante petite chapelle datée de 1634 ou Boussac, également pourvu d’un élégant château du 15ème siècle bâti sur un promontoire qui domine la vallée étroite et encaissée où coule la Petite Creuse. L’église romane présente aussi bien des attraits.

A Boussac-Bourg, on peut voir deux églises côte à côte. Elles semblent du même âge, mais tandis que de l’une ne subsiste que le clocher, l’autre en est tout à fait dépourvue! A-t-on utilisé les pierres de la première pour bâtir la seconde, ou bien s’agit-il d’une méchante querelle de compagnons bâtisseurs à qui on avait demandé le même travail et qui ne sont jamais tombés d’accord, commençant le travail chacun par son extrémité ?
Bourganeuf dont une publicité vante les mérites d’étape du chemin de Saint-Jacques en Limousin compte deux églises. Dans l’une, on peut voir les statues des douze apôtres, et donc de Saint-Jacques, ainsi qu’un superbe autel. L’autre, dédiée à Saint-Jean, est située au coeur de la ville et bénéficie en ce moment des soins attentifs des restaurateurs. Le château, dont une aile donne sur la place et abrite le SI, ne manque pas d’allure lui non plus.

Et Saint-Médard, me direz-vous? Il semble bien qu’il m’ait oublié, sinon pour ajouter aux fréquentes averses bien senties la difficulté supplémentaire d’un vent violent! On pourrait pourtant penser qu’il me poursuit puisqu’à Sauviat existe une fabrique de porcelaines à l’enseigne “Porcelaines Médard de Noblat”. Cela n’a vraisemblablement rien à voir avec le saint du même nom, mais avouez que la coïncidence est amusante.

 

Jeudi 18 mai - Le Châtenet en Dognon - Périgueux - 132 km

Alain Gillot-Pétré7 pouvait bien ricaner dans son catogan en annonçant le mauvais temps pour aujourd’hui. J’ai eu droit à 80 nouveaux kilomètres de pluie! 
Heureusement, il s’est un peu trompé au sujet du vent. Celui-ci a été à peine gênant et même franchement favorable dans les 40 derniers kilomètres.

C’est dans des circonstances difficiles comme celles que j’ai connues hier et aujourd’hui que j’apprécie le plus d’être parti en solitaire. Je sais d’expérience que c’est lorsque les conditions sont pénibles et que la fatigue se fait sentir que les problèmes relationnels apparaissent. Je n’ai pas un caractère facile et la vie en groupe ne me convient pas toujours! La solitude présente également l’avantage d’une liberté complète dans le choix de l’itinéraire, des arrêts ou des visites. Je suis aussi beaucoup plus sage et économe de mes forces, n’étant pas tenté de suivre plus fort que moi.

La pluie telle que je l’ai connue aujourd’hui pose de gros problèmes. Pas tellement pour le cyclo (j’apprécie plus le froid et la pluie que les trop fortes chaleurs) mais bien pour les bagages : l’eau s’infiltre partout, détrempant les cartes, le contenu du sac de guidon et même les vêtements pourtant rangés dans des sacs en plastique à l’intérieur des sacoches.
On pense moins aussi à s’alimenter et à boire régulièrement : le risque de coup de pompe en est d’autant plus grand.
Mais après tout, cela fait partie du voyage! Restons donc philosophe !

Superbe étape que celle-ci : elle m’emmenait du Châtenet en Dognon à Périgeux et m’a donné l’occasion de traverser, en partie du moins, les départements de la Haute-Vienne et de la Dordogne.
J’y ai rendu visite à trois grands saints : St-Léonard à Saint-Léonard de Noblat, St-Etienne8 à Limoges et St-Front à Périgueux. Ils sont logés tous les trois dans des églises superbes, toutes différentes dans leur style, mais toutes à quatre étoiles !

A Saint-Léonard de Noblat, chez le patron des prisonniers, j’ai bénéficié des connaissances d’un vieux monsieur pour la visite de l’église. Il m’a raconté qu’on attendait dimanche un groupe de 50 pèlerins cyclistes venus de Zoutleeuw, cité brabançonne qui vénère le même saint. J’ai été fort sensible à l’architecture simple et dépouillée de l’édifice et ai salué au passage, parmi d’autres sculptures, un beau Saint-Roch.

Au Moyen-age, Saint-Léonard de Noblat était une étape importante sur le chemin et il importait d’y faire une sainte visite!
Le Guide du pèlerin écrit par Aymeric Picaud9 au 12ème siècle cite toutes les “chapelles” qu’il convenait de visiter et accorde le premier rang à Saint-Léonard au même titre que Ste-Madeleine à Vézelay. 
A Limoges, la cathédrale Saint-Etienne me force à revoir ce que j’ai écrit naguère des églises gothiques. Si je suis plus ému par la simplicité des églises romanes, je n’ai pu m’empêcher d’être saisi par l’élévation de cette cathédrale. L’esprit y est attiré vers le haut, littéralement.
Au vieux pont Saint-Etienne sur la Vienne, j’imagine la cohorte des pèlerins du Moyen-age.

Une erreur d’aiguillage m’a forcé à improviser une bonne part du parcours entre Limoges et Périgueux. J’ai flirté avec la N 21 tout en ne l’empruntant que le moins possible. C’est ainsi que je l’ai abandonnée à Aixe sur Vienne pour la retrouver à La Coquille. Quoi de plus normal que de passer dans cette dernière localité quand on est sur le chemin de Saint-Jacques!
Entre Thiviers et Périgueux, j’ai emprunté un chemin parallèle à la nationale et que j’imagine bien plus ancien que celle-ci. Certes, il y a plus de côtes à gravir (la route épouse tous les reliefs du paysage), mais on y jouit d’une paix royale, comme si elle était réservée à l’usage quasi exclusif des cyclos pèlerins !

Périgueux est une grande et belle cité. Elle comporte un splendide quartier ancien aux maisons Renaissance groupées autour de la cathédrale Saint-Front. Celle-ci, à la masse imposante, est dédiée à l’évangélisateur du Périgord. Elle est surmontée de vastes coupoles en pierre qui donnent à l’intérieur une grande impression d’espace et d’élévation. On peut y voir un beau retable du 17ème siècle, consacré au thème de l’Assomption de la Vierge ainsi que d’impressionnants lustres dans le chœur.
C’était un régal de se promener dans les ruelles de la ville. Chaque immeuble de pierre blanche y raconte l’histoire.

 

Vendredi 19 mai : Périgueux - Lapeyrade - 186 km

Les comités départementaux du tourisme choisissent parfois des thèmes inattendus pour vanter leurs mérites. Ainsi hier, à l’entrée de la Dordogne, une grande pancarte vantait le “Périgord, pays du veau sous la mère”! Dans la région du foie gras et des truffes, on peut s’attendre à tout sauf à cela !
Aujourd’hui, le Lot-et-Garonne souhaitait la bienvenue au “Pays de l’aventure douce”. Et c’est vrai que tout au long de la journée, en dépit de la longueur de l’étape, l’effort a été relativement doux !

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La Garonne à Couthure

Il fallait considérer les prévisions météo d’hier comme simplement fantaisistes : après la dissipation de la brume et des brouillards matinaux (comme ces messieurs météo le disent élégamment), j’ai eu droit à des conditions tout à fait idéales; le temps est resté sec, pas trop chaud, et sans vent. Si on y ajoute que le terrain n’était vraiment pas difficile, on comprendra mieux que je puisse encore faire plus de 180 kilomètres sans fatigue excessive au sixième jour du voyage.

Il s’agissait d’une longue étape mais j’ai eu relativement peu de choses à me mettre sous la dent. Je peux tout au plus noter la jolie localité de Duras, dont les fondations de la bastide remontent au 13ème siècle. Le château actuel, sauvé de la ruine par la municipalité qui l’a acheté dans les années 60 et y a installé ses pénates, date du 17ème siècle.

Peu d’églises intéressantes sur le parcours : au pays de la gastronomie, peut-être a-t-on moins besoin de nourritures spirituelles !
Il faut quand même noter ces petites chapelles, dont le clocher constitue une simple élévation de la façade.
Fort curieusement, deux d’entre elles m’ont valu autant de chutes heureusement sans gravité; à Saint-Géraud, j’ai fait un demi-tour un peu trop court sur la route pour photographier l’église tandis qu’à Estampont, ma roue avant s’est enfoncée dans le sable mou. Si Dieu ne reconnaît pas ceux qui s’intéressent à ses maisons et ne leur assure pas sa protection, c’est à désespérer de tout !

Si la richesse architecturale n'était pas au rendez-vous, (quoique l'habitat rural du Périgord ou des Landes ne manquent pas d'intérêt) le paysage, lui, présentait bien des agréments. J'ai d'abord longé l'Isle sur 30 bons kilomètres, puis ai touché au vignoble du Sud-Ouest avec les Bergerac, Duras et autres côtes du Marmandais, sans pouvoir faire d'arrêt dégustation, naturellement !
Dans les 40 derniers kilomètres j'ai traversé un petit morceau des Landes et de ses immenses forêts de pins. Le paysage y est plat et monotone, rythmé simplement de villages et hameaux isolés. Dans quelques clairières, on cultive l'asperge et il semble bien que ce soit une spécialité de la région.

C'était donc essentiellement une étape de transition, qui m'a permis néanmoins de bien avancer sur le chemin.
J'en profiterai pour vous raconter le schéma habituel de mes journées : il se résume à pédaler, visiter, manger et dormir, les deux derniers permettant de faire les deux premiers dans les meilleures conditions!
J'essaie de me lever tôt afin de partir de bonne heure. 8h - 8h30 me semble l'heure la plus tardive pour démarrer. J'ai eu la chance jusqu'à présent d'obtenir sans problème (sauf à Vézelay) le petit déjeuner copieux qui est la base d'une randonnée réussie.

Je pédale à l'aise, en essayant de ne jamais forcer. 40/15 ou 16 est le développement le plus habituel et je n'hésite jamais à descendre sur le 3ème plateau si la nécessité s'en fait sentir. La route est longue et il est important d'économiser ses forces.

Je visite à l'intuition, ayant peu préparé la partie française du voyage. (Pour l'Espagne, la préparation a été beaucoup plus fouillée et j'ai emporté un guide de visite). 
Les monuments historiques intéressants sont bien signalés et on ne peut les manquer! Je recherche bien entendu les témoignages du Chemin de Saint-Jacques, mais sans beaucoup en trouver. Peut-être mon option radicale de choisir les plus petites routes en est-t-elle la cause. Ce choix d'itinéraire m'empêche peut-être de visiter les étapes traditionnelles, mais j'y gagne beaucoup en tranquillité. De plus, j'ai choisi de traverser les Pyrénées par le Somport; alors que les voies traditionnelles du Puy, de Tours et de Vézelay menaient autrefois au col de Roncevaux, le Somport n'était utilisé que par les voyageurs venant d'Arles; ce choix m'a fait quitter la route de Vézelay pratiquement depuis Limoges et Périgueux.

Pour le pique-nique, j'achète simplement quelques fruits et l'une ou l'autre pâtisserie.
Par contre, j'attache beaucoup d'importance au repas du soir. Il n'est pas possible d'enchaîner des journées pareilles sans prendre soin de bien reconstituer ses forces. Certains font le pèlerinage de manière spartiate, en faisant pénitence. Dans la mesure où mon but est plus touristique et historique que religieux, je n'ai pas cette prétention. 
La gastronomie fait partie du voyage et sans vouloir écrire un nouveau guide Michelin, je peux dire que les haltes du Châtenet en Dognon ou Périgueux méritaient une bonne cotation. Quoique les apparences soient plus modestes ce soir à Lapeyrade, c'est à un véritable festin que j'ai eu droit avec notamment un salmis de palombe de bien belle venue, arrosé d'un Côtes de Duras 88 bien charpenté.

Après le coup de fil quotidien avec Liliane, j'écris un peu avant de me coucher tôt, 22 heures étant un maximum, toujours à cause de la nécessité de bien se reposer.

 

Samedi 20 mai : Lapeyrade - Gurmançon - 161 km

"Vous allez déguster!", m'avait-on dit à Aire sur Adour. Et effectivement, la randonnée de ce samedi était superbe; Elle m'a permis de traverser le pays de l'Armagnac, entre Gers et Landes, puis le Béarn.
En début de journée, j'ai fait le détour par La Bastide d'Armagnac, superbe petite cité groupée autour d'une "Place royale" attestée dès 1291. Un peu plus loin, j'aurais aimé visiter Notre-Dame des Cyclistes, mais l'église était fermée et je n'ai donc pas pu admirer l'enfant chéri de l'abbé Massié.
Le pays de l'Armagnac présente bien des attraits, mais l'on ne peut malheureusement goûter au principal d’entre eux, à savoir la dégustation du divin breuvage, fruit de la distillation du raisin; ce ne sont pourtant pas les invitations qui manquent !

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Notre-Dame des cyclistes

Au passage de l'Adour, à Aire, j'entrais donc dans le Béarn, pays de collines verdoyantes. On y voit de superbes églises comme celle de Geaune, datée du 15ème siècle et dédiée à Saint-Jean Baptiste, et dont le porche est particulièrement réussi.
Le pays a été le théâtre des guerres de religion au 16ème siècle et chaque église a été considérée comme refuge et donc comme place à prendre. C'est ainsi que le clocher de Geaune, haut à l'origine de 30 mètres, a été détruit et ramené à de plus modestes proportions en 1589.
A Pimbo, l'église Saint-Barthélémy, du 12ème siècle, était une étape du chemin du Puy. J'ai quitté comme je l'écrivais hier le chemin de Vézelay pour croiser la via Podiensis avant de rejoindre la via Tolosana demain.

En traversant Lescar et le Gave de Pau, j'entre dans le vif du sujet, non seulement pour la difficulté du parcours, mais aussi pour les témoignages du pèlerinage.
Dans le Haut-Béarn, pays du Jurançon, les côtes deviennent plus raides et la route me conduit de vallées en sommets, me laissant peu de répit.
Sur la route vers Lasseube, j'aperçois pour la première fois les Pyrénées.
J'ai toujours éprouvé un choc à l'approche de la montagne. J'aime ces masses sombres qui se détachent à l'horizon et qu'il va falloir affronter. Tout cela est pour demain. A chaque jour suffit sa peine (ou plutôt, s'agissant de randonnée cyclo, à chaque jour vient sa joie !)

Après Artiguelouve, je gagne le village de Lacommande qui était une étape pour les pèlerins venus d'Arles et se dirigeant vers le Somport. Les comtes de Béarn y avaient établi une commanderie au 12ème siècle. Il en subsiste, fruit d'une restauration intelligente, une superbe église dont le choeur est lumineux. D'élégantes colonnes, surmontées de chapiteaux sculptés entourent l'autel. A l'arrière de l'église, un petit cimetière présente de simples stèles, fort anciennes. Peut-être des pèlerins qui n'ont pas été plus loin ?

Je n'ai pas fait halte à Oloron Sainte-Marie dont la cathédrale présente pourtant un superbe portail. Tant pis, on ne peut pas tout voir !
Je termine l'étape à Gurmançon, sur la route du Somport. L'accueil au Relais d'Aspe est très chaleureux et le patron s'intéresse à mon aventure : il envisage de faire le chemin à pied quand l'heure de la retraite aura sonné et m'offre la médaille de l'auberge. De cette manière, j'aurai au moins une médaille-souvenir de la randonnée.

 

Dimanche 21 mai : Gurmançon - Jaca - 113 km

Hier soir, en regardant la carte, j'avais pourtant bien juré que je ne cèderais pas à la tentation, que je monterais tout droit au Somport, sans regarder ni à gauche ni à droite. J'allais faire une étape courte et en profiter pour me reposer.

Et puis voilà, il a suffi que je voie l'inscription "Col d'Ichère" pour retomber dans mon péché mignon !

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Col d'Ichère

Je ne sais pas lire le mot col sans titiller et sans que l'envie d'aller voir là-haut me démange. Ce n'est pas que je sois bon grimpeur, mais quand on est membre du club des cent cols, on résiste difficilement à l'envie d'ajouter de nouvelles perles au collier ! D'autant plus qu'à la bifurcation vers Lourdios, des cyclos à l'arrêt me demandent ce que j'envisage de faire. Quand je leur réponds que je pense passer par le col d'Ichère et la forêt d'Issaux, ils me disent que ce n'est pas trop, trop difficile. L'un d'eux ajoute qu'à 60 ans, il le fait toujours sans peine !

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Montée de la forêt d'Ichère

Pourtant, dès les premiers lacets, je sens que je suis en train de faire une bêtise et de me fatiguer inutilement. Il est raide, ce col d'Ichère, même s'il ne fait que 4 kilomètres. Avec les bagages, je transpire à gros bouillons! Rapide descente vers Lourdios et puis je vire à gauche pour rejoindre, par la forêt d'Issaux, le col de Bouezou. Superbe montée que celle-là, sur une petite route où quelques moments d'ombre tempèrent un peu l'ardeur du soleil. Mais, Dieu que c'est dur! Après 8 kilomètres d'ascension, je vois la bifurcation vers l'Espagne et le col de La Pierre Saint-Martin. Je vire à gauche et arrive rapidement au col de Bouezou. Je devrais dire aux cols, parce qu'on en obtient deux pour le prix d'un; on enchaîne en effet, sans coup férir, le col d'Houratate. Je suis ici à 1100 mètres d'altitude, mais je vais redescendre vers les 400 mètres pour rejoindre la route que j'ai abandonnée tout à l'heure. Le Somport est à 1632 mètres et tout est donc à refaire.

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Fort du Portalet                   Col du Somport

Je suis à 30 kilomètres de la frontière espagnole et la route s'élève d'abord tranquillement dans la jolie vallée d'Aspe. J'aperçois là-bas, tout en haut, les neiges du Somport. La route se redresse après Urcos et les 8 derniers kilomètres sont assez difficiles. Comme toujours en montagne, la récompense suit l'effort : la large et belle descente au revêtement parfait me permet d'atteindre 80 km/h dans certaines portions !

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Col du Somport

Me voici donc en Espagne! J'ai choisi la route du Somport plutôt que celle plus classique de Roncevaux parce que je voulais passer à Jaca et surtout aux monastères de San Juan de la Pena et de Leyre. 
La cathédrale de Jaca est la mère de toutes les églises romanes du Camino et méritait de ce fait le détour. Elle fut même considérée au 11ème siècle comme l’oeuvre la plus ambitieuse de son époque.

L'avouerais-je, elle m'a déçu lors d’une première visite. Elle est engoncée au milieu des ruelles et on manque de recul pour en apprécier les proportions. De plus, des travaux de restauration camouflent le portail sud, le plus beau, et empêchent d'admirer les célèbres chapiteaux sculptés.

J'y suis revenu pourtant une heure plus tard : on y commençait une grande cérémonie religieuse (probablement une confirmation comme l'attestait la présence de l'évêque et de nombreux enfants) et la cathédrale était maintenant toute illuminée. Tout avait soudain une autre dimension et la beauté sobre de l'édifice prenait tout à coup son sens. J'ai alors pu en admirer la riche décoration.

J'avais entretemps fait le tour de la citadelle. Edifiée au 16ème siècle sur ordre de Philippe II, elle devait défier les sièges les plus solides. J'ai malheureusement dû me contenter d'en voir l'extérieur, les heures de visite étant fort réduites (11 à 12 et 17 à 18h). C'est semble-t-il la promenade préférée des Jacais ou Jacanais (comment dit-on ?).
Le parfait état d'entretien des douves qui enserrent la forteresse est assuré par la petite troupe de cervidés qu’on y a installés et qui font office de tondeuses à gazon! Système D ibérique !

Je dois maintenant me mettre à l'heure espagnole; on ne mange pas avant 21 heures, ce qui va m'obliger à décaler tout mon programme de la journée. Allons, nous ferons grasse matinée et ne partirons plus aux aurores !
Je dois aussi m'habituer à commander mes repas au jugé, ne connaissant pas l'espagnol : cela risque de provoquer des surprises parce qu'ici, on ne parle pas du tout français ! C'est logique après tout !

 

Lundi 22 mai : Jaca - Sanguësa - 131 km

Étape importante que celle-ci puisque c'était elle qui justifiait le passage par le Somport plutôt que par Roncevaux. Bien sûr, il y avait Jaca, mais il y avait surtout les monastères dont j'ai parlé hier. Je savais que San Juan de la Pena était fermé le lundi, mais je tenais quand même à faire le détour pour admirer le site. 
Pour le rejoindre, j'avais choisi la route qui passant par le col d'Oroel, serpente dans la Sierra de la Pena. Quoiqu'un peu plus long que le chemin direct, il présente l'avantage d'offrir des points de vue extraordinaires sur la chaîne enneigée des Pyrénées.

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Sierra de la Pena

Le col n'est pas trop difficile et on l'atteint en 8 petits kilomètres. Il est dominé par la masse sombre du Pic Oroel.
Il y a en fait deux monastères à San Juan : celui qu'on rencontre en premier par le chemin que j'ai emprunté date du 17ème siècle et n'est pas d'un intérêt renversant. Un peu plus bas, une flèche indiquait le vieux monastère vers la gauche. Et ce fut là l'origine de la plus belle erreur de parcours depuis le départ de Belgique ! J'ignorais où se trouvait exactement le monastère et me voilà donc parti sur un petit chemin, au demeurant bien macadamisé. Au prix d'une terrible ascension, je me suis finalement retrouvé 250 mètres plus haut (en altitude, pas en distance!), face à l'entrée d'un relais TV. Le panorama y était superbe, mais ce n'était vraiment pas le but recherché !

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Église de St Juan de la Pena

Je suis alors redescendu pour trouver finalement le monastère au bord de la route que je n'aurais jamais dû quitter! Le site est fantastique. Les bâtiments ont été construits aux 11ème et 12ème siècle à l’abri d’une énorme roche en surplomb. L'église est paraît-il creusée dans la falaise. Je n'ai pas pu la visiter et le regrette bien. J'ai quand même pu entrevoir le cloître aux fines colonnes du haut d'un petit promontoire. L'ensemble mérite sans conteste le détour.

La descente sur une route en réfection était très dangereuse et il fallait l’aborder prudemment.
A Santa Cruz de la Seros, l'église romane est vraiment très belle avec un portail orné d'un chrismon qui rappelle celui de Jaca, sans toutefois l'égaler dans la finesse.

Je retrouvais ensuite la N 240 qui longe le rio Aragon et qui m'a permis de bien progresser avec le soutien d'un vent arrière des plus efficaces.
Il est impossible de se tromper : on est bien sur le chemin de Saint-Jacques; ce matin, j'ai vu un panneau "Santiago - 822 km", et depuis le Somport, tous les 5 kilomètres, je rencontre une plaque indiquant "Camino de Santiago, Itinerario cultural europeo". Les principales curiosités sont également bien renseignées. Le chemin de Saint-Jacques c'est une réalité touristique tangible pour les espagnols.

En longeant la retenue d'eau de Yesa, on rencontre des villages abandonnés comme Tiermas10, désertés par les habitants dont les terres les plus fertiles ont été englouties.
A Yesa, la route propose un détour quasi obligatoire vers le monastère San Salvador de Leyre. 4 kilomètres, dont les deux premiers à 10 %, conduisent à une des pures merveilles de l'art roman. Que citer en premier, de l'église ou de la crypte, celle-ci du roman le plus primitif, avec de larges chapiteaux aux sculptures élémentaires posées sur des colonnes hautes d'un mètre à peine, celle-là, plus élevée, où l'on ressent un véritable choc émotionnel devant tant de pureté. Les premiers rois d'Aragon y ont leur sépulture.
Leyre fut le théâtre du joli conte de St-Virila, un moine que le chant du rossignol ensorcela et qui en perdit la notion du temps. Lorsqu’il revint à lui, il constata que 300 ans s’étaient écoulés.

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Monastère de Leyre

Sanguësa est la ville-étape du jour. J'y admire ce que l'on considère comme un des plus beaux portails de l'art roman à Santa Maria del Real. Dans le foisonnement des sculptures ressortent surtout les colonnes-statues dont l'une notamment représente Judas pendu.
La ville s'enorgueillit de nombreuses autres églises et d'anciens palais. Je suis particulièrement sensible à l'église Santiago, où la statue du saint à qui je vais rendre visite est entourée de peintures représentant de pèlerins agenouillés.

Je fais toujours aussi peu de rencontres. Ce matin, j'ai croisé une dame d'âge bien mûr et lourdement chargée qui visiblement faisait elle aussi le chemin; de même, à Sanguësa, un couple de hollandais, mais je ne sais s'ils étaient à pied ou à vélo.

J'ai vu aussi quelques français, comme ce groupe de motards à San Juan de la Pena à qui j'ai proposé pour rire d'échanger Senoline contre un “gros cube”. S'ils avaient accepté l'échange, je ne sais qui aurait été le plus surpris! D'autres français encore, mais en voiture eux, s'intéressent à mon aventure. Le vélo, cela intrigue, cela rapproche et cela suscite le dialogue. 

 

Mardi 23 mai : Sangüesa - Logrono - 140 km

J'écrivais hier que je n'avais pas encore rencontré grand monde. Je ne perdais rien pour attendre ! Depuis la jonction des deux chemins à Puente la Reina, je rencontre des pèlerins à tous les détours du chemin. J'ai eu l'occasion de parler français, anglais, néerlandais, allemand et même luxembourgeois! Ce dernier, presque compatriote, était arrêté au bord de la route reposant ses pieds endoloris. C'était un médecin de 68 ans qui réalisait lui aussi le vieux rêve, l'heure de la retraite arrivée. Il m'a montré son road-book : un épais volume décrivant minutieusement l'itinéraire prévu pour chaque journée : il était parti de Saint-Jean-Pied-de-Port et comme je m'étonnais de ne plus voir les premières feuilles, il m'a avoué que chaque soir, à l'étape, il déchirait la feuille du jour "pour que le sac soit moins lourd à porter" ! Véridique !

J'ai vu aussi quelques cyclistes. Montées sur ces vélos hybrides qu'on appelle city-bikes, trois jeunes australiennes (et oui!) se sont montrées admiratives devant ma randonneuse et ont évoqué Eddy Merckx en voyant Sénoline. Je me suis empressé de les détromper mais cela m'a frappé d'entendre parler de notre champion par des jeunes venues des antipodes et qui n'étaient probablement pas encore nées lorsqu'Eddy a gagné son dernier Tour de France ! Quant à elles, qui étaient parties de Pampelune, je me demande si elles arriveront jamais au terme du voyage : deux d'entre elles n'avaient aucune expérience du vélo ! C'est presque de l'inconscience, me semble-t-il.

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Le vieux pont de Montréal

Mais ce sont surtout les marcheurs qui occupent le terrain; seuls, en couple comme ces Zurichois avec qui j'ai déjeuné et qui faisait le chemin depuis Arles, ou encore en petits groupes (j'en ai vu un qui était composé d'un allemand, d'un hollandais et d'un flamand, symbole de l'Europe), ils s'en vont, infatigables, abattant leurs 25 à 30 kilomètres quotidiens. Je suis vraiment admiratif devant ces gens qui sont partis pour un mois, deux mois ou plus. Cela ramène mon aventure à de plus justes proportions et incline à plus de modestie. Après tout, il entre dans mon voyage plus de joie et de plaisir que de souffrance. Les automobilistes croisés lors de visites me souhaitent bon courage alors que les piétons ne me disent que "bonne route", et ce sont eux qui ont raison.

L'étape d'aujourd'hui a été très riche en visites de monuments datant du vieux pèlerinage. Elle m'emmenait de Sanguësa à Logrono au travers de la Navarre. Le parcours était celui des montagnes russes et il a fallu utiliser toute la gamme des développements depuis le 50/14 jusqu'au 30/26. Avec l'appui d'un bon vent arrière, c'était fort agréable.
Après la mise en jambes constituée des cols d'Olaz et du Loiti, j'ai rejoint Puente la Reina en passant par Monreal où subsiste un vieux pont du Moyen-age.

La première visite importante était pour la chapelle octogonale d’Eunate, bâtie sur le modèle de l'église du Sépulchre à Jerusalem et qui n'a pas livré tous ses secrets. Elle est perdue dans les champs, à l'écart de toute localité et servait probablement de chapelle funéraire à l'usage des pèlerins morts sur le chemin. Elle est entourée d'un cloître aux colonnes d'une grande finesse.

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Chapelle d'Eunate

L'arrêt suivant était un des plus importants de tout le parcours : au confluent des deux chemins, celui de Roncevaux et celui du Somport, Puente la Reina a conservé un charme fou. Il y a bien sûr le pont au profil très pur, construit au 14ème siècle sur ordre de Dona Mayor et qui a donné son nom à la localité mais aussi l'église Santiago au magnifique portail et celle de la Crucifixion avec son poignant Christ en Y.
J'ai rencontré à Puente un membre namurois de la société des amis de Saint-Jacques et en ai profité pour me faire photographier devant la statue du pèlerin qui marque l'entrée de la localité et le confluent des deux chemins.

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Pont de Dona Mayor Puente la Reina

Sur la route de Logrono, les témoignages du pèlerinage abondent. On pourrait faire le détour par chaque village, y admirer des églises anciennes, des châteaux abandonnés comme celui de Villamayor, mais il faut bien progresser et réduire les visites.
Estella a été construite en fonction du pèlerinage11 : on y compte beaucoup d'églises, toutes aussi spectaculaires les unes que les autres. J'ai fait un arrêt devant celles du Sépulchre, de San Pedro de la Rua et de San Miguel. Le palais des rois de Navarre, sobre bâtiment roman, ne manque pas de retenir l'attention tout comme le vieux pont sur le fleuve Ega.
Los Arcos date aussi du Moyen-age et s'étend suivant un axe traditionnel est-ouest qui se termine par la porte de Navarre. On retrouve le même plan à Viana et dans bien d’autres cités disséminées le long du Camino.

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Vieux pont d'Estella

Il existe à Torres del Rio une église octogonale du 12ème siècle, bâtie suivant le même plan qu'Eunate et répondant sans doute aux mêmes fonctions de chapelle funéraire. Pour la visiter, il suffit de sonner à la porte de Gloria ; c'est une visite qu'il ne faut surtout pas manquer : la coupole aux éléments géométriques et à la décoration mozarabe est tout à fait superbe. De plus, Gloria estampille d’un beau tampon les feuilles de route en tous genres que ne manquent pas de lui tendre les pèlerins modernes.

J'ai terminé cette riche étape à Logrono au cœur du célèbre vignoble de la Rioja.
La cathédrale, curieux mélange de gothique et de baroque n'est peut-être pas inoubliable si on se limite à une rapide visite. J'ai eu droit, quant à moi, à la “totale” de la part du sacristain qui m'a pris en charge dès l'entrée pour ne me lâcher que 3/4 d'heure plus tard après m'avoir fait admirer toutes les richesses que compte l'édifice. Et il y en a, depuis ce petit tableau attribué à Michel-Ange jusqu'aux retables émouvants en passant par des statues et même un plafond peint que le bedeau, dans son enthousiasme, comparait à celui de la Sixtine ; je n'irai pas jusque là, ayant admiré l'original il y a trois mois à peine. Il n'empêche, voilà une visite inattendue : elle n'apportait certes pas autant d'émotion que les simples églises romanes vues jusqu'alors, mais on ne peut en sortir que bouche bée devant tant de richesses !

Je terminerai la journée de manière traditionnelle. Après avoir trompé ma faim en grignotant force tapas, je chercherai un restaurant qui accepte de me servir dès 21heures, ce qui est fort tôt pour les gens d'ici.

En rentrant à l'hôtel, j'ai fait une petite promenade dans les ruelles du vieux Logrono. Ce qui frappe, outre l'animation qui continue à régner12, c'est le grand nombre de cigognes qui ont colonisé les tours de la cathédrale et des autres églises. Les clochers sont illuminés et l'incessant ballet des grands migrateurs en devient féerique. 

 

Mercredi 24 mai : Logrono - Burgos - 138 km

La route de Logrono à Burgos présentait moins de curiosités liées au Camino, mais elle comptait deux étapes incontournables : San Domingo de la Calzada et bien évidemment Burgos.
J'avais décidé de faire l'impasse sur les petites cités qui jalonnent le chemin comme Navarete ou Najera. Elles ne manquent certainement pas d'intérêt, mais il faut bien choisir ...et avancer !

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Le coq et la poule de San Domingo

Le miracle du pendu-dépendu de San Domingo de la Calzada est bien connu. Un jeune colonais accompagnait ses parents à Compostelle. A l’auberge de San Domingo, la servante s’éprit du jeune homme, mais sans succès, le jouvanceau voulant rester pur jusqu’au terme du voyage. De dépit, elle l’accusa le lendemain d’avoir dérobé une coupe en argent qu’elle avait elle-même cachée dans ses bagages. Malgré ses dénégations, le jeune homme fut condamné à être pendu haut et court.
Les parents continuèrent malgré tout leur pèlerinage. A leur retour, ils rendirent visite au gibet et virent que leur fils était toujours vivant grâce, bien entendu, à l’intervention de Saint-Dominique.

Ils se rendirent alors auprès du juge de la ville pour obtenir que leur fils fût dépendu et leur fût rendu. L’homme de loi, incrédule, répondit que le malheureux était mort, autant que le coq et la poule qui se trouvaient dans sa casserole et qu’il s’apprêtait à manger. Au même moment, les volatiles s'envolèrent. Devant ce prodige, justice fut rendue, le jeune homme dépendu, la servante confondue et condamnée à sa place. 
Depuis, en souvenir, on conserve dans une cage à l'intérieur de la cathédrale un magnifique coq blanc. On dit qu'il y a également une poule, mais je ne l'ai pas vue. Sans doute était-elle partie faire ses courses ! Le coq en tout cas était bien vivant, lançant de vibrants cocoricos toutes les trois minutes !

Saint-Dominique est vénéré pour avoir construit le pont qui franchit l’Oja et un tronçon du Chemin de Saint-Jacques13, oeuvres considérées comme pieuses au Moyen-age et qui valurent à leur auteur une grande renommée et aux pèlerins l’occasion d’une nouvelle halte à effectuer.
La crypte renferme son tombeau simple et émouvant. Il est surmonté d’un imposant monument richement décoré auprès duquel les femmes de la localité viennent faire leurs dévotions quotidiennes.

Il ne faut pas manquer d'admirer le retable qui en temps ordinaire surplombe le grand autel : il est actuellement en cours de restauration et est de ce fait exposé en nombreuses pièces détachées dans le cloître qui jouxte la cathédrale. On y gagne peut-être au change parce qu'il est ainsi possible de voir l'oeuvre de plus près.

Burgos est évidement une grande étape qui mériterait davantage qu'une fin d'après-midi de visite.
J'ai dû faire l'impasse sur le Monastère de Las Huelgas et sur la Chartreuse de Miraflores.
J'ai par contre longuement visité la cathédrale, extraordinaire monument gothique où les artistes des 13ème, 14ème et 15ème siècles s'en sont donné à coeur-joie. La finesse de la sculpture est fantastique, de même que les trésors qui sont exposés dans les chapelles attenantes au cloître. Le Christ de Gil de Siloe notamment mérite la visite de même que des ornements liturgiques de grande valeur.

Burgos est la ville du Cid14 : on y a ramené son corps dans les années 1920, à l’aplomb exact de l'extraordinaire coupole de la cathédrale. On peut voir son acte de mariage ainsi que le coffre qu'il avait déposé en garantie pour obtenir le financement de ses campagnes militaires: censé contenir tout son or, il était en fait rempli de pierres !
J'ai aussi admiré l'église Saint-Nicolas, à l'extraordinaire retable de pierre, l'Arco Santa Maria, emblème de la ville et la Casa del Cordon, où Jean sans peur est mort d'un refroidissement (sic!) et où bien d'autres événements historiques se sont déroulés.


Voilà pour le tourisme ! Il y avait aussi du vélo. 
Mon parti-pris était de m'éloigner un temps de la N. 120 qui est peut-être, comme le répètent à l'envi de nombreuses pancartes, la route du Camino de Santiago mais qui est surtout celle des camions et du trafic.
J'ai donc fait une fructueuse incursion dans la Sierra de la Demanda après avoir traversé la Rioja en coup de vent : deux cols dans l'escarcelle (l'Alto de la Pradilla et le Puerto del Matorro), ainsi que de somptueux paysages. L'ensemble est classé en réserve naturelle et on y rencontre peu de circulation.

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Sierra de la Demanda           Alto de la Pradilla

Toute médaille ayant son revers, j'ai eu droit en même temps et pour le même prix à 30 kilomètres d'une route dans un état épouvantable. Dans la descente du Pradilla, j'ai même dû rouler au ralenti, de peur de casser quelque chose.
Évidemment, cela laisse des traces, et ce qui devait arriver arriva : un rayon cassé et 5 kilomètres plus loin une crevaison ont rompu la belle tranquillité qui était de mise depuis le départ de Belgique. J'ai même eu la tentation, un moment donné, de rejoindre au plus court la N 120.

A San Millan, je retrouvais de toute manière cette chère N 120 que je n'aurais jamais dû quitter, avec son accotement rythmé tous les 20 mètres d'un "oeil-de-chat" piqué dans la route et qu'il vaut mieux éviter, mais aussi ses délicieuses odeurs de gaz d'échappement, ses coups de vent au passage de chaque camion et son bruit incessant! Ah, qui dira le charme des nationales où l'on peut sans crainte rouler le nez dans le guidon, uniquement préoccupé de la moyenne à respecter! Comme le dit si bien Jean Yanne, je hais les départementales, et je jure la fois prochaine de ne plus prendre de routes comportant moins de quatre bandes de circulation !
Cela fait du bien de se vider le cœur !

Les trente derniers kilomètres m'ont donné un avant-goût de ce qui m'attend demain : la Castille est un plateau, tous les manuels de géographie vous le diront. Mais plateau à ce point, cela en devient indécent : de longues, longues lignes droites, plates comme la main et où le vent prend un malin plaisir à développer son souffle, c'est ce qu'on fait de mieux à vélo, n'est-ce pas ?

 

Jeudi 25 mai : Burgos - Leon - 205 km

Je ne dois pas beaucoup réviser l'opinion que j'avais hier de la Castille. Si, c'est pire encore !
Je serais tenté de résumer la randonnée d'aujourd'hui par "Circulez, il n'y a rien à voir", mais ce serait quand même nettement exagéré.
En effet, les témoignages du pèlerinage ne manquent pas, mais ils n'ont pas l'aura de Puente la Reina ni de Santo Domingo de la Calzada.

Les villages sont espacés sur le plateau, groupés autour de leur vieille église presque toujours surmontée d'un nid de cigognes et j'aurais probablement dû prendre le temps d'en visiter certaines plus à l'aise.
Mais voilà, je me suis rendu compte tout de suite que j'avançais fort bien et qu'il s'indiquait peut-être d'allonger un peu l'étape pour faire de Leon le point de chute de la journée. 
Je dois bien avouer que j'ai été frustré de ne pas profiter davantage des beautés architecturales de Burgos (le monastère de Las Huelgas par exemple n'ouvrait qu'à 10h30 et c'était un peu tard pour commencer la journée) et je ne voulais pas manquer celles de Leon.

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Cathédrale de Burgos

A midi, je pouvais déjà pique-niquer à Carrion de Los Condes qui compte les ruines d'un monastère ainsi que de belles églises, toutes fermées malheureusement. La ville est célèbre pour ses comtes qui épousèrent les filles du Cid pour leur dot et les abandonnèrent aussitôt : la vengeance du beau-père fut paraît-il terrible. On ne badine pas avec l'honneur dans la fière Castille !
Sahagun, où je voulais primitivement faire étape, ne m'a vraiment pas inspiré. J'y suis passé à l'heure de la sieste et il n'y avait pas un chat dans les rues de cette "riante"cité.

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Le pèlerin de Sahagun

Tout allait donc pour le mieux. Je progressais vite et bien quand tout à coup le vent s'est levé.
Je venais d'achever mon pain-fromage quotidien et il me restait 110 kilomètres à faire. Je l'ai écrit hier, quand le vent se lève sur la Castille, il a l'occasion de faire des dégâts.
C'était un bon vent de face, solide et âpre. Je comprends mieux maintenant le caractère fier et orgueilleux qu’on prête aux habitants du pays confrontés à des conditions climatiques toujours difficiles avec des hivers rigoureux et des été brûlants15. Je me demande ce qu'ils ont fait au bon Dieu pour mériter de vivre dans un pays pareil! Même les oiseaux y volent au ras du sol !

C'est ainsi qu'il a fallu souquer ferme pour arriver à bon port et j'ai parfois eu la tentation de m'arrêter avant Leon, dans un de ces rares "Hostal" disséminés le long de la route. Mais que faire dans des endroits pareils? Attendre le lendemain dans sa chambre ?
J'ai donc puisé dans les réserves pour rejoindre Leon au terme de 205 kilomètres et je ne le regrette pas. Cela me laisse moins de 350 kilomètres à faire en trois jours et surtout la possibilité de visiter la ville à mon aise demain matin. Le peu que j'en ai vu laisse bien augurer de la suite.

Mais Dieu, que cette Castille était pénible à traverser ! Je plains davantage encore les marcheurs qui doivent subir plusieurs jours durant ces vastes plateaux aux horizons sans arbre où même les cours d'eau ne savent où aller. Ils n'ont pas la ressource, eux, de la traverser au galop !

 

Vendredi 26 mai : Leon - Ponferrada - 110 km

La folle chevauchée d'hier a tout de même laissé des traces. J'ai eu les jambes un peu lourdes toute la journée et de plus, au long des 200 kilomètres, le soleil a eu l'occasion d'aggraver les dommages des jours précédents. Ses brûlures m'ont presque empêché de dormir.
Ceci dit, je ne regrette pas mon choix. Voir la cathédrale de Leon illuminée avec une cigogne perchée sur chaque flèche de pierre (et il y en a beaucoup), est un spectacle inoubliable. Nul doute que si les bâtisseurs du Moyen-age avaient l'occasion de voir à quel point les jeux de lumière embellissent encore leur oeuvre, ils en resteraient médusés.

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Cathédrale de Leon

J'ai consacré la matinée, comme prévu, à une visite des principaux monuments de la ville. Burgos vaut le déplacement, mais Leon semble la surpasser. Tous les styles y sont représentés, depuis le roman le plus pur au Panthéon royal, en passant par la forme la plus légère et aérée du gothique de la cathédrale jusqu'à l'élégance de la Renaissance au Monastère San Marcos. Et encore n'ai-je pas vu pour cause de restauration la Casa de Botines due à Gaudi, célèbre et génial architecte qui oeuvra au tournant du 20ème siècle.

Les vitraux de la cathédrale sont célèbres. On dirait presque qu'ils forment les murs à eux seuls, tellement ils couvrent de surface16. L'église abrite encore d'autres jolies oeuvres comme l'ensemble monumental des stalles aux fines sculptures.

La basilique San Isidoro est surtout célèbre pour le cloître et le Panthéon royal construits au 11ème siècle. Dans cette salle romane, aux chapiteaux peu élevés et au plafond peint au siècle suivant, sont enterrés 23 rois, reines et infants du royaume de Léon. La qualité des peintures est exceptionnelle et on a parlé à leur sujet de Sixtine de l'art roman. Le ou les artistes qui ont oeuvré ici ont recouvert les voûtes de scènes inspirées des évangiles ou de la vie quotidienne : c'est ainsi qu'un arc, par exemple, décrit pour chaque mois de l'année l'activité agricole qui le caractérise. La basilique abrite également une riche bibliothèque et un musée d'art religieux où sont exposés des reliquaires et autres objets de toute beauté.

Un peu en-dehors de l'enceinte médiévale bien conservée, l'ancien monastère Saint-Marc édifié au 15ème siècle par Ferdinand d’Aragon sur l’emplacement de la maison mère des Chevaliers de Saint-Jacques abrite aujourd'hui un musée et un hôtel de luxe. Il laisse admirer sa belle et longue façade. L'église qui le borde sur la droite est recouverte de coquilles Saint-Jacques. 

En fin de matinée, j'ai repris la route pour rejoindre Ponferrada. Itinéraire aux deux visages, avec jusqu'Astorga un restant de Castille, mais ensuite une merveilleuse incursion dans les Montes de Leon.

Astorga possède une belle église église gothique à laquelle on a ajouté une façade baroque (évidemment, elle était fermée). La ville a compté au Moyen-age jusqu'à 22 hôpitaux pour pèlerins dont il ne subsiste qu'un seul.
Le palais épiscopal est dû à Gaudi dans le style néo-gothique qui lui est si particulier.

J'ai eu l'occasion de rencontrer quelques cyclistes à Astorga et notamment deux australiennes (le pèlerinage semble avoir du succès aux antipodes) ainsi que quatre jeunes anglais juchés sur des mountain-bikes; ils m'ont raconté qu'il suivaient le chemin des marcheurs mais que c'était très difficile à certains moments, tellement il est en mauvais état.
Aucun de ces cyclistes ne fait en général des distances comparables aux miennes : ils se limitent à 50 ou 80 kilomètres quotidiens, ce qui permet de faire plus de visites que je n'en ai fait. Mais, comme le traduisait une française à son mari américain lui demandant pourquoi je faisais ça en 15 jours seulement : "He has no more vacation !"

Les cyclos que je rencontre sont souvent beaucoup plus chargés que moi. Ainsi cette mammy britannique lourdement lestée et qui faisait le chemin pour la troisième fois avec son mari m'expliquait qu'elle ne pouvait se passer de sa cup of tea et qu'elle avait donc emmené tout dans ses bagages pour la préparer elle-même!
De manière générale, je fais peu de rencontres en route : quelques cyclos que je dépasse ou des marcheurs que je croise lors des arrêts où les chemins se rejoignent : j'ai toujours autant d'admiration pour eux.

Après Astorga, j'ai vécu 60 parmi les plus beaux kilomètres parcourus jusqu'ici.
La route s'élève d’abord pendant une trentaine de kilomètres dans un décor sauvage, fait de landes broussailleuses, jusqu'à atteindre Foncebadon et le Collado de las Enerucijadas. Cela ne monte pas fort, mais longtemps. De temps à autre, on traverse un village assoupi comme Rabanal del Camino ou carrément abandonné comme Manjarin.

Foncebadon a été le théâtre d’un gag amusant : le village est célèbre pour la “Cruz de Fierro” où les pèlerins déposent une pierre qu'ils ont apportée de leur lointain pays. Quand je suis arrivé à la sortie du village et que j'ai vu une croix de fer fichée dans un monticule de pierres, j'ai déposé la mienne précautionneusement et ai pris la photo-souvenir. 

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Panorama à Foncebadon

Avant ce voyage, j'avais vu des photos de cette croix, et dans ma mémoire, elle était beaucoup plus grande que celle où je m'arrêtais à présent ; mais bon, c'était la sortie du village et c'était une croix de fer, alors, pourquoi se poser des questions ?

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La fausse croix de Foncebadon

Je me remets donc en route et après un kilomètre de rude montée, j'aperçois dans le lointain la vraie croix se profilant sur l'horizon. Me rendant compte de mon erreur, je redescends illico à Foncebadon pour récupérer le précieux caillou et faire comme chacun à cet endroit, c’est-à-dire ajouter ma petite pierre à celle des autres, chargée de souvenirs et de symboles. Il y a maintenant, mais ce n'est sûrement pas le premier, un petit morceau de Gaume dans ce lointain coin d'Espagne.

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La croix de fer de Foncebadon

Après ces émotions, il ne me restait plus qu'à me laisser glisser jusqu'à Ponferrada dans le décor superbe de la vallée du Silencio. Les villages sortent tout droit d’une autre époque, comme Acebo où je croise un attelage de bœufs. Au bas de la vieille rue qui traverse le village, je m’arrête un instant auprès du monument au pèlerin cycliste.

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En mémoire du cycliste pèlerin

S'il n'y avait les imposantes ruines du château des Templiers, posé en sentinelle au-dessus de l'ancien pont de fer qui a donné son nom à la localité, on aurait probablement pas envie de s' arrêter à Ponferrada, terme de mon parcours quotidien.

J'approche maintenant du but. Encore deux petites étapes et je serai arrivé.
Je ne sais pas pourquoi, mais ce soir, j'ai comme un coup de blues. Ce n'est pourtant pas le moment de flancher !

 

Samedi 27 mai : Ponferrada - Portomarin - 135 km

Quelle superbe étape que celle-ci, une des plus belles sans doute depuis le départ !
Il y eut tout d'abord une tranquille mise en jambes de 25 kilomètres pour arriver à Villafranca, en traversant le Bierzo. La ville possède un château massif ainsi que de belles églises. La plus émouvante de celles-ci est dédiée à Saint-Jacques à l'entrée de la localité. Pour les pèlerins malades, c'était le terme accepté de leur voyage : on considérait, s'ils étaient arrivés jusque là qu'ils avaient rempli leur “contrat”.
 
Il faut savoir qu’au Moyen-age le pèlerinage n’était pas toujours motivé par des considérations religieuses. Certaines personnes par exemple étaient condamnées par la justice civile à faire un pèlerinage à Saint-Jacques, à Rome ou dans d’autres sanctuaires. De nombreux auteurs attestent également le fait que des “mercenaires” faisaient le voyage pour compte d’autrui, moyennant espèces sonnantes et trébuchantes. On comprend dans ces conditions que tout le monde ne voulait pas nécessairement aller jusqu’au bout du chemin et que tout “rabiot” était bon à prendre.
Pour ma part, comme je suis toujours en bonne forme, je vais continuer mon chemin.

En face de l'église, un original a "construit" quelques baraquements où il assure l'accueil des pèlerins : la vente de boissons, de repas ou de souvenirs assure sa subsistance. Il a beaucoup voyagé à vélo et notamment fait le pèlerinage de Rome dont il me raconte l’itinéraire. Il estampille mon livre de route d'un fort beau cachet et y ajoute "Que todo sea luz en Cristo".

La route se poursuivait ensuite par la vallée encaissée du Rio Valcarce pour se raidir un peu à partir d'Ambasmestas et rejoindre le col de Pedrafita (1109 m). L'ascension est assez facile et je ne pourrais mieux la comparer qu'à celle du Lautaret en venant de Briançon, la longueur et l'altitude en moins. Comme son grand frère des Alpes, le Pedrafita permet, si on quitte la N-6 qui y conduit, de rejoindre un autre col, à savoir le Puerto El Poyo auquel l'Alto de Cebreiro (1300m) et l'Alto San Roque (1270 m) servent de marchepieds.

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Col de Pedrafita del Cebreiro

Cebreiro est un des plus beaux villages du Camino. J'y ai vu une des plus anciennes églises de tout le voyage. On y vénère les reliques du miracle des saintes espèces qui eut lieu vers l'an 1300. 
On peut également voir à Cebreiro des maisons recouvertes de chaume17 qui seraient parait-il une survivance des huttes celtiques.

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Cebreiro

Au col Alto de San Roque, on a édifié une statue très expressive de pèlerin marchant contre le vent en tenant son chapeau. Et effectivement, quand j'y suis passé, Éole soufflait avec force.
On atteint de là sans grande peine le Puerto El Poyo qui constituait la dernière grande difficulté du parcours pour les pèlerins du Moyen-age. Il est juste de dire que dans ce sens, il est beaucoup plus facile que si on l'abordait au départ de Triacastella où l'ascension compte une dizaine de kilomètres à 7 % constants.
C'est dire si la descente fut grisante, sur un ruban d'asphalte tout neuf. Ici aussi, le vent était présent, soufflant en rafales violentes.

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Alto de San Roque

J'avais prévu de m'arrêter à Sarria, mais afin de réduire la dernière étape au minimum, je décide de poursuivre jusque Portomarin. Je crois que si j'avais su ce qui m'attendait, je n'aurais peut-être pas été aussi entreprenant. Les 25 kilomètres qui séparent Sarria de Portomarin sont en effet une succession de longues et dures côtes dont aucune n'est signalée par des chevrons sur la carte Michelin alors pourtant qu'elles le mériteraient bien.
La plongée vers la retenue d'eau de Belesar est grisante. C'est ce barrage qui a englouti le vieux village de Portomarin. On a fort heureusement eu l'idée de reconstruire au centre du nouveau village la vieille église fortifiée par les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. De style roman, elle frappe par sa forme rectangulaire et son apparence massive.

Me voici donc arrivé à l'ultime étape, celle qui doit m'amener, au terme d'une centaine de kilomètres, au bout du voyage. J'ai peine à imaginer l'émotion qui certainement m'étreindra lorsque j'arriverai en vue de Santiago, que j'apercevrai les tours de la cathédrale se découpant dans le lointain puis que je me retrouverai devant le portail de la Gloire de Maître Mateo où depuis longtemps je rêvais de venir.

Je suis bien étonné, après plus de 2000 kilomètres, de voir comme les choses étaient finalement plus faciles que je ne l'avais imaginé. Certes, je sens bien que la fatigue commence tout doucement à se ressentir et que de jour en jour, je récupère un peu moins bien. On ne fait pas impunément des étapes aussi longues pendant 15 jours. Mais tout de même, je suis encore fort loin de l'épuisement. Je suis heureux de constater aussi que j'ai eu peu d'incidents mécaniques (un rayon cassé et une crevaison). Sans doute, tous les saints que j'ai invoqués au début de mon voyage y sont-ils pour quelque chose! St-Jacques, ce bon St-Roch, St-Christophe et aussi cet ineffable St-Médard qui n'a disjoncté que pendant deux jours m'auront été d'un profond secours! Grâces leur soient rendues !
Et maintenant, en route pour la dernière étape.

 

Dimanche 28 mai : Portomarin - Santiago de Compostela - 104 km

Pourquoi cette étape fut-elle si difficile?
J'avais choisi délibérément de m'écarter de la route traditionnelle des pèlerins afin d'éviter la grand-route certes, mais aussi pour traverser les derniers kilomètres de la Galice sur des petits chemins et faire un dernier col, le puerto El Marco.
Je voulais aussi que les retrouvailles avec ma famille ne se fassent pas ailleurs qu'à Saint-Jacques même : je devais donc éviter l'itinéraire qu'ils allaient emprunter !
La sortie de Portomarin, avec ses dix kilomètres de côtes incessantes, m'a fait hésiter. N'était-il pas plus sage finalement, d'emprunter quand même la N-547, où les difficultés du relief sont peut-être adoucies par le tracé de la route ?

Je dois le dire, j'ai beaucoup souffert au long de ces cent derniers kilomètres, mais la difficulté du parcours n'était pas seule en cause. C'était simplement l'ultime étape, celle qui permet dans un dernier effort d'atteindre le but qu'on s'est fixé et dont on a rêvé depuis des années.
Je pense qu'il faudrait la programmer la plus courte possible et la faire tranquillement en goûtant la joie des derniers kilomètres, en s'arrêtant à la vue de la ville et d'y rester longtemps à rêver avant d'y pénétrer. 

Le Puerto El Marco ne m'a pas procuré le plaisir traditionnel que donne le passage d'un col : il est banal et sans intérêt. De plus, j'ai rencontré dans la descente quatre kilomètres de travaux et donc de route en caillasse.
Dans la finale, les délicieuses odeurs de pins, de bruyères et de genêts avec de belles vues sur le Pico Sacro m'ont un peu réconcilié avec la randonnée cyclo.

Mais l'esprit était ailleurs, au bout du chemin, et quand j'ai vu la ville dans le lointain, les larmes me sont montées aux yeux.
Je pensais arriver en deux tours de pédales devant la cathédrale mais il fallait encore pour cela se retrouver dans le dédale des vieilles ruelles de la cité. Je commençais à devenir nerveux lorsqu'à 15h20, j'ai débouché, incrédule, sur la place de l'Obradoiro. Mon beau-frère était au centre de la place. Quand il m'a dit que ma femme me cherchait un peu plus loin, j'ai continué, jetant à peine un regard sur la cathédrale, pour la retrouver en face du palais de la Fonseca, tomber dans ses bras et l'embrasser longuement.

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L'arrivée à Santiago

Nous sommes ensuite montés tout doucement aux marches de la cathédrale. Ma sœur Jacqueline sortait de l'église. Elle fêtait ses soixantes ans chez son saint patron et était très émue de me retrouver : elle a été gravement malade l'an dernier et connaît une des raisons pour lesquelles j'ai entrepris ce voyage.
Il m'a fallu tout un temps pour me remettre de mes émotions : j'avais les jambes littéralement coupées et je ne pense pas que j'aurais pu faire encore cinq kilomètres tant la décompression fut forte.
J'ai ensuite sacrifié aux rites habituels : poser mon front sur la colonne du portail de la Gloire en mettant mes doigts dans l'empreinte marquée dans la pierre par des centaines et des centaines de milliers d'autres doigts, monter derrière l'autel pour embrasser le reliquaire d'or et de pierres précieuses et passer enfin dans la crypte où on prétend que reposent les restes de l'apôtre. On a beau se dire mécréant, le vieux fond d'éducation chrétienne vous rattrape au tournant en certaines occasions !
Autre rite, l'achat des souvenirs et cartes postales à envoyer à tous les amis et connaissances. On dépense facilement les dernières pesetas quand on est arrivé au terme du voyage et les marchands du temple modernes l'ont bien compris qui proposent dès la sortie de la cathédrale statues, médailles et souvenirs en tous genres.

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L'entrée dans la cathédrale

Deux heures plus tard, alors que nous nous remettions de nos émotions à une terrasse ensoleillée, nous avons vu arriver Pierre Gischer, un ami cyclo affilié au RVCG Virton. Il était parti deux jours avant moi et était ici depuis vendredi, attendant l'avion qui le ramènera au pays demain. Il a connu des circonstances de route bien plus difficiles que les miennes, avec beaucoup de pluie et même de la neige du côté de Vézelay. Sans doute avait-il oublié de demander le secours de Saint-Médard !

Santiago était en fête ce 28 mai. Des podiums étaient installés dans les rues et sur les places. Il régnait une atmosphère de liesse et j'imagine bien ce que devait être la ville au Moyen-age, animée par les pèlerins accourus de toute l'Europe, creuset de la civilisation occidentale et cité de rapprochement des peuples.

Fernand YASSE  N°3680

 

[1] Dans la théologie catholique, les limbes désignent le séjour des âmes des justes avant la Rédemption et des enfants morts sans baptême. Pour Saint-Augustin, il n’y avait pas de vie éternelle sans baptême, théorie qui a perduré au cours des siècles mais qui n’est plus reprise avec autant de rigueur par l’église actuelle.
[2] On cite un cas où les prières ont duré trois semaines avant d’obtenir un résultat !
[3] Il existe de tels “sanctuaires à répit” dans toute l’Ardenne. Un des plus célèbres avec Avioth est celui de Marche-en-Famenne avec le site du Monument.
[4] L’exemple d’Avioth est révélateur : sur 125 cas de répits attestés aux 17ème et 18ème siècles, le prêtre de la paroisse n’a baptisé que 20 fois
[5] A propos de Vézelay, J. Secret a écrit qu’elle était l’alpha d’une route dont Compostelle est l’oméga
[6] Claudel a écrit : “cette France, soulevée de tous les horizons, a l’air d’affleurer vers la colline de Vézelay”
[7] Présentateur de la météo sur TF1
[8] Notons toutefois qu’au Moyen-Age, c’est pour vénérer Saint-Martial que les pèlerins s’arrêtaient à Limoges dans l’abbaye aujourd'hui disparue
[9] Livre V du Codex Calixtinus
[10] mentionné dans le Guide d’Aymeric Picaud avec une allusion à l’établissement thermal de l’époque romaine
[11] le nom même de la localité fait référence à Santiago et à son “champ d’étoiles”
[12] A 22 heures, des ouvriers étaient toujours occupés à la réfection des rues entourant la cathédrale
[13] d’où le nom de San Domingo de la Calzada (de la chaussée)
[14] Le Cid de Burgos est le personnage historique qui a inspiré Corneille pour sa fameuse tragédie
[15] En Castille, il y a 9 mois d’hiver et 3 mois d’enfer !
[16] Au point de compromettre la stabilité de l’édifice
[17] qu’on appelle “Pallozas”