De Briançon à l’Izoard, puis Saint-Véran

Samedi 5 août,

Fin de notre séjour au Grand-Bornand. Ce week-end est certainement le plus
chargé sur les routes de France. Bison-Futé voit noir et nous, nous voyons la vie en rose, une vraie vie de retraités. Plutôt que rejoindre Valence, l’A9 et la vallée du Rhône, c’est vers les Hautes-Alpes que nous nous dirigeons ce samedi matin avec pour premier objectif Briançon au pied de l’Izoard.

Demain dimanche, la circulation sera plus fluide alors, profitons de cette journée en musardant par les routes buissonnières.

Pour l’instant, nous parcourons le Val Sulens, via Saint-Féreol, comme un au revoir à cette route que j’ai sillonnée tant de fois cet été.

Après Albertville, le GPS prend le pouvoir. L’arrivée est prévue à Briançon vers 10 h 40. Ce sera un peu tard pour attaquer le col de l’Izoard,
mais c’est jouable avec la possibilité de se restaurer
au refuge Napoléon, quasiment au sommet du col.

 

L’église de Serraval dans le Val Sulens

Bonjour l’Italie, bonjour Bardonecchia. On pourra dire, sans mentir, en rentrant de vacances, nous avons fait un crochet en Italie. Ça fait chic ! Cela aura duré vingt minutes à peine, le temps de constater que les Alpes se prolongent bien, au-delà de nos frontières. Et sitôt la sortie de la ville, la route attaque le col de l’Echelle qui nous ramène en France. Il n’y a plus de frontière, mais l’état de la route est suffisamment explicite pour nous repérer. Route étroite, cahoteuse, en attente de subventions et puis, d’un coup, un beau revêtement, un marquage au sol, une route plus large. C’est la France qui nous déroule le tapis rouge. Même la végétation s’est mise au diapason.

Après le versant transalpin plutôt aride, la route se coule à travers un bois bien fourni investi par des pique-niqueurs. Il est maintenant midi et si nos plans sont contrariés, l’imprévu a tout de même du bon puisque nous voilà dans la vallée de la Clarée. Cette vallée, j’y pense depuis des années, depuis février 1980 exactement. Pourquoi tant de précision ? Grâce aux BPF là
encore.

À cette occasion, j’avais gravi le col de Vars à vélo, sous le soleil, dans un paysage d’une pureté cristalline et j’avais pointé le BPF de ce col. Où est le rapport avec la vallée de la Clarée ? J’y viens. Je me souviens d’avoir lu, ou plutôt dévoré, l’un des premiers livres qui ouvrait une nouvelle fenêtre en littérature, celle du roman de terroir. C’était « La soupe aux herbes sauvages » d’Emilie Carles. J’ai toujours en mémoire ces moments que j’ai passés, au soleil d’une chambre lambrissée, aux odeurs de bois, derrière une fenêtre donnant sur les montagnes enneigées. Le soleil du matin sur la neige, la chaleur, la douceur d’un gîte montagnard et le témoignage d’Emilie Carles, porte drapeau d’un combat pour la défense de la vallée de la Clarée, elle institutrice de montagne retraitée et moi jeune instituteur alors. Ça ne s’oublie pas.

Nous y voici. Au pied du col, nous tournons à droite vers la haute vallée de la Clarée, nous éloignant de Briançon. Vu l’heure, il est trop tard pour rouler avant le repas, alors à être là, autant visiter et profiter du lieu. Nous parvenons au bout de la vallée où la route cesse pour les automobilistes. La suite appartient aux randonneurs et à la vue du parking complet, ils sont nombreux à s’être élancés sur les sentiers.

À Névache nous trouvons notre bonheur dans un pré, au bord de la Clarée qui coule à cinq mètres de nous. L’auberge est de l’autre côté de la route et la serveuse porte nos assiettes dans ce décor bucolique, les pieds dans l’herbe, le fond de la vallée se perdant au loin, les montagnes aux pentes abruptes et caillouteuses sur un côté, le torrent près de nous, offrant cette fraîcheur bienfaisante accompagnée par un vent bienvenu lui aussi. À cet instant, samedi midi, nous pensons à la vallée du Rhône certainement bloquée par une température proche de 40 °C. Nous sommes si bien ici dans ce bout du monde ! Pour ce qui est de la chaleur, je la redoute au vu de ce qui m’attend. Et je le vérifie bientôt quand, ayant repris notre route vers Briançon, le thermomètre grimpe inéluctablement à mesure que la route redescend. À Val-des-Prés on frôle les 38°C puis à Briançon les 40 °C sont atteints.

Briançon, vu des premières pentes de l’Isoard

Le col d’Izoard débute dès la sortie de la ville. Et dès les premiers tours de roue la sanction tombe. J’aurais dû dire enfourner mon vélo plutôt qu’enfourcher, tant la chaleur est étouffante, comme dans un four. Seul point positif, le vent est favorable. Je le regrette pour une fois, car les rares instants où il me fait face, je sens un semblant de fraîcheur qui me ravigote un peu. Mais ça ne dure pas. Je
joue avec mon compteur, j’affiche le kilométrage, le dénivelé. J’hésite à afficher la
température, j’ai trop peur de perdre définitivement le moral. Et pourtant j’y viens. 39 °C, puis par dixième ça continue à monter. Moi aussi, et la pente n’est pas très conciliante. C’est décidé, à 40 °C j’arrête. À 41 °C je me dis que je suis fou, 64 ans le mois dernier, ce n’est pas prudent, je ne suis plus très jeune. À 41,2 °C, je bascule mon compteur sur l’heure, Inutile de continuer à regarder cette température affichée, ça me démoralise. Je me rends bien compte que la chaleur est difficilement supportable. Mon bidon d’eau, le pauvre, est comme moi, encore tempéré il y a un quart d’heure, c’est maintenant un vrai bouillon, une tisane insipide. Soudain, oh miracle, de l’ombre ! Ce n’est pas qu’il fasse bon tout d’un coup, on dira que c’est juste un peu mieux, ne plus sentir le soleil qui brûle la peau, perdre deux ou trois degrés, c’est déjà le début du bonheur. De plus la pente semble s’adoucir. Les kilomètres défilent, au ralenti bien sûr, mais chaque kilomètre retranché du total, c’est l’espoir qui augmente, même si le corps faiblit.

Passé Cervières j’ai enfin trouvé mon rythme de croisière qui oscille entre 10 et 12 km/h. Un peu d’ombre et quelques lacets qui rompent la monotonie de l’ascension, offrent des portions où le vent vient en alternance pousser le cycliste ou le rafraîchir. L’automatisme s’installe. Le sommet se devine au loin. Les 2000 mètres d’altitude sont maintenant dépassés. Les derniers lacets semblent plus serrés et la pente plus rude. Qu’importe, voilà le refuge Napoléon. Je m’y arrête pour apprécier déjà le vent des cimes.

Renseignement pris, il y a une boutique de souvenirs au sommet du col, c’est donc là que je validerai mon BPF. Le dernier kilomètre est un vrai plaisir, celui d’avoir gagné la partie, de toucher au but, de concrétiser un projet longtemps entrevu.

Dans le dernier kilomètre du Col de l’Isoard – 2360 mètres

C’est fait, c’est dans la poche. Maintenant, apprécions. La vue est magnifique sur les deux versants du col. Sur la gauche est érigée une stèle datée de 1934, rappelant au touriste de passage que cette splendide route des Alpes est le fruit du travail des hommes et que ces cols où nous suons pour notre seul loisir, d’autres y ont sué pour gagner leur pain. Le panorama est exceptionnel avec ces pans de montagnes pelées, sans aspérités, couverts d’une sorte de sable, plongeant vers la vallée en une course rectiligne et pentue, comme si tout allait
glisser vers le fond. Des pentes pour funambules uniquement avec quelquefois un arbre souffreteux qui s’accroche ou bien des roches pointant vers le ciel leur rigidité qui semble se jouer de l’érosion. Et le plus beau est à venir.

Dès le début de la descente, le site de la Casse Déserte apparaît, un paysage minéral où l’érosion a tout laminé sur son passage formant des éboulis vertigineux sous le regard hautain d’une forêt éparse de pics déchiquetés.
Sur ces pentes se sont inscrites quelques unes des plus belles pages du Tour de France. Une stèle à la mémoire du campionissimo Fausto Coppi et du champion Louison Bobet le rappelle au passant.

La descente vers Brunissard puis Arvieux est comme un zoom avant vers le fond de la vallée. C’est aussi un moment de récupération et de vitesse qui apaise la sensation de chaleur.

Mais déjà un embranchement siffle la fin de la récréation. Voici la vallée du Guil que je remonte avant de tourner à droite en direction de Saint-Véran. Au passage, Château-Queyras nous gratifie d’une jolie vue sur son château médiéval où Vauban a sévi là encore.

Chateau-Queyras

Je sais que St-Véran est la commune la plus élevée d’Europe à plus de 2000 mètres d’altitude. J’ai vite fait le calcul, de 2360 mètres à l’Izoard et après 15 kilomètres de descente, je dois me trouver aux environs de 1000 mètres d’altitude, donc il me reste dans les 1000 mètres de dénivelé à escalader à nouveau.

Vu l’état de fraîcheur du bonhomme, je vais effectuer ma montée du Golgotha, mon chemin de croix en somme, mais librement consenti. Plus tard, les souvenirs embelliront l’épisode. Il faut bien se trouver des motivations quand le soleil tape sur le dos, quand les jambes écrasent les pédales et que la route défile au ralenti, quand chaque virage derrière lequel vous placez votre espoir ne fait que surenchérir dans la difficulté.

Alors que dire du Queyras ? Je ne peux pas en faire les louanges, mon jugement serait trop subjectif. Malgré tout je parlerai d’une beauté que je qualifierai d’austère, d’aride, de minérale. Le soleil m’influence c’est sûr, mais il faut comprendre d’où je viens, du Grand-Bornand, Haute-Savoie, aux vallées larges et verdoyantes, aux montagnes accessibles et boisées, aux routes sympathiques que je côtoyais le matin. Or il est bientôt 17 heures et cela fait presque 4 heures que je suis sur l’asphalte, comme sur un gril. Je ne dirai pas que je sue, en réalité je coule l’eau, la sueur faisant des petits ruisseaux sur mes tibias. Mes jambes brillent d’un rouge cuivré, comme après une ondée. Au point où j’en suis, j’y arriverai, je vais avancer, comme le pigeon sous la pluie, imperturbable aux éléments extérieurs. Avancer, arriver là-haut, à ce village dont j’aperçois enfin les maisons perchées au-dessus du vide.

Et les deux derniers kilomètres sont les plus durs, pas seulement à cause de l’état de délabrement du cycliste, mais réellement plus pentus.

Dans une rue de Saint-Véran


Saint-Véran, un des plus beaux villages de France, une appellation distillée au comptegouttes, généralement justifiée, mais une appellation qui appelle … les touristes. Et comme souvent la foule motorisée est contenue à l’extérieur de la cité, moyennant une taxe de stationnement. Parking 1, 2, 3…

Nous sommes maintenant préoccupés par notre hébergement de la soirée. Nous montons une première rue jusqu’aux Chalets du Villard, où nous trouvons un hôtel bien dans le style montagnard, bois et pierres, fondu dans le paysage et que rien ne signale à l’attention. L’intérieur nous donne envie, dormir et manger ici ce soir seraient le point d’orgue de nos vacances.

Trois fois hélas, l’hôtel est complet. Le cadre était bien et le patron aussi. Il a passé
un bon quart d’heure au téléphone pour prospecter chez ses collègues des environs avant de nous trouver un point de chute à Abriès, dans la vallée. De plus il m’a accordé le fameux tampon dans l’une des six cases de mon carton BPF des Hautes-Alpes. Ça valait bien une consommation, calé dans un bon fauteuil. C’est là où on s’aperçoit que certaines bières ont un goût supérieur aux autres. La première gorgée de bière de Philippe Delerm, ce livre qui détaille ces petits bonheurs du quotidien souvent non perçus. Qu’aurait-il écrit s’il l’avait bue à Saint-Véran au terme d’un après-midi exténuant ? Un grand bonheur certainement.


Honnêtement, nous n’avons pas arpenté tout le village de Saint-Véran, à cause de l’heure, de la chaleur, de la fatigue, mais toutefois nous avons pris le temps de fixer sur la pellicule quelques ruelles étroites et bien sûr ces maisons traditionnelles au volume important et qui servent à la fois d’habitation, d’écurie et de lieu de stockage des récoltes. Les greniers à claire voie laissent circuler l’air pour le séchage du foin. Le bois vieilli, omniprésent dans ces constructions, laisse planer une menace en cas d’incendie, ces maisons sont des feux de la Saint-Jean en puissance. La majorité date des 17è et 18è siècles et ces maisons ont préservé leur charme d’antan. Ce village a une âme et un passé étonnamment conservés et vivaces. On quitte à regret Saint-Véran où nous aurions bien aimé dormir.


À 19 heures, nous prenons possession d’une chambre au chalet Lanza à Abriès, un hôtel alpin modeste et familial où la cuisine rustique nous rassasiera ce soir. Une petite balade avant la nuit est la bienvenue dans ce village aux portes de l’Italie, après les 41 °C de l’Izoard. La promenade nocturne, au bord du Guil, torrent né juste au-dessus dans la montagne, nous apporte cette fraicheur agréable qui prédispose au sommeil.

Et le lendemain la montagne nous livre une de ses facéties météorologiques qu’on commence à connaître pourtant, mais qui nous surprend toujours, un petit 12 °C agrémenté d’un orage. Les marchands italiens venus exprès pour ce marché dominical particulier se replient sous leurs toiles. Et nous, nous repartons vers l’Hérault en laissant derrière nous Abriès, ultime étape de nos vacances d’été 2017

Texte et photos :
René BALDELLON
CC Vias.