Le Beaufortain, îlot tyrolien
Les Alpes ont leurs grandes vallées, ouvertes à la grande circulation, aux grandes invasions, aux grands commerces et aux grandes nuisances.
Et puis nous avons nos petites vallées, qui longtemps sont restées des îles de montagne. Le Beaufortain en est.
Une île, c’est une culture un peu particulière, mais pas forcément un repli sur soi. En mer, les îles ont leurs marins. A terre, elles ont aussi leurs aventuriers, partant voir plus loin comment c’est, ou s’il n’y a pas un peu plus à manger que dans le champ natal…
A force de patience et de travail, les Beaufortains ont modelé leurs montagnes selon les besoins d’un système agro-pastoral complexe, où l’on ne perd jamais une parcelle de terrain pour le plaisir. Des céréales cultivées dans les terres plates du bas aux derniers écarts des alpages, aucune parcelle n’était inexploitée au début du XIXème siècle. Cela a façonné un paysage ouvert, semé de chalets dispersés, autant de granges ou de « remues » où l’on passait quelques semaines en montant les bêtes à l’alpage, histoire de brouter le foin frais à mesure que la neige abandonnait la partie. Parfois, on évoque ici des comparaisons avec le Tyrol. C’est assez vrai pour les paysages et le soin mis à entretenir le patrimoine agricole. Et ce n’est pas faux dans la psychologie des habitants. D’ailleurs, s’il y a en Beaufortain comme dans beaucoup d’autres vallées savoyardes des clochers à bulbes, c’est bien parce qu’il y a eu un temps des influences venues de l’est…
De l’été à l’hiver
Pour un agriculteur de montagne, l’hiver est quasiment du temps perdu, une contrainte lourde pesant sur les travaux d‘été, où de nombreux bras doivent être mobilisés pour engranger le foin et les provisions indispensables à la survie des hommes et des bêtes durant ce temps mort. Beaucoup de bras en été, trop de bras en hiver. Pour ne pas peser sur le grenier familial, beaucoup partaient loin, vendre leur force de travail (le cliché des jeunes ramoneurs…), ou s’instituant commerçants ambulants, merciers ou carrément joailliers… Certains ne revenaient pas, fondant famille à Paris ou ailleurs (c’est ainsi que le Beaufortain le plus célèbre, Roger Frison Roche est né à Paris…). D’autres revenaient, avec des idées neuves… Comme par exemple accueillir les touristes. Hélas, le Beaufortain n’a pas de 4000, ni même de 3000 doté de falaises formidables. La vogue de l’alpinisme a touché d’abord Chamonix, puis Pralognan, ou la Grave. Dans cette vogue de conquête alpestre, le Beaufortain faisait grise mine avec ses montagnes à vaches (même si la Pierra Menta effraie jusqu’aux chamois). On accueillait donc ici une poignée de touristes venus prendre le vert en écoutant les sonnailles des vaches.
Jusqu’au jour où des illuminés firent les intéressants en descendant les prairies à ski, et en plein hiver. Ce fut l’aube de la révolution : si des gens étaient prêts à payer pour venir s’amuser durant la saison morte pour l’agriculture, cela éviterait peut être de partir loin pour trouver sa croûte… En 1927, l’hôtel Viallet d’Arêches fut le premier à ouvrir en hiver. Les Lyonnais venaient goûter les pâtures neigeuses du Grand Mont… D’autres ouvrirent des hébergements aux Pémonts, au dessus de Hauteluce. Alfred Couttet, un chamoniard, bâtit un hôtel dans la superbe cuvette de Roselend vers 1937. Des téléskis furent même projetés…
Dans le même temps, la région d’Albertville quittait son costume de bourg militaro-commerçant pour s’enhardir avec des cheminées d’usines. Dans la foulée de l’Isérois Aristide Bergès (la houille blanche), des industriels viennent capter l’énergie des torrents beaufortains pour faire tourner leurs artifices d’en bas. Aubry à Venthon, et surtout Paul Girod à Ugine construisent une à une des centrales électriques domestiquant le Doron de Beaufort. Autant de chantiers qui donnaient de l’ouvrage dans la vallée, brassaient de la population et bientôt apportaient quelques royalties aux communes.
L’hiver en avant
La guerre fut ici moins dramatique que dans le Vercors ou les Glières, même si la vallée était une base solide pour les maquis, avec le grand parachutage d’août 1944 aux Saisies [1].A la libération, quelques esprits ouverts mirent en application ce qu’ils avaient vu ailleurs, des moniteurs de Megève aux téléphériques des chantiers d’accès aux barrages… Pourquoi ne pas monter un téléski ici ? Dès 1947, Gaspard Blanc (aidé de son épouse Simone) ouvrit le premier tire fesses à Arêches.
L’année d’après, le sort de la future station de Roselend était scellé : la toute jeune EDF s’intéressait à la cuvette et aux 1200 m de chute jusqu’à La Bâthie, près d’Albertville. En dix ans, l’équilibre du Beaufortain fut mis sens dessus dessous. Trois énormes chantiers envahirent les alpages : les barrages de Roselend, Saint Guérin et la Gittaz. Des milliers de salariés extérieurs débarquaient, les jeunes du pays tâtaient des bons salaires des chantiers… C’était pénible certes, mais quid de faire les foins à la main dans des pentes du diable ? Beaucoup ne revinrent pas à l’agriculture, ou alors comme double activité. Car d’en bas des colonnes de bus montaient nuit et jour pour emmener les ouvriers aux aciéries d’Ugine. Avec 4000 emplois à la fin des années 60, la sidérurgie ratissait large.
L’hiver, la petite station d’Arêches se développait tranquillement, avec la concurrence locale des Saisies, ouverts en 1963 après la période pionnière d’un autrichien, Erwin Eckl, venu avant guerre dans les alpages prometteurs du col.
A la fin des chantiers, le Beaufortain fut soudain menacé d’inanition. Ses forces vives partaient. L’agriculture traditionnelle était touchée à mort, et le tourisme pas encore en mesure de seulement limiter les dégâts.
La réaction salvatrice avancera sur deux pieds, et avec la confortable béquille des taxes versées par EDF en compensation des alpages noyés.
Autour de Maxime Viallet, des agriculteurs relancèrent le fromage local, et obtinrent une AOC pour le Beaufort dès la fin des années 60. Doucement, ils parvinrent à créer un produit d’exception, vendu à un bon prix. C’était le seul moyen de compenser les surcoûts d’exploitation des prairies pentues du massif.
La commune de Beaufort reprit les anciennes remontées mécaniques poussées à la diable dans les prairies d’Arêches, et organisa petit à petit une station cohérente, capable d’attirer des vacanciers. Les seuls promoteurs autorisés étaient ceux du tourisme social. Le reste de la promotion immobilière fut quasiment monopolisée par les locaux. L’île accepte volontiers les visiteurs, mais elle conserve les bénéfices sur place, et parvient sans trop d’écarts à maintenir l’image de montagnes vierges et naturelles qu’elle a su exporter. Le Beaufortain compte pourtant 20 000 lits touristiques pour seulement 4000 habitants permanents…
Hier, ou avant-hier, nul n’aurait songé à atteindre de telles capacités d’hébergement. Mais comme cela s’est fait en douceur, en s’appuyant sur l’agriculture traditionnelle mais rénovée, la mutation du Beaufortain fait quasiment figure d’exemple. Alors que d’autres vallées alpines sont envahies d’épines, le problème est pratiquement inconnu en Beaufortain, pour la plus grande joie des vététistes pratiquant les sentiers ancestraux comme les nouvelles pistes agricoles.
François Rieu
[1] Lire les Montagnards de la nuit, de Frison Roche