UNE JOURNEE MEMORABLE Dimanche 21 août 1988
Pour cette première excursion dans la région de Foix, le temps ninspirait guère confiance. Mais tant pis, il fallait y aller car le programme était chargé : quatre B.P.F., un certain nombre de cols et pas mal de kilomètres en perspective.
Dabord une petite route départementale tranquille pour quitter Foix et au premier carrefour, je propose à Thierry de prendre à gauche pendant 200 mètres pour passer le col de Py. Ça nous en fera un de plus, vite gagné. Et puisquon a emprunté cette route, pourquoi ne pas continuer par-là pour faire les deux suivants ? Cinq kilomètres de détour pour faire trois cols faciles, la journée commençait bien.
Les courses de midi sont faites dans une épicerie de village plutôt crasseuse (la vendeuse aussi), puis cest une descente de col qui nous frigorifie et nous oblige à ralentir pour avoir moins froid. Et vive le mois daoût !
Le deuxième B.P.F. de la journée est celui de la Fajolle, petit village perdu au fond dune charmante et étroite vallée. Bien sûr, quelques voitures nous avaient bien croisées en chemin mais nous ne nous attendions pas à trouver autant de monde ici. Ça a un petit air de fête. Pourtant, après avoir parcouru le village dans toute sa longueur, il faut se rendre à lévidence, pas la moindre boutique où faire tamponner nos cartes. Nous faisons une tentative à la mairie mais elle est fermée. Un dimanche, vous pensez ! Cest alors quun 4x4 sarrête à notre hauteur et que sa conductrice nous demande ce que nous cherchons. Après le lui avoir expliqué, elle nous dit quen labsence du maire cest madame Martin qui possède le seul tampon du village et elle nous mène à elle. Madame Martin nous fait monter dans une pièce très sombre toute recouverte de bois où le modernisme ne sest pas encore vraiment installé. Tandis que je la questionne sur le village, elle va chercher au fond du buffet le précieux tampon pour nos cartes. Elle nous explique que si lété il y a près de deux cents habitants, ils ne sont plus que dix en hiver avec une route souvent coupée par la neige.
Nous reprenons la route jusquau col du Pradel à 1680 m daltitude. Et là encore pour un petit col, nous sommes surpris par le nombre de voiture. Visiblement, lendroit est bien connu des gens de la région. Il faut dire que malgré de lourds nuages, la vue y est superbe. Cest pourquoi nous nous accordons quelques instants de repos : le temps pour moi de manger une pomme assis dans lherbe ou de prendre quelques photos pour Thierry. Puis cest la descente jusquà 900 m toujours à petite vitesse à cause du froid, du pourcentage très important et des lacets très serrés.
Nous prenons à droite à la première intersection et cest aussitôt la remontée vers le col de Chioula à 1431 mètres. Après une bonne grimpette, jarrive au sommet un peu après Thierry et lorsque je suis à sa hauteur, il me dit : " Tu sais ce quil marrive ? " Moi, je pense tout de suite à une crevaison. " Non, ce nest pas ça, mais jai oublié mon appareil photo en haut du col du Pradel ". Aïe, aïe ! Ça cest plutôt ennuyeux. Bon, Thierry na pas trente-six solutions. Soit il retourne tout de suite le chercher en espérant quentre temps, personne ne le lui aura pris. Pour cela, il lui faut redescendre le col de Chioula, remonter le col de Pradel et ses terribles pourcentages, récupérer son appareil, sil est toujours là, puis redescendre le Pradel pour enfin remonter le Chioula. Une promenade de santé, quoi ! Au total, il y en pour près de deux heures et il est déjà 16 heures. Avec ça le temps est de plus en plus menaçant et nous ne sommes pas encore rentrés à Foix. Thierry hésite un peu et je nai pas vraiment envie de laccompagner car je sens la fatigue me gagner. Et puis faire tout ce chemin pour peut-être ne rien retrouver. De plus, la nuit tombe vite en cette fin de mois daoût, surtout quand il pleut, et Thierry na pas déclairage.
Il peut également choisir dabandonner son appareil à son triste sort, perdu seul en haut dun col. Bien sûr, il lui a coûté plus de mille francs, mais il faut savoir aussi quil na jamais fonctionné correctement, alors... Non, ça lembête quand même un peu.
Et bien, il ne reste plus quune solution. Nous poursuivons la randonnée normalement, puis de retour à Foix, nous reviendrons en voiture. Proposition adoptée à lunanimité. Bien sûr, cela prendra plus de temps quà vélo pour être de nouveau au sommet du col du Pradel, mais après tout, avec le mauvais temps et la nuit qui va venir, les touristes ne resteront pas très longtemps là haut. Aussi je réconforte Thierry car avec un peu de chance, personne naura vu son appareil photo. Surtout quil doit probablement se trouver dans les herbes un peu en dehors de la route, là même où je métais assis pour manger ma pomme.
Alors nous repartons. Dans la descente du col, en arrivant sur la très jolie route des corniches, la pluie violente et glacée nous rattrape. Depuis le temps quelle menaçait. Un arrêt précipité sous un arbre et pour la première fois de la journée, nous enfilons nos pèlerines. Côté pluie, ça protège plutôt bien, du moins un certain temps, mais côté vent, ça n'est pas vraiment ça. Cest ma première véritable expérience de descente de col en pèlerine. Avec une voile pareille, plus besoin de beaucoup freiner. Ça a aussi lavantage de nous isoler un peu du froid.
Cest ainsi accoutré que nous arrivons à Lordat, troisième B.P.F. de la journée. Un dimanche en fin daprès-midi, les pieds trempés, la figure dégoulinante, nous sommes à la recherche dun hypothétique tampon pour nos cartes. Les villageois vont finir par nous prendre pour des fous. Le village est désert sous la pluie et nous nous séparons pour trouver une éventuelle boutique. Au bout de dix minutes derrance à travers les ruelles, je retrouve Thierry qui discute avec des gens. Par hasard, il est tombé sur la famille du maire. Celui-ci, un homme dun certain âge, était dans une remise en train de faire dieu sait quoi. Il arrive enfin et nous lui expliquons notre affaire, de plus en plus mouillé par la pluie qui narrête pas de tomber. Il nous invite alors à le suivre jusque chez lui où est rangé lunique tampon du village. Il ouvre la porte de la maison puis tente douvrir le tiroir dun buffet, en vain. Le tiroir est coincé et le fils arrive à la rescousse. Nous observons la scène du dehors, un peu amusés de la situation tout en protégeant nos cartes de la pluie. Seulement voilà, le tiroir refuse toujours de souvrir. Avoir gravi autant de cols, parcouru autant de kilomètres, affronté la pluie et le froid et échouer finalement à cause dun tiroir récalcitrant, il y a de quoi être déçu. Non, ça y est, le tiroir cède enfin. Le maire va pouvoir apposer le précieux tampon sur nos cartes. Seulement Monsieur le maire, depuis le temps quil doit faire ça, ne sait toujours pas à quel endroit il doit le mettre et je me retrouve avec un tampon à côté de la bonne case. Enfin, tant pis, je ne suis plus à ça près et après tant defforts de sa part, je ne vais quand même pas lui faire des reproches.
Il ne reste plus quun petit col à franchir et nous sommes presque revenus à Foix. En arrivant sur la N20, la pluie a enfin cessé et nous pouvons retirer nos pèlerines. Après une rapide concertation, nous décidons de rentrer au plus court par la nationale car il nest plus temps de faire du tourisme et il faut encore retourner chercher lappareil photo. Les 16 kilomètres sont avalés à 40 km/h avec de beaux relais entre Thierry et moi.
A Foix, nous décidons de souffler un moment, le temps de prendre un petit remontant. Un dimanche vers 20 heures, il ne reste plus guère quun café douvert sur la grande place. Malgré lhumidité et la température fraîche, nous préférons nous installer à la terrasse face à la place. Il fait déjà très sombre et la ville est presque déserte. Deux tables plus loin, un groupe dhommes discute autour dun verre. Les jambes étendues au maximum pour me relaxer, mon regard se perd dans le lointain en direction dun grand bâtiment. Soudain, japerçois une silhouette sauter du deuxième étage. Un saut superbe comme du plongeoir dune piscine, mais des voitures garées en bas mempêchent de voir latterrissage. En revanche, je perçois très nettement un grand fracas. Vous imaginez ma stupéfaction. Je me retourne aussitôt vers Thierry qui na pas bronché. Le groupe dhommes continu de discuter paisiblement. Je suis probablement le seul témoin de la scène. Jexplique alors à Thierry ce que jai vu, mais il a lair surpris par mes propos. Pourtant, lui aussi a entendu le bruit. Je propose alors daller voir ce qui se passe.
Nous attrapons nos vélos posés sur le mur dà côté puis nous traversons à pied la grande place, mais sans précipitation. Pas la peine de se faire renverser par une voiture sous prétexte quil faut sauver quelquun ! En arrivant à la hauteur de laccident, nous découvrons une jeune femme étendue à terre qui gémi en essayant de bouger. Dans sa chute, elle a atterri sur le capot dune voiture en stationnement, puis est retombée sur le trottoir. La voiture est bien cabossée tandis que notre acrobate a le pied droit très enflé et saigne du visage. En chemin, javais repéré à deux pas de là, lentrée dun hôpital, aussi je propose à Thierry daller y chercher du secours. Pendant ce temps, je moccupe de la jeune femme en essayant de la réconforter et en lui expliquant que les secours vont vite arriver. Mais les secours narrivent pas et je commence moi aussi à mimpatienter. Je repense alors à ce récent fait divers où un homme était mort presque devant un hôpital car personne navait voulu venir. Un peu angoissé, je cherche à me rassurer. Pourtant, les secours narrivent toujours pas et je ne sais plus quoi dire à cette jeune femme qui sagite de plus en plus malgré la douleur. Enfin, des infirmiers accourent suivis de près par Thierry. Mais cest pour les entendre dire quils ne peuvent pas la transporter et quil faut appeler les pompiers. Quand je vous disais quon n'était pas loin de mon fait divers ! Je comprends également au travers de leurs propos quil sagit dune malade qui essayait de senfuir dun des bâtiments de lhôpital.
Mais pour Thierry et moi, la journée nest pas terminée puisquil nous faut encore retourner chercher lappareil photo. Aussi après avoir demandé si nous pouvions partir, nous nous dirigeons vers ma voiture garée un peu plus loin. En chemin, nous croisons le car de secours des pompiers et cest lesprit apaisé que je fais démarrer le moteur, direction le col de Pradel.
La nuit est complètement tombée et la pluie sest remise à tomber. Mais à présent, nous sommes au chaud et au sec. Les 42 km qui nous séparent dAx-les-Thermes sont parcourus facilement mais le plus dur reste à faire : 15 km dascension pour arrivée au col. La route est très étroite et il est pratiquement impossible de sy croiser. Heureusement, il est environ 21 heures et personne à part nous na lidée saugrenue de saventurer sur cette route. Tous phares allumés, jaborde la montée. La pente est raide et les virages si serrés quil me faut utiliser fréquemment la première vitesse. Mais dans les lacets, les phares éclairent seulement en face et je ne peux pas voir le bord de la route. Ma vertigineuse descente à vélo me rappelle quil doit y avoir le vide tout autour de la voiture. Pas très rassurant ! Pour augmenter encore langoisse, nous pénétrons à présent dans le brouillard. Quant au voyant dhuile du tableau de bord, il y a belle lurette quil sest allumé et je tremble à lidée dune panne au milieu de nul part et en pleine nuit. Mais Thierry est à mes côtés et le fait de parler me rassure un peu. Dire que nous prenons tous ces risques pour un appareil photo qui fonctionne mal, qui a des chances dêtre complètement détruit par la pluie qui nen finit pas de tomber, et que quelquun aura certainement déjà récupéré.
Au bout dune demi-heure, nous parvenons enfin au sommet et jimmobilise la voiture. Thierry sort seul, bravant les éléments, à la recherche de son appareil. Jobserve la scène un moment, bien à labri dans lauto. Mais les phares sont mal dirigés et il ne voit rien. Aussi jeffectue un demi-tour pas très rassuré en essayant déclairer lendroit où je suppose être lappareil. Thierry ne trouve toujours rien et comme à mon avis il cherche à côté, je décide à mon tour de sortir. Très vite, je retrouve lendroit où javais mangé ma pomme, les épluchures sont toujours là, et aussitôt je vois lappareil. Thierry la vu aussi et nous mettons la main dessus au même instant. Enfin nous sommes heureux et presque soulagés. Presque seulement car il reste la descente à effectuer. Mais cette fois, le moral est bon et un peu de musique à lautoradio termine de nous réconforter.
Vers 23 heures, nous finissons par atterrir dans une pizzeria restée ouverte où nous pouvons enfin nous restaurer. Le reste de la route nest quune simple formalité et cest bien après minuit que nous pouvons profiter dun repos mérité. Dans mon duvet, je pensais que finalement nous nous en étions plutôt bien sortis : 163 km, 10 cols, 4 B.P.F., une personne sauvée, un appareil photo retrouvé et pas le moindre bobo. Un bon dimanche en somme.