Ventoux de nuit
Bédoin dort profondément dans l’orange de ses réverbères. Le ruissellement de sa fontaine fleurie nous accompagne, mon fils et moi, quand, ce matin, très tôt ce matin, nous préparons nos vélos pour l’aventure nocturne de mon septante et unième anniversaire. Vingt degrés à deux heures du matin. Tenue d’été, manches courtes, culotte courte, pas de surchausses, gants légers. Nos vélos, lavés, huilés, pomponnés s’impatientent. Grimper ce Ventoux sans voir sa route, sans voir ses pentes. Pour eux, quelle aventure ! Pour moi, je pense « quelle folie ! ».
Je pars seul. Thierry peut encore flâner autour de la fontaine. De toutes façons, il me rattrapera. Quelques coups de pédales ; déjà, je dépasse le dernier réverbère . Ma seule lumière reste un petit faisceau lumineux qui, devant moi, se balance de gauche à droite et de droite à gauche. Autour de moi, le noir n’est pas absolu. Au bord de la route, je distingue les premières rangées de vignes. Bras et jambes dénudés prennent grand plaisir dans la tiédeur de la nuit. Au premier virage, Bédoin, derrière moi n’est déjà plus qu’une tache lumineuse, dominée par la tour de son église. Loin devant, très petite, une autre tache orange que j’atteins peu après. Il s’agit du hameau de Sainte Colombe. Je perçois quelques chants d’oiseaux, non des hululements de chouettes ou d’autres espèces nocturnes. Ce sont des chants d’oiseaux de jour qui , probablement, souffrent d’ insomnies.
La fontaine des Bruns, si fraîche, si désirée en été, s’entend de très loin. Elle s’amuse à capter les lumières du dernier lampadaire de la route.
J’éprouve un grand plaisir à pouvoir, pendant quelques cents mètres encore, avancer sans coup férir, dans l’attente du virage de Saint-Estèphe.
Dernier regard vers la plaine, où maintenant scintillent de nombreux hameaux ou villages. Virage à gauche. Petit plateau et grand pignon arrière.
J’appréhende la longueur des kilomètres au pourcentage élevé. J’entre dans un noir plus profond. Des deux côtés de la route, la forêt très sombre ne permet que de brèves apparitions d’un ciel, gris très foncé, tout comme la route que je devine au delà de mon maigre faisceau lumineux. Grand avantage : dans cette obscurité, je n’aperçois pas les longues lignes droites qui, tant de fois, m’ont parues interminables, infranchissables. Parfois, dans l’enfilade des cimes forestières, j’aperçois Cassiopée. Elle sera ma compagne pendant toute cette partie de mon trajet. Tantôt étonnée, tantôt gaie, parfois encourageante, voire même souriante. Je l’admire de plus en plus..
Pas un seul chant d’oiseaux. Parfois des bruissements de feuilles, mais jamais je ne vois l’animal qui en est la cause. Thierry, en me dépassant, me dit qu’il croyait voir, devant lui, un monsieur qui avait perdu ses clefs et qui les cherchait avec sa lampe de poche. Moi qui me croyait pédaleur ailé, courtisant Cassiopée… Mécontent de cette comparaison, je coupe mon phare. Je m’aperçois alors que sa brillance ridicule ne m’était d’aucune utilité.
Sans elle, ma vision est suffisante. Cassiopée paraît plus lumineuse, donc plus désirable.
Virage à droite, les arbres disparaissent. Me voici brutalement inondé de toute la luminescence de la Voie Lactée qui bombarde ma rétine d’un fourmillement d’éclats d’intensités variées. Cette compagnie féerique me donne un grand bonheur.
C’est dans cette béatitude que j’atteints le chalet Reynard, obscure silhouette qui se détache sur la caillasse, beaucoup plus claire.
Le ciel entier m’appartient. Je ne pédale plus. J’avance d’étoiles en étoiles. Au premier virage, en dessous de moi, une féerie de lumières. Des blanches, des rouges, des oranges de toutes grandeurs. La plaine est en fête. Je suis le cosmonaute à pédales. Mes roues sont des ailes. Il n’y a plus de route, il n’y a plus de pente. Je suis Saint-Exupéry qui survole la Patagonie. Je suis entre ciel et terre. Je ne suis plus cycliste. J’ai la simple impression d’être, tout simplement d’être un morceau d’Univers.
L’étoile polaire me guide. De courbes en courbes, j’arrive à deviner le sommet. Le ciel est un peu moins noir, peut être même légèrement bleuté. Certaines étoiles s’effacent. Je remets pieds sur terre et sur les pédales. Je crains de n’être pas au rendez-vous du lever du soleil. J’accélère mon ascension. Par delà le col des Tempêtes, une fine ligne rouge foncée et pas encore de soleil. Je verrai la naissance de ce 27 mai !
Fils et père se félicitent. Ils débordent de joie. Leurs yeux chargés d’étoiles brillent de bonheur. Ils sont rayonnants, sans soif, sans faim, sans froid. Ils vont, ensemble, dans une loge impériale, s’installer pour leur plus beau matin.
Ils ne sont pas seuls. Quelques piétons arrivent du Mont Serein.
La bande rouge foncé s’éclairci un rien. Elle dessine un liseré noir : les crêtes des Alpes avec, en cherchant bien, la ridiculement petite silhouette du Mont Blanc. Un dôme orangé, percé d’une teinte plus claire s’élargit insensiblement. Le noir du ciel est remplacé par un gris bleuté d’intensité variable où apparaissent des nuages allongés de teintes violettes. Le milieu du dôme devient une colonne jaune de plus en plus claire, de plus en plus haute, de plus en plus large. Autour d’elle, dégradés de turquoise, de violets, de bruns, d’oranges et de jaunes qui se modifient continuellement. Et enfin, ce jaune devenu un blanc qu’on ne peut plus fixer.
Derrière nous, le sommet du Ventoux, en teintes pastels, se détache sur un ciel d’un bleu pâle, très tendre.
Au début de notre descente, nous nous arrêtons pour prendre la photo de l’ombre du Mont qui obscurcit la plaine de Bédoin.
C’est dans la clarté retrouvée et l’allégresse que la descente eu lieu. Plus le soleil grimpait, plus les cyclistes descendaient, plus la chaleur augmentait et plus leurs ombres s’effilaient. Ce fût comme une bonne et grasse matinée. Après le virage de Saint-Estèphe, ils durent se remettre à pédaler comme pour se dérouiller après un réveil progressif. Une bonne journée débutait. A l’entrée de Bédoin, ils croisèrent les premiers cyclistes du jour qui partaient matinalement accomplir leur périple. Ils ne purent s’empêcher de les toiser tel l’amant repu croise le mari cocu. Oui, ils avaient tous deux baisé les étoiles. Oui, ils avaient tous deux passé la nuit avec la montagne, elle dans ses raideurs, eux dans leur moiteur. L’histoire raconte que la montagne n’accoucha que d’un récit.
Bédoin ensoleillé a le parfum du boulanger. A la terrasse du café, quelques croissants prennent plaisir à être croqués par deux hommes heureux.
Jacques et Thierry Franck (N° 4134 et 5273)