Revue N°1 page 15
UN COL DUR
par Pierre ROQUES, de GOURDAN-POLIGNAN (3I)
Bien des jeunes cyclistes, et des moins jeunes, n'ont jamais encore eu l'occasion de s'aventurer en montagne sur leur vélo ; aucun, pourtant, n'est insensible à la légende qui s'attache au cyclisme de montagne. Tous rêvent de franchir les pentes célèbres du Tourmalet ou du Galibier, Ils ont raison.
La petite histoire qui suit est strictement véridique et sincère. Puisse-t-elle rappeler aux chevronnés des routes en lacets, des impressions vécues ; puisse-t-elle, surtout, montrer aux néophytes qu'un grand col escaladé à vélo, en coureur ou en touriste, constitue TOUJOURS un acte marquant de l'existence d'un sportif ......
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Ç'avait été chez Godefroy une idée farfelue que celle d'un détour par le col du Turini au lieu de gagner Nice, sans façon, par la route plate de la vallée du Var ; aussi, n'y eut-il renoncé pour tout l'or du monde !
Il remontait donc, content de lui, les gorges de la Vésubie. Un vent de Sud, chaud et puissant comme une haleine de monstre, rebroussait en ronglant sur les rochers, les buissons et les branches de figuiers qui mettaient des ombres noires sur les murs blancs des maisons.
Aux approches de La Bollène, base du Turini, le nomade, prévoyant et vaguement soupçonneux des difficultés à venir, emplit son bidon à une miraculeuse source fraîche jaillie d'un mur de pierres sèches.
Et presque aussitôt, roulant sur son ombre trapue, ses yeux plissés sous la violente lumière du soleil à là méridienne, les gouttes de sueur stillant déjà au long de son nez, il s'attaqua à cette entreprise loufoque : monter l'aride Turini par le versant de la Vésubie, au début Août, à deux heures de l'après-midi.
Braquet : 28 x 21 ! … Dès le premier kilomètre, Godefroy n'eut plus aucune pensée, aucun sentiment, aucune réaction d'une sensibilité jusque-là offerte aux sensations multiples de la route.
Il se trouva, en quelques minutes, réduit à la seule notion charnelle d'une chaussée brûlante et ramollie, d'une pente raide, brutalement raide, sans la moire hypocrisie le moindre adoucissement d'un faux-plat ou d'une illusion d'optique. Le bourg de La Bollène, à peine traversé, tassait déjà en contrebas ses toits plats et blanchâtres; le sillon de la Vésubie s'estompait dans les tremblotements de la brume de chaleur.
Elle était partout, la chaleur, comme aux heures brûlantes d'Aigues-Mortes et de Donzère (1) ardeurs ; mais en ces instants, aux ardeurs solaires s'ajoutait l'âpreté de la pente sur un versant abrupt, la route s'agrippait et zigzaguait, convulsée en nombreux lacets, étageant ses murs de soutènement qui la trahissaient jusque très haut dans les rochers, si haut que Godefroy, la tête levée en distingua un tronçon disparaissant dans les mélèzes des zones sommitales : il n'en était pas encore là et il peinait déjà assez pour désespérer de les atteindre jamais ces mélèzes ...
Il eut peur de faiblir, d être écrasé par cette presque ultime difficulté de son périple. De toute sa ruse, de tout son entêtement, il gagnait des mètres. Ses facultés tendues vers un seul souci, un unique problème sans cesse résolu et sans cesse renaissant : la PROPULSION. 28 x 21... Les gestes, les réflexes s'enchaînaient, vieilles habitudes, danse rituelle du cyclisme de montagne accomplie jusque là distraitement, mécaniquement; il devait cette fois la susciter et l'aviver car l'affaire était trop sérieuse pour laisser place à la moindre désinvolture.
Assis, la jambe descendante se détendait jusque à ce point où le pied, talon un peu plus vas que la pointe, marque un ralentissement involontaire ; la jambe montante aidait le mouvement en s'allégeant, en tirant, même, par une crispation de la cheville sur le cale-pied bien serré. Les bras restaient mi-fléchis, les épaules calées sur eux et bien plates ; les mains; serrées de part et d'autre de 1a potence, disparaissaient à moitié sous le rabat du sac de guidon où se dissimulait la crispation des doigts, crispation alternée se répercutant au long des avant-bras maigres et ruisselants, comme les frissons d'une bête agonisante.
Lorsque se présentait un lacet replié vers la droite, Godefroy soucieux de laisser libre la chaussée, le passait "à la corde". Alors, pour absorber l'évitable ressaut, ses mains, l'une après l'autre et lentement, comme pour l'accomplissement d'un rite prenaient appui sur les "cocottes" et, tirant sur ses longs bras minces, Godefroy soulevait son torse et quittait la selle. Le vélo, soudain allégé et propulsé plus nerveusement, incliné de droite et de gauche sans mollesse ni brutalité franchissait le "coup de nez" dans une brève hésitation pour reprendre son élan, à l'étage supérieur, vers le virage suivant.
Godefroy se rasseyait, marquait un infime temps d'arrêt dans son effort, déplaçait légèrement son arrière-train et, les mains ramenées à la potence, reprenait son travail de grignoteur…
Car il s'agissait bien de grignotage : ces courtes séances de danseuse alternées avec un pilonnage laborieux et conscient, le tout sur un développement réduit qui faisait tourner lentement des roues toujours prêtes à voir mourir leur chétif élan, des arbustes et des rochers défilant à l'extrême ralenti, ce souffle malaisé qui ne trouvait à happer qu'un air chaud et immobile, tout n'était que lenteur, lourdeur, PESANTEUR!
28 x 21 .... Les yeux de Godefroy noyés de sueur fixèrent à nouveau le tronçon de route, là-haut, dans les mélèzes; il semblait désormais moins inaccessible, peut-être moins lointain qu'il n'y paraissait tout d'abord.... Voyons, peut-être à cinq kilomètres ? .... Non, davantage .... à six plutôt ; oui à six kilomètres. La vitesse ? hum ... du huit, du dix en mettant les choses au mieux. Alors, avec du six, "ça" faisait six minutes entre chaque borne ; six par six : trente six minutes, presque trois quarts d'heure avant d'atteindre les mélèzes, en tout cas une grande demi-heure de plein soleil.
Le bidon était vide. Par deux fois, Godefroy en avait versé le contenu sur sa casquette et l'eau attiédie avait séché en quelques minutes sur l'étoffe qui faisait comme une gangue. Il n'osa pas l'ôter, cependant, car elle maintenait sa nuque à l'abri relatif de sa visière prolongée d'un mouchoir tombant sur ses épaules en pans irréguliers. Les voitures qui le doublaient laissaient, en sillages révélateurs des relents d 'huile chaude.
Tiens! ... Une nouvelle borne que Godefroy n'attendait pas si tôt : la succession des lacets le distrayait et l'encourageait car chacun d'eux inversait l'orientation du cycliste, reposant alternativement des ardeurs solaires la face ou la nuque. Et puis, chaque fois, c'était un étage de plus, une vision concrète de sa progression verticale.
Bientôt, en levant les yeux, Godefroy ne vit plus, le dominant, ni mur, ni talus ; il était donc parvenu à l'étage des mélèzes que, seule, une barre rocheuse lui masquait encore. Au-dessous les lacets franchis dévidaient leurs orbes comme un monstrueux reptile au repos sur une dalle chaude.
La route contourna la barre rocheuse, en corniche, par un coude brusque. Et, à 1à sortie du virage, Godefroy passa à L' OMBRE DU PREMIER MELEZE.
Était-ce la fin ? Assurément pas, mais cela sentait la fin. Des voitures plus nombreuses stationnaient sous les ombrages retrouvés. L'air semblait plus frais ; heureusement, Godefroy se sentait faiblir; il quitta sa casquette et la brise des hauteurs vint sécher son front et ses cheveux plaqués sur la nuque.
Un confrère cycliste le croisa en lui criant : "Allez, ça se tire !"
"Ça se tirait ?"... Godefroy y comptait bien ; la révélation du contraire eût été pour lui, positivement, une mise à pied. La route décrivit encore quelques virages, encore un lacet, et puis un autre et encore un autre; c'était inquiétant, l'affolement revenait, un début de crampe monta dans le mollet gauche ...
Levant alors les yeux, Godefroy vit soudain le sommet, la plaque du col. La pente s'amollit ; le cyclo desserra ses cale-pieds et se mit, enfin, en roue libre avant de s'arrêter. "Un de plus ..." songea-t-il en s'épongeant.
(Extrait de "Vingt-huit - Vingt-et-un") Pierre ROQUES
(l) Autres "points chauds" de ce voyage à vélo.