Revue N°2 page 14
" L'AVENTURE AUX SOMMETS "
de René LORIMEY du C.T. LYON
"L'aventure est-elle encore possible en ce monde ou faut-il aller la chercher sur la Lune?"
Qui de nous n'a pas déjà entendu cette réflexion désabusée faite généralement par un blasé de la voiture qui s'imagine tout connaître mais qui perd régulièrement son chemin à chaque sortie dominicale et cela, bien souvent, aux portes de la ville où il est né.
Je viens de lire un ouvrage sur les terres inconnues de notre planète où une vingtaine d'explorateurs, voyageurs ou savants, les uns très connus, les autres un peu moins, nous racontent chacun leur petite histoire comme nous le faisons pour notre journal de club. J'ai pu apprendre ainsi que la moindre aventure que l'on risque de courir sur notre bonne vieille terre au soir du 20ème siècle, est de finir ses jours soit accommodé au court bouillon, soit congelé dans les glaces polaires comme un vulgaire filet de cabillaud. Pour ceux qui préfèrent rester en vie, ils ont le choix entre la vie monastique dans un temple de Shiva ; faire un beau cyclo-muletier à 5000 mètres sur l'antique route de la soie ou bien être reçu comme un prince par un authentique Roi dont les aïeux bâtissaient des palais à l'époque où nos ancêtres les Gaulois habitaient des huttes en bois, mais qui s'éclaire encore à la chandelle et n'a jamais vu un vélo.
Pour nous, modestes cyclotouristes qui ne connaîtrons jamais la Forêt Amazonienne ni le pays des Hommes-squelettes, nous qui sommes condamnés pour la grande majorité à limiter nos voyages aux pays civilisés (ou prétendus tels), quelle aventure peut-on espérer? Pas grand chose pour nos infortunés confrères habitant trop loin des montagnes mais pour nous collectionneurs de cols, la montagne n'est-elle pas l'aventure permanente ?
Les miennes ne sont pas exceptionnelles, tous les vieux cyclos en ont connues de semblables où le cocasse côtoie l'insolite et quel livre ne pourrait-on pas écrire si une vingtaine d'entre nous racontait les siennes. Comme je voudrais que le récit qui va suivre soit lu par ceux qui ne voient le monde que derrière un essuie-glace.
VACANCES 1968 : Quinze étapes - 1760 Km - 21 cols dont 15 de plus de 2000 et un 3000. Secteur : Alpes Autrichiennes, Italiennes et Suisses. C'est le cinquième jour que l'aventure commença ; la mésaventure plus exactement car, égaré dans le brouillard au sommet du col de Timmels (2509 mètres dans le Tyrol), je réalisais soudain avec horreur que j'étais braqué à quelques pas par deux rangées de mitraillettes. Je pensais d'abord à des bandits de grands cols mais ils étaient vraiment trop nombreux. En réalité, c'était des soldats. D'un côté un détachement d'Alpini, de l'autre un de la Bundeswehr Autrichienne. "Prohibito" clamaient les uns, "Verboten" rugissaient les autres. Je n'allais bien sûr pas dire le contraire mais j'aurais voulu savoir ce qui était "prohibito" ou "verboten". Tous ces gens-là ont quand même fini par se mettre d'accord pour mettre en doute mon état mental et je me suis assez bien tiré de ce guêpier, mais je ne sais pas trop pourquoi, ce jour- là, j'ai beaucoup pensé à Sarajevo, à l'Archiduc d'Autriche et à la façon dont avait commencé la première guerre mondiale.
Dix jours plus tard, l'aventure se termina à 3000 mètres au col Sommeiller mais je dus subir un cours sur les charmes de la Révolution Culturelle (Mai 68 n'était pas si loin). Mon initiateur se trouvant être une Pasionaria court vêtue et roulant dans un cabriolet long comme çà, avec une carrosserie rouge diable et des sièges en véritable imitation peau de léopard. Comme je lui demandais si elle était montée aux barricades dans cet équipage, elle me décocha un regard à faire frémir un bataillon de capitalistes. Évidemment, comment voulez-vous que ce bourgeois indécrottable et déliquescent qui grimpait à 3000 avec un vélo, qui perdait une journée pour monter là où elle avait mis une demi-heure, puisse avoir le temps de méditer le Petit Livre Rouge. La politique n'est pas mon point fort mais en pareil lieu et en pareille compagnie, c'est une chose qui ne s'oublie pas.
Entre ces deux extrêmes, que de découvertes saugrenues. Au sommet du Col de Tonale, à la limite des provinces de Bormio et du Haut Adige, des patriotes Italiens fêtaient avec ferveur le 14 juillet. Mes interlocuteurs qui ignoraient tout de la prise de la Bastille furent très touchés d'apprendre que les amis Français partageaient leur liesse et comme je ne voulais pas passer pour ignare, je ne leur ai pas demandé ce que le 14 Juillet représentait pour eux. Comme ils croyaient que je le savais, il ne me l'ont pas dit de sorte que je l'ignore toujours.
Le lendemain, je rencontrais des octogénaires pédalant allègrement à 1800 mètres, pipe aux lèvres et barbe au vent sans avoir jamais entendu parler de cyclotourisme. Il est vrai que le parcours s'y prêtait car malgré l'altitude on pouvait faire 10 Kms. sans rencontrer la moindre bosse. Ce jour-là, J'avais découvert un bien étrange pays. Un gros bourg appelé LIVIGNO : Administrativement Italien, économiquement Suisse, il est les deux à la fois tout en étant pratiquement ni l'un ni l'autre. C'est un peu une annexe terrestre du royaume des cieux où l'on ne peut accéder que par le haut en franchissant des cols entre 2200 et 2300 mètres. Il y a bien un versant sur la vallée mais il est fermé par des falaises telles que seuls des alpinistes chevronnés s'y risquent. Tout y est insolite : la grande rue bordée de chaque côté de chalets et de fermes est aussi longue que celle de St-Etienne et sur la route italienne, on traverse le village de TREPALLE qui est à 2094 mètres, la plus haute paroisse d'Europe ; il n'y manque qu'une mairie pour détrôner St-Véran. A part cela, tous les commerces y sont représentés, de l'hôtellerie à la station service.
Continuons la série. J'ai vu le pôle à 60 Kms. de l'Equateur. Parti d'Andermatt à 8 Heures sous la neige (un 17 Juillet) et franchi le St-Gothard je ne sais trop comment, l'haleine brumeuse et les genoux frissonnants, je me suis trouvé à midi sous les palmiers de BIASCA par une chaleur à incommoder un dromadaire, repliant dans mes sacoches un accoutrement sibérien devant un groupe de jeunes filles en bikini qui traversaient la rue en sortant de la piscine, ignorant qu'à moins de 50 Kms. soufflait le blizzard du Grand Nord. C'est d'ailleurs dans ce blizzard que des automobilistes (français hélas) m'avaient arrêté pour me demander leur chemin. Ces gens-là n'avaient jamais entendu parler ni du St-Gothard, ni l'Andermatt, ni de Biasca et cherchaient l'autoroute du Soleil! Bien entendu, Ils n'ont rien compris - ou rien cru - de ce que je leur ai expliqué et ont continué allègrement leur route vers le Nord.
Ma randonnée tirait sur sa fin émaillée de toute une série d'histoires de ce genre. L'avant-dernière étape, je quittais FENESTRELLE pour aller à BARDONNECHE. Pour corser le menu je décidais de rejoindre SESTRIERE par une invraisemblable route de crêtes suspendue entre des altitudes variant entre 2300 et 2600 mètres et qui arrive au Col de Sestrière par le haut, ce qui explique pourquoi ce col ne figure pas sur ma liste. En un certain point, je pouvais voir à la fois mon point de départ et celui d'arrivée pourtant situés à 80 Kms. l'un de l'autre par la route la plus directe.
Je terminerai par cette petite aventure que je considère comme la plus drôle. Cela se passait en 1969 à GRENADE où un portier d'hôtel malicieux avait téléphoné au journal local pour signaler qu'un client de son établissement venait de monter à bicyclette au Pic de la Veleta à 3470 mètres, le plus haut point routier d'Europe. Interview et photo et le lendemain, j'avais droit à 3 colonnes à la page des sports (contre 2 seulement pour El Cordobès ! Bien entendu, le reporter avait largement improvisé sur mon récit : ma traversée était transformée en une authentique Vuelta ; mon modeste passé de randonneur était devenu celui d'un champion retraité et cela d'autant plus facilement qu'à l'époque où j'aurais pu en être un, ceux qui l'étaient réellement ne sont jamais allés courir en Andalousie. Pour couronner le tout, je venais de réaliser une première alors que je lui avais honnêtement avoué que je connaissais au moins quatre cyclistes dont une dame, qui m'y avaient précédé. Ce qui intéressait ce jeune reporter, ce n'était pas une éventuelle nuée de cyclistes qui m'avaient précédé là-haut, mais de découvrir le premier. Faute de pouvoir mettre la main dessus, il l'avait inventé. Décidément, J'aurais fait un bien mauvais journaliste.
Je n'en ramenais pas moins le précieux journal et à peine rentré de ma randonnée Espagnole, un quotidien lyonnais publiait un article tout semblable, mais dont la vedette était cette fois un jeune Anglais qui parcourait l'Europe à bicyclette. Nul n'est prophète en son pays bien sûr, mais lorsque j'entendis un quidam brailler en brandissant le journal que "les Français étaient bien trop "feignants" pour en faire autant", j'avoue que j'étais bien tenté d'expédier mon pied chercher l'aventure dans la "lune".
René LORIMEY.