Revue N°3 page 11

LETTRE A UN AMI DE MON AGE (OU A PEU PRES)

de Fernand VIDY de Neuville-sur-Saône

 


Ma vieille Branche,

    II y aura cinquante ans cette année que je fis mes premières armes ; je veux dire mes premières pédalées. Mil neuf cent soixante quinze me sera l’année d'un jubilé cyclotouriste que je ne ressens du fond du cœur qu'avec une jubilation bien modérée ...

    Car - pour emprunter symboliquement un langage Lamartinien - il apparaît aujourd'hui bien court l'espace qui sépare le temps où l’on aime de celui où l’on meurt. Avec cette atténuation toutefois que je continue d'aimer autant mon vélo et que je n'ai pas conscience d'être déjà un moribond !

    Fais des regrets inutiles ou stupides : tout comme toi, n'ai je pas eu cette chance d'avoir pu goûter a ces routes alors tranquilles dans leur pureté (et parfois dans leur rudesse), tandis que nos jeunes camarades d'aujourd'hui ne les connaîtront sans doute "qu'améliorées" et envahies de philistins empoisonnants et empoisonneurs ...

A quand, par exemple, des services de cars pour le Parpaillon ?

    Je me souviens de mes tout premiers "vrais" cols, vers les années 32-33. L'Aubisque et le Tourmalet par les routes d'alors, goudronnées pendant les quatre ou six premiers kilomètres, puis caillasseuses pis que l'ancienne Casse Déserte de l’Isoard. Et pour honorer ces chemins, un vélo à boyaux dont le plus petit braquet était un 47-25 que, dans ma candeur d'indigène de la Basse-Loire, je trouvais ridiculement petit au départ.

    Quelle leçon de modestie j'ai pris là ! Mes vingt-deux ans m'épargnèrent, certes, toute abdication, fut-elle pédestre ; mais ce que j'ai pu en baver ! Je me revois arrivant au sommet du Tourmalet par une chaleur de four, affamé et assoiffé, et refaisant mon stock de calories avec la savoureuse omelette au jambon et le fromage servis par ce typique Joseph, personnage mi-berger, mi-contrebandier qui tenait là une modeste baraque-refuge-bistrot aujourd'hui disparue.

    Trois ans plus tard, je revenais en ces mêmes lieux, mais monté cette fois sur un vrai vélo de cyclo, roues de 650, pneus Barreau (que je voudrais bien retrouver !) et un 30 dents supplémentaire au pédalier.

    Et depuis - comme pour tous nos collègues pédalant - chemins et cols se succédèrent et s'ajoutèrent pour en arriver a ce capital maintenant assez copieux pour m'assurer une bonne route de souvenirs jusqu'à la fin de mes jours.

    Pourtant, je ne puis me défaire d'une certaine mélancolie en t'écrivant tout ceci. Le cycle, en moi, aurait-il quelque chose d'Harpagon : plus j'ai et plus je voudrais ?

    Engueule-moi, mon vieux, tu auras raison ! Mais dis-moi comment renoncer avec le sourire à tout ce qui fut, sinon la seule, du moins l’une de nos principales raisons de vivre ? De tourner le dos à tel col devenu trop rude pour nos artères et nos coronaires, de se mettre au "régime" d'itinéraires compatibles ; avec nos forces qui s'amenuisent ...

    Régime sans sel, au besoin, d'accord. Mais régime sans "selle", ah, mille fois non ! Ce ne serait pas la peine, me diras-tu, d'avoir vécu tant et tant d'heures au contact de la nature, de s'être imprégné de son harmonie jusqu'à saturation, d'avoir recherché l'Idéal dans sa mesure pour n'en avoir point gardé quelque sagesse.

    Cette sagesse, ou du moins ce que je crois en être, me conduira encore sur quelques-unes de ces routes qui, pour être à la mesure de mes moyens, n'en sont pas moins follement adorables. Et je sais, par-ci, par-là, de ravissants petits cols de Drôme et d'Ardèche, d'Auvergne et de Languedoc, en des sites pas encore salis et où les voitures ne se rencontrent pas comme des chenilles processionnaires. Laissant de côté Galibier et Vars qui, durant les mois d'été, sont ce que furent les Champs-Elysées à la Belle Epoque, j'irai vers le col de la Faye, au sud du Cheylard, ou bien vers ceux des Roustans et de Pré-Guittard, quelque part entre Nyons et Die. Et si la saison propice n'est pas trop pluvieuse, il y aura de quoi fouiner dans les monts du Cantal ou bien entre Castres et Lodève.

    Pas de temps à perdre ! Les jours défilent vite maintenant, et le nombre des routes tranquilles et "bien à nous" s'amenuise de plus en plus. J'aimerais te retrouver sur l'une d'elles, comme ça, presque par hasard. Et là, évoquant des souvenirs qui ne seront pas encore des radotages, nous nous fabriquerons quelques phrases qui commenceront par "Te rappelles-tu ?", ou "As-tu connu ?".

Histoire de nous prouver que nous savons encore être des gens heureux.

Fernand VIDY.