Revue N°
3 page 19L'AUP DU SEUIL (1830 m)
de Paul CURTET de GRENOBLE (38)
Ce passage n'est pas le plus élevé, il s'en faut, de tous ceux que j'ai franchis, mais il est incontestablement celui qui m'a fait la plus profonde impression, tant par sa difficulté, que par la beauté des paysages, beauté qui devait son caractère absolument unique à la magie des couleurs de l'automne. Aussi, conseillerais-je le mois d'Octobre pour cette traversée.Celle-ci avait déjà été faite par des cyclos aixois, mais j'ignore si c'est par le même chemin. Par la suite, je ne sais si elle a été renouvelée, et je serais heureux de savoir si les difficultés que je signale sont toujours de même nature. Qu'en pensent les Bioud, les Perrodin et autres champions de la spécialité ?
Voici donc l'itinéraire que je suivis le 14 octobre 1945, en compagnie de cinq camarades grenoblois, itinéraire qui traverse la. longue muraille dominant de près de 1800 mètres la Vallée du Grésivaudan, et ceci entre Saint-Bernard du Touvet et Saint-Pierre d'Entremont.
Après Saint-Bernard, il faut prendre la route du hameau de Saint-Michel et, juste avant une laiterie, suivre un sentier qui se détache à gauche dans la prairie. Celle-ci dépassée, on s'engage dans une forêt très clairsemée pour déboucher à nouveau dans une prairie située au pied d'un cirque de rochers.
Le col se trouve au-dessus, mais n'est pas encore visible. L'endroit est extrêmement impressionnant et presque angoissant, car on ne voit pas de corniche qui permette de gravir la falaise verticale. Finalement, on devine à gauche une amorce de sentier assez acrobatique, alors qu'à droite, il n'y a pas d'issue. Cette ombre de sentier est très pénible à gravir avec le vélo sur l'épaule, et nous avions ruisselé de sueur sous le soleil d'Octobre. Par bonheur, l'éclat des couleurs nous enchantait : les jaunes, ocres, et rouges de la végétation et, au-dessus de nous, le bleu du ciel se détachant presque noir sur la blancheur de la falaise.
Puis, ce sentier abrupt se transforme en escalier dont les marches sont des rondins de bois, et débouche sur une sangle relativement large, même pas vertigineuse, et orientée carrément à droite. Tout s'arrangeait. Il restait juste un coup de collier à donner pour atteindre le col. Celui-ci est une brèche étroite, une sorte de couloir pierreux où l'on a élevé une croix. On y a une vue prodigieuse sur Belledonne, les Sept-Laus, le Mont-Blanc, Les Grandes-Rousses et même La Vanoise. Et le soleil était brûlant dans l'air indocile. Il y a encore, au voisinage, une inscription romaine, mais je l'ignorais à l'époque.
La descente, est facile au début. C'est un petit alpage où l'on peut même rouler. Il y a une source tout près du col, puis le Habert de Marcieu (1600m) à environ 10 minutes. De là, on se dirige franchement à droite dans le lapiaz, puis le sentier - qui est fléché - entre en forêt et commence à descendre. Il faut parfois porter le vélo et de temps à autre, une clairière, féerique sous l'éclairage d'automne, interrompt la forêt.
On arrive ainsi à la bifurcation du Pas de Tracarta (qui est l'itinéraire normal sans difficultés spéciales). Mais pleins de présomptions, nous avions pris la direction de ce qu'on appelle pompeusement le Pas de la Mort. Avant d'y arriver, il faut descendre un sentier très raide, jonché de feuilles mortes qui le rendent glissant. Et, après un virage vertigineux, je me rendis compte de ce qui nous attendait ; à travers une trouée de feuillage, on aperçoit l'abîme au bas d'une falaise verticale tapissée de pourpre et d'or par l'automne. Au fond de ce gouffre gisait le chalet de Saint-Même, minuscule, inaccessible et comme chimérique.
Le plus difficile n'est sans doute pas ce fameux Pas de la Mort. Ce n'est qu'une cheminée que l'on descend à l'aide d'une rampe scellée dans le roc, suivie d'une échelle de fer également scellée. Bien sûr, les vélos sont terriblement encombrants. Il faut se les faire passer à la chaîne à l’aide d'un peu de ficelle. C'est après ce passage délicat que le sentier se transforme brusquement en une étroite corniche suspendue à 200 mètres au-dessus de l'abîme. Une rampe de fer aide à passer, mais peu après, le sentier semble escamoté : je le crus éboulé et je passai, un fort mauvais moment. Heureusement, il reparaissait, bien frayé, quoique étroit et vertigineux. Mais la "soudure" fut difficile, et j'avoue que je fus aidé par des camarades plus adroits que moi.
Après, ce fut presque facile bien que le chantier restât vertigineux, avec deux passages délicats et rampes de fer à l'appui. La derrière difficulté - minuscule - fut le passage du Guiers sur un pont fait de trois sapins non équarris. Et ce fut le chalet de Saint-Même, puis la route carrossable. Celle-ci était fort raboteuse à l'époque, mais elle nous parut la plus lisse du monde après ces 6 heures de marche dans les cailloux, et en chaussures cyclistes.
Le soir commençait à tomber, et les somptueuses couleurs de l'automne s'éteignirent. Mais plus beau que l'or et la pourpre, le ciel devenait vert du côté de l'Occident et les nuages passèrent au rose vif. Un souper improvisé à Saint-Pierre d'Entremont termina cette journée mémorable. C'était un simple repas "de terrassier", mais il eut lieu dans une véritable exaltation, digne conclusion d'une randonnée insolite pimentée par le danger, et qui se déroula dans un éblouissement de lumière et de couleurs.
Bien réconfortés, il nous restait pourtant 45 kilomètres de route pour rejoindre Grenoble. Ce retour se fit à la nuit, une nuit rendue transparente par la lune, et dans un climat d'apaisement triomphant.
Paul CURTET.
P.S. : II me faut citer les noms des amis qui m'accompagnaient et sans lesquels, je n'aurai pu faire la traversée : Mme MAPMOUNIER, MM. MARMOUNIER, CHERFILS, VERDIER, MOLINA, tous cyclotouristes "retraités".
NOTA : Carte MICHELIN 77, Pli 5.