Revue N°3 page 21

LÉMAN-MÉDITERRANÉE

de Francis SAUZEREAU d'Anglet (64)

 


    Le récit que m'avait fait, plusieurs années auparavant, Georges Mandron de sa propre tentative (réussie) du Raid Nice-Thonon-les-Bains, avait dès lors enflammé mon imagination, mais i1 y avait loin de la coupe aux lèvres : outre les difficultés du parcours qu'avait soulignées mon aîné, excellent randonneur montagnard, des empêchements d'ordre familial me condamnèrent aux épreuves pyrénéennes d'un jour, et de ce fait, je n'avais aucune expérience en matière de randonnée de haute montagne étalée sur plusieurs jours.

    J'avais certes, pris contact avec les Alpes à l'occasion du B.R.A. "Olympique" de 1967, mais il fallut que je réalise le Raid Cerbère-Hendaye pour me donner la force morale de tenter, un an plus tard, et au cours de mes vacances familiales, la grande aventure alpestre.

    Lorsque, le 18 août à l'aube, je me prépare à partir, en compagnie de mon camarade de club, Christian Graciet, et de nos familles respectives qui vont nous assister tout au long du voyage avant de profiter de vacances bien gagnées sur la Riviera, un chuintement caractéristique de pneus sur l'asphalte mouillé d'une rue de Thonon nous prévient que l'étape sera humide. La veille, pourtant, les bords du Lac de Genève nous avaient retenus tard dans la soirée, si belle était la voûte céleste, constellée d'étoiles.

    Hélas, le sort en était jeté, il fallait partir, mais durant quatre jours, j'allais connaître les Quatre Saisons, comme chacun des mouvements de l'Oeuvre célèbre d'Antonio Vivaldi.

    1ère étape : l'AUTOMNE. Les premiers coups de pédales donnés à la sortie, de Thonon-les-Bains (sic) s'effectuent sous le crachin et la campagne paraît noyée, quand vers 7 heures, nous abordons le col de Cou. Le moral est assez bas, surtout chez mon compagnon qui souffre des genoux depuis quelque temps. Les sapins sont sinistres sous la pluie, d'autant que par degrés, le brouillard nous enveloppe. Plus haut, après que, souffrant à nouveau, mon copain ait décroché, je crève ; décidément, tout va mal ! Nous atteignons Habère-Lullin situé dans la descente a 8 h 10, alors que la pluie redouble ; j'enfile un second maillot sous l'imper tellement il fait froid, et le pointage effectué, je m'apprête à repartir; tandis que mon compagnon décide d'abandonner, mal en point et démoralisé par cet univers aquatique. A Villard-sur-Boëge, nouveau contretemps : je me trompe de route et ajoute ainsi six kilomètres aux 205 prévus ce jour. Le col du Perret se passe sans douleur, de même le col de Châtillon. Je mets le cap maintenant en direction du col de la Colombière, après un rapide pointage à Taninges où, tandis que je m'alimente un peu, je sens l'humidité et le froid me pénétrer malgré deux maillots, imper, huile camphrée et les garde-boue si utiles aujourd'hui. Dès les premières pentes, l'Escort jaune conduite par ma femme me double et, tandis que trois petites têtes m'encouragent derrière les glaces embuées, j'attaque sur le 42 x 22 puis 26 dents. Insidieusement, la rampe s'accentue, et le jarret frissonnant, je passe le 42 x 30. Au bout de quelques kilomètres, je ressens les affres d'une défaillance monumentale, le souffle devient court, le coup de pédale heurté; et, est-ce un présage (?), je croise la route d'un magnifique escargot de Bourgogne qui chemine allègrement. J'atteins péniblement le faîte de la dernière rampe, à 1618 m d'altitude. Je suis vidé moralement et physiquement, et j'ai seulement parcouru 92 kilomètres ! C'est dire qu'en pointant au Grand-Bornand où je me restaure je suis assez sceptique sur la réussite de mon entreprise ...

    Pourtant, je repars, dévale vers Saint-Jean de Sixt, puis aborde les premiers lacets du col des Aravis sans grand enthousiasme sur le 26 dents. Le soleil apparaît soudain comme pour me stimuler, alors que j'en termine avec le cinquième col du jour. Dans la descente, les pâturages cernent une route en fort mauvais état dans les Gorges de l'Arondine, au bas desquelles je débouche sur la Nationale qui va de Chamonix à Albertville. Je suis cette belle route jusqu'à Ugine, mais un brusque crochet à gauche m'engage sur le sentier de chèvre de la Forclaz de Queige, raide et sinueuse pente d'où l'on découvre sur le petit braquet les usines d'Ugine noyées sous leurs fumées, puis plus haut, des pâturages. Du sommet, j'aperçois le splendide massif du Mont-Blanc. J'ai recouvré en bonne partie mon allant, la défaillance de la Colombière n'était sans doute qu'un coup de fringale. J'amorce une descente difficile jusqu'à Queige où je fais pointer mon carnet, puis la descente devenue facile me conduit vers Albertville. De là, je fonce sur Moûtiers, en admirant au passage une ruine médiévale ayant fière allure, puis sur Bourg-Saint-Maurice. La pluie a fait place à un temps nuageux clair, très frais, et malgré la route en faux plat ascendant, je parviens à Bourg sur le 50 x 17 assez fringant, non sans jeter de temps à autre de brefs coups d'oeil sur la vallée de la Tarentaise au fond de laquelle coule l'Isère.

    2ème étape : L'HIVER. Le lendemain, après un déjeuner rapide "aux aurores", je nettoie un peu ma machine, et surtout, je lubrifie câbles et ressorts car la journée s'annonce dure avec les deux "géants" au menu : Iseran et Galibier. Dès la sortie de Bourg, juste après l'envoi d'une carte postale depuis Seez, je crève : cela devient une habitude en début d'étape ! Heureusement, cette fois ma femme n'est pas loin, et je change rapidement de roue, puis je m'engage dans une vaste vallée glaciaire au fond de laquelle je longe le lac de Chevril ceinturé par le barrage de Tignes. Je crois me souvenir que l'ancien village de Tignes se trouve là, sous les eaux ... Quelques tunnels me rappellent ceux du Lautaret du B.R.A. 67 et de contre-pentes en raidillons, j'atteins Val d'Isère. Il existe ici, même en plein été, une animation de station de ski, et d'ailleurs je repère le magasin de sports des soeurs Steurer en traversant le village.

    Le temps est nuageux, plombé, très frais, et le paysage que je découvre depuis un moment est grandiose, fait de pans formidables de roches mangés par les glaciers. Je me sens minuscule dans cet univers minéral ... Plus haut, j'ai la révélation qu'il gèle (vers 2500 m) car je vois l'eau du ruisseau qui courait naguère à ma rencontre s'épaissir, blanchir, hésiter entre le solide et le liquide ! Je grimpe pourtant en maillot et cuissard sans ressentir les morsures du froid, tant la pente me tient en haleine. Au sommet (alt. 2770 m ; km 46 de l'étape), je fonce cependant au chalet tout proche ; un thermomètre indique - 6° : c'est l'hiver en plein été ! Je suis malgré tout heureux, car j'ai vaincu bravement le toit de mon raid.

    Après avoir enfilé maillot à manches longues, imper, bonnet de laine, gants complets, j'enclenche le 50 x 15 et file dans la descente, mais, très vite, je prends peur car mes doigts s'engourdissent de froid et ma force diminue pour actionner les freins. Je fais ainsi plusieurs kilomètres assez crispé, mais, l'altitude diminuant, la température redevient comparativement douce, et le paysage lunaire du sommet fait place à une maigre végétation de montagne. J'avais étudié la carte et le profil, et j'avais imaginé me glisser sans aucun effort jusqu'à Saint-Michel de Maurienne, me couche sur ma machine qui avance à une vitesse désespérante. Les kilomètres passent lentement, les rafales m'épuisent, je ne descends pas l’Arc comme une flèche !!! A Saint-Michel, ma femme m'attend avec un petit repas impromptu : il est le bienvenu car je suis "cuit" et attaquer le col du Télégraphe ainsi serait insensé. Le petit en-cas dévoré, je repars plus solide, et le moral revient, surtout après m'être aperçu qu'Éole est allé jouer ailleurs.

    L'ascension du Télégraphe se fait dans l'euphorie, et le Fort qui surplombe la route et domine toute la vallée de la Maurienne ne résiste pas longtemps à mes assauts sur le 26, puis 22, et enfin 19 dents. J'atteins Valloire à 15 h 15 décidé à en découdre dès le pointage fait. Le Galibier sera autrement coriace, défendu au-dessus de Plan Lachat par de fantastiques murailles rougeâtres dignes de celles de Jéricho. Pour l'heure, je mouline dans l’alpage après avoir dépassé quantité de chalets hospitaliers d'où s'égayent des colonies de vacances ; après Plan-Lachat, toujours sur le 42 x 30, j'amorce les lacets très secs, et le froid intense descend à ma rencontre, tandis que j'admire les névés nichés au creux des parois abruptes. A la cote 2556, après m'être équipé comme pour le pôle, je franchis le tunnel ovoïde dont tous les vrais randonneurs connaissent bien l'existence, puis je négocie les virages de la descente, en saluant au passage le Monument Desgrange, père du Tour. L'imper claque au vent comme la voile d'un catamaran qui vire de bord, et par-delà la route du Lautaret, j'admire le glacier de la Meije, glacier carré que je quitte des yeux pour franchir le col du Lautaret sur le grand braquet. Ensuite, c'est la traversée d'une portion abominable de route défoncée avant le tunnel du Rif Blanc. Je poursuis une longue descente facile vers Briançon au milieu des prairies en fleurs et des chalets de montagne. J'atteins la cité la plus haute d'Europe vers 18 h 15, heureux quoique fatigué, mais ce n'est que vers 20 h que, complètement démoralisés, nous trouvons, hors de la ville, un havre où nous dînons avant de sombrer dans les bras de Morphée.

    3ème étape : le PRINTEMPS. Tôt le matin, je pratique un peu de spéléologie dans l'hôtel pour récupérer ma bicyclette à la cave, et comme tout dort, je suis contraint de sortir avec elle par une fenêtre.

    Le ciel est très dégagé, mais l’air très vif comme sur la Côte Basque en avril. Dès le départ, j'aperçois la Haute-ville de Briançon dont les fortifications sont l'œuvre de Vauban, et où les rues sont partagées en leur milieu par un ruisseau de 20 cm de profondeur ! Hier soir, en voiture, nous pestions contre ce dédale plein d'embûches...

    A la sortie de la ville basse commence le prestigieux Izoard qui se montre débonnaire tout au début, mais qui ne tarde pas, plus haut, à justifier sa belle réputation. Dans l'air immobile se dressent à mi-pente, de magnifiques mélèzes qui me feront escorte presque jusqu'au refuge Napoléon. Sur les talus, une intense floraison s'épanouit de lacet en lacet. La pente est raide, mais je me sens fort et souple et le panorama qui s'offre à mes yeux est splendide, éclairé par un soleil radieux. Si, dans les Alpes, les "tarif" minimum est souvent de 15 kilomètres d'ascension, l'ampleur des paysages est une large compensation aux efforts consentis.

    Je m'arrête au refuge Napoléon pour un pointage et pour acheter quelques cartes postales. Un kilomètre plus haut, je fais une nouvelle halte courte pour m'alimenter et me vêtir chaudement. Le soleil levant donne une lumière rasante qui allonge les ombres et me confère une allure de "géant de la route" en ce haut-lieu du Tour de France.

    Dans la descente, je découvre immédiatement la Casse Déserte et ses éboulis fameux. Ici, peu de végétation, c'est le chaos d'où surgit ça et là un conifère ... Je freine et m'arrête devant la stèle Fausto Coppi, érigée par les lecteurs du journal "l'Équipe", et je me recueille un bref instant devant l'image de ce grand sportif.

    Puis je poursuis ma route d'un lacet à l'autre, accompagné par une haute futaie de mélèzes a travers laquelle pénètrent les rayons d'un joyeux soleil. Je me sens heureux, sûr de moi, et au terme d'un "schuss" prodigieux, j'atteins Arvieux à 80 kilomètres à l'heure, puis Guillestre. Au bas d'une descente étourdissante, je traverse un marché très achalandé, puis sans transition, me voici dans le col de Vars : les heures se suivent et ne se ressemblent pas car je suis tout de suite à l'ouvrage sur le braquet minimum, et ce, durant quatre ou cinq kilomètres, puis alors que je découvre par degrés de magnifiques perspectives de haute montagne, la pente se fait plus douce. De gracieux chalets disposés dans l'alpage m'indiquent que je traverse le village de Vars et ses satellites.

    Le temps est superbe, la cadence est ferme : à ce train-là, je ne manque pas d'arriver au Refuge Napoléon où je pointe, puis après trois kilomètres, d'ascension supplémentaires, j'atteins le sommet, et je rencontre Jo Routens en vacances, qui vient de gravir l'autre pente de Vars.

    Il est 11 h 15 ; tout en bavardant, je me restaure sur l'aile de la voiture, j'enfile imper et jambières, et après avoir salué le grenoblois, je plonge dans la vallée de l'Ubaye, de courbe en ligne droite, poursuivi par l'Escort jaune jusqu'à Barcelonnette.

    Je m'engage dès la sortie de la ville dans les Gorges du Bachelard, vallée torrentueuse en V, très étroite, où la chaussée a souffert des rigueurs climatiques. Le cadre est sauvage et très pittoresque, la route sinuant au fond d'une immense tranchée... Au bout de 15 kilomètres, la vallée s'évase et quelques bosquets d'épicéas garnissent les pentes arides des monts qui cernent l'échancrure finale située a 2326 m d'altitude. Le soleil resplendit dans l'azur où naviguent quelques cumulus. Au sommet, je m'alimente un peu (car la réussite d'un raid passe obligatoirement par l'estomac) et je soigne la plante de mes pieds échauffée par quelques 20 kilomètres de pression rythmée sur les pédales, et par une température qui s'élève à mesure qu'on approche des rivages méditerranéens.

    Dans la descente, les lacets superposés obligent le cycliste et ses suiveurs à un enchaînement de réflexes très précis, tant les virages sont serrés et rapprochés les uns des autres... Cependant la route se rectifie un peu et je desserre a nouveau les cale-pieds à Entraunes pour un pointage, puis à Saint-Martin d'Entraunes pour y déposer une carte postale. Le temps est magnifique, enluminant les monts arides qui annoncent la Haute-Provence. Je sens que je "marche" et, de ce fait, le moral est excellent. Il est 15 h 55 et peu après la fin d'une descente sans histoires le long du Var naissant près du col de la Cayolle que je viens de vaincre, j'atteins le pied du dernier col de la journée, le Valberg qui grimpe à 1700 m d'altitude.

    La route est splendide, au double point de vue du revêtement asphalté et du paysage ; aussi loin que porte le regard, les bois verdoyants s'étalent et seule la saignée d'une voie montagnarde qui serpente vers la station de ski me guide pour la suite. A cette heure, je mouds du 42 x 30 car le pourcentage est respectable, et la chaleur forte encore. J'arrive à 17 h 55 à Valberg, où m'a précédé mon épouse pour chercher un gîte pour passer la nuit, l'expérience de Briançon nous ayant servi de leçon. Ici les tarifs sont ceux des grandes stations très élégantes, c'est-à-dire, très élevés. Mais nous faisons un excellent repas, et le "plat du jour" ayant été garni de 4 grands cols, tout s'oublie dans un sommeil réparateur, après un ultime coup d'œil à la chaîne des monts qui s'évanouit dans la brume.

    4ème étape : l'ETE. Dès potron-minet, et comme d'habitude (mais jamais de nuit), je m'affaire autour de ma bicyclette, prépare mon bidon, procède à un massage des jambes et des reins. Par la fenêtre du studio, j'aperçois un immense panorama de monts bleutés par l'ombre nocturne, et, du côté de l'orient, l'astre du jour, qui dispense sa lumière avant d'inonder généreusement la Terre de sa chaleur.

    Je prends le départ dans ce cadre majestueux, et gagne Bueil par une route facile avant de m'engager dans les Gorges du Cians : terrifiantes et magnifiques Gorges du Cians ! Imaginez un toboggan taillé dans des schistes rouges qui suintent, d'abord en surplomb, puis au niveau d'un torrent impétueux qui projette une poussière liquide, sinuant durant 25 kilomètres avec des étranglements appelés "petite clue" ou "grande clue". L'effet est fantastique, la descente dans ce canyon, dantesque... A la longue, l'enchaînement des virages fatigue les réflexes et vous amène à douter de vos capacités, à slalomer plus avant. La roche pourpre fait place plus bas au calcaire plus friable dans lequel le torrent a taillé plus largement, et j'aperçois au détour d'une courbe, un pêcheur en cuissarde qui guette la truite si vive qu'elle peut remonter pareil courant !

    Enfin nous débouchons, cycliste et automobilistes, sur la N 202 de Puget-Théniers, éreintés et émerveillés. Une petite séance de strip-tease prélude à une chevauchée le long du Var que je descends, bride abattue sur le 50 x 15. Le soleil m'accompagne dans ma course vers le Pont de la Mescla que je dépasse malencontreusement de 7 kilomètres. De retour au Pont de la Mescla, je chemine maintenant sur le 42/17 puis 19 dents dans une vallée ascendante (celle de la Tinée) puis aborde bientôt le pied du col Saint-Martin. Le début, s'annonce très dur, sous l'ardente caresse d'un soleil provençal, et pourtant, si la fournaise se confirme plus haut, la pente s'adoucit pour me permettre l'emploi du 25 dents ; je me sens bien, j'ai l'intime conviction que maintenant, rien ne m'empêchera d'aller au bout. A Saint-Dalmas Valdeblore, je fais pointer mon carnet de route en apprenant la signification de Valdeblore (val de pleurs), lointaine survivance des sévices d'un "Barbe-Bleue" local qui affamait sa femme (Bramafan : brame de faim, autre vallon proche de ce lieu). J'atteins bientôt le sommet du col Saint-Martin qui s'élève à 1500 m d'altitude et qui est un rendez-vous de skieurs, l'hiver. Pour l'heure, je dévale sous un ciel superbe et au milieu des sapins, vers Saint-Martin Vésubie.

    Il est près de midi quand, après m'être soigné les pieds et le séant avec pommade et talc tellement il fait chaud, j'aborde les premiers lacets du col de Turini. Quoique physiquement et moralement armé, je vais connaître un calvaire au cours de cette ascension dans une étuve.

    Le climat méditerranéen se fait de plus en plus sentir dans sa sécheresse. J'ai aperçu tout à l'heure des oliviers, et la montée s'effectue maintenant dans un décor très beau, au milieu de chênes-lièges et de cigales dont les stridulations ne me quitteront plus. Je ruisselle de sueur, la casquette blanche au ras des yeux, un mouchoir humide glissé à la volée sur la nuque par mon épouse au sortir d'un virage... Je scrute comme tous les montagnards une hypothétique échancrure qui trahirait le sommet du col, mais la végétation est très dense, et quinze kilomètres d'agonie m'amènent enfin, dans l’air vibrant de chaleur, à la cote 1607 m, sommet du Turini, où je fais pointer mon carnet, puis me restaure à 13 h 30 en compagnie des miens sur un talus.

    Je repars une demi-heure plus tard, mais léger contretemps, je brise le câble de mon dérailleur en passant le grand plateau. Je répare calmement, puis les forces reconstituées par l'alpage champêtre, je file vers ce que je crois être la descente, et qui n'est autre que la route en faux-plat vers Peira-Cava. Au bout de six kilomètres, j'ai un doute, je consulte la carte, j'ai compris... Je reviens au Turini pour cette fois plonger vers Sospel, au terme d'une descente très sinueuse, où les arbres, les cultures en terrasses, attestent que nous approchons des rivages de la "Grande Bleue".

    Complètement ressuscité, j'attaque en compagnie de deux enfants qui jouent aux coureurs, le col de Castillon, facilement enlevé sur le 42/22. Au sommet, j'ai un choc émotif intense : une vaste étendue uniforme se distingue au loin, que je confonds d'abord avec le ciel, puis que j'identifie comme étant.... la Méditerranée !!! Quelle joie de revoir la mer si bleue, si calme, après la houle d'une longue route de montagne ! Le soleil incendie tout tandis que je franchis le Viaduc du Caramel où le goudron se ramollit ; j'ai les membres et le front bronzés comme un Andalou, mais n'ai d'yeux que pour Menton qui étale sa végétation africaine, et pousse l'exotisme jusqu'à couvrir le chef des gardiens de la paix d'un casque colonial.

    Après 17 h 15, le timbre humide apposé sur le carnet, je quitte les rivages enchanteurs pour aborder la Grande Corniche qui mène à la Turbie. Tout va bien, malgré un trafic routier intense, et j'admire au passage de somptueuses villas bordées de palmiers, les aloès tentaculaires, puis à mesure que je m’élève au rythme du 42 x 22, je découvre un panorama maritime d'une ampleur et d'une beauté merveilleuses. La rade de Villefranche puis le Cap-Ferrat apparaissent, enfin au détour du chemin, se campe soudain le Trophée des Alpes, célèbre monument romain, "mon" Trophée après tant de luttes, de difficultés vaincues une à une; de souffrances endurées à certains moments... Comme l'Empereur Auguste, je pénètre le front haut dans la Turbie où j'effectue l’avant-dernier pointage à 18 h 10.

    Plus loin, après le col d'Eze, en pleine vitesse sur le grand braquet, je dévale vers le but du voyage, que soudain je surplombe du haut d'une corniche : Nice est là, dans un décor de rêve, au pied de la montagne, et au bord de "mare nostrum". Je me sens fatigué certes, mais "cyclistement" costaud et, tandis que je perds de l'altitude, je revois en un flash-back fulgurant, des images des journées précédentes. Je revis en un instant un condensé de l'aventure montagnarde la plus formidable qu'il m'ait été donné d'accomplir et que ne n'oublierai pas de sitôt.

    Je pointe une ultime fois dans l'avenue des Diables Bleus à Nice, à 18 h 40. Je charge mon vélo sur l’Escort dans le soir tombant afin de quérir un hôtel, la tête pleine des visions de la journée, un peu triste pourtant qu'une telle aventure merveilleuse soit déjà finie : 770 kilomètres de montagne jalonnés par 19 cols et marqués par une élévation totale de 15.198 m, effectués en 84 heures juste, soit environ 4 étapes de 200 kilomètres.

    J'ai certes la conviction d'avoir accompli une randonnée sportive difficile, où le muscle et le nerf sont sollicités généreusement, mais où l'esprit est resté constamment le témoin des paysages traversés, et aussi le contrôleur attentif de ce muscle et de ce nerf, tantôt prostrés, tantôt euphoriques ... C'est dire que j'ai respecté l'éthique cyclotouriste dans ce qu'elle a d'essentiel.

    Le lendemain, je retrouvais mon camarade de club, Graciet, qui avec 24 heures de décalage, avait lui aussi réussi son test montagnard, éprouvé les mêmes joies ou les mêmes peines, et c'était bon de se confier à un cycliste qui comprenait si bien ce que les mots signifiaient !


Francis SAUZEREAU.