Revue N°3 page 30

MAUVAIS DEBUTS

par René LORIMEY de VILLEURBANNE (69)

 


    1935 représente un tournant de mon existence qui était pourtant bien courte à cette époque-là. Je ne l'ai bien sûr compris que longtemps plus tard, lorsque mes pérégrinations cyclotouristiques m'eurent conduit au fil des années dans presque tous les massifs montagneux de notre vieille Europe. C'est cette année-là que je fis mes débuts dans le tourisme à bicyclette. Je venais de réussir à décrocher brillamment (hum !) mon certificat d'études, et mon père m'avait offert mon premier vélo d'homme ! un horrible engin, tout juste bon pour aller à la pèche sur les bords du Rhône, mais qui me parut à l'époque à l'avant-garde de la technique. Pensez donc ! Il suffisait de retourner la roue arrière pour grimper les côtes avec un pignon fixe exactement comme les champions du Tour de France (le dérailleur n'y fut autorisé qu'en 1937). Je leur vouais une grande admiration aux Géants de la Route et, en secret, j'ambitionnais de leur succéder ; Leducq, Magne, Vietto étaient mes préférés, le premier pour sa carrure athlétique, le second parce qu'il était Auvergnat comme mon grand'père et le troisième pour sa jeunesse. J'aurais tout aussi bien admiré Vélocio pour ses belles moustaches mais je n'en avais, bien sûr, jamais entendu parler.

    En attendant de songer aux Galibier, Tourmalet, et autres Aubisque, je lorgnais avec convoitise vers le mont THOU, un modeste sommet dépassant à peine 600 m. dans le massif des Monts d'Or Lyonnais. Ce mont Thou, on pouvait le voir de tous les coins de Villeurbanne qui, mis à part ses fameux gratte-ciel, n'avait pas encore connu l'invasion bétonnière ; en certains endroits, il y avait encore des vaches.

    Je savais, pour y être déjà monté en voiture, qu’une route conduisait jusqu'au sommet et je me souvenais même par où il fallait sortir de Lyon pour prendre cette route ; connaissance appréciable qui m'éviterait de demander aux agents de police mon chemin. Ils m'effrayaient beaucoup avec leurs grosses moustaches, ces agents de police, et ils avaient un peu tendance à voir dans chaque galopin en vadrouille, un chenapan en puissance.

    Grimper à vélo là où j'étais déjà monté en voiture était devenu ma grande préoccupation. J'en parlais discrètement à Albert, un copain de mon âge qui n’avait jamais vu de montagne de près et qui fut tout de suite enthousiasmé par ce projet.

    Ce fut un jeudi après-midi que l'on partit pour notre expédition avec la foi qui soulève les montagnes, alors qu'il nous aurait plus simplement fallu l'entraînement qui permet de monter dessus. J'étais donc juché sur mon racer flambant neuf, et Albert sur une bicyclette de grande fille dont sa mère s'était servie avant 1914. Je ne sais pourquoi, je pensais à Don Quichotte et à Sancho Pança dont on nous avait lu les aventures à l'école, et, en toute modestie, Don Quichotte, c'était moi. Pour tout arranger, nos parents toujours si circonspects sur nos sorties, s'étaient montrés ce jour-là fort peu curieux : "Je sors avec Albert", avais-je dit aux miens. "Je sors avec René", avait-il dit aux siens. Leur seule réponse fut "N’allez pas trop loin, il va pleuvoir".

    La traversée de Lyon ne nous posa aucun problème et, dès les premières pentes des Monts d'Or qui commencent dans les faubourgs Nord de la ville, je voulus expérimenter mon pignon fixe. Le résultat fut des plus décevants. Après un quart d'heure de vains efforts, je dus renoncer à faire tourner cette diablesse de roue arrière et me contenter de ma roue libre comme tout le monde, non sans m'être pincé les doigts et maculé de cambouis jusqu'aux poignets. Puis la prophétie paternelle se réalisa, il commença à pleuvoir, mais il était écrit que rien ne nous arrêterait. Passé Saint-Didier, le dernier village, la belle route goudronnée se transformait en route en terre qui tournait bien vite au chemin de char à mesure que l'on approchait du sommet, et comme la pluie redoublait d'ardeur, je vous laisse imaginer l'état dans lequel nous étions à une époque où le bon nylon dont on fait les pèlerines était encore un projet de laboratoire.

    Albert finit par émettre l'idée de faire demi-tour. D'un geste qui se voulait théâtral, je lui montrais la grande croix de pierre qui dominait le sommet en clamant : "Tu crois qu'il n'aurait pas voulu faire demi-tour celui qui est mort là-dessus". Albert, que ses parents élevaient dans la plus stricte irréligion ne comprit pas grand-chose à cette proclamation, sinon qu'un homme avait dû mourir là-haut, au somment du mont Thou, un jour de pluie, et que s'il ne voulait pas passer pour une mauviette, il devait courir le risque de subir le même sort.

    Il y avait à cette époque, au sommet du Mont Thou, un vieux fortin désaffecté et transformé en auberge (aujourd'hui, il y a un radôme). Nous finîmes par y arriver - je devrais dire : y échouer -. A l'intérieur brûlait un bon feu de bois, et comme nous étions assez riches pour nous offrir une bouteille de limonade, il ne restait plus qu'à entrer et se faire sécher.

    Et le temps passa. Il passa beaucoup trop au gré de la tenancière qui finit par s'inquiéter et nous poser des questions sur notre équipée et sur notre provenance.

    Quand nous l'eûmes renseignée, elle jeta les hauts cris : "Mais, petits malheureux, il est 7 heures, dans une heure, il fera grand nuit ; rentrez vite chez vous !" A cette révélation, nos cheveux se hérissèrent de terreur ; sept heures du soir, l'heure limite admise par nos parents pour rentrer à la maison. Dans quelques minutes, ils allaient commencer à s'inquiéter, et bien entendu, personne ne savait où l'on était.

    Notre retour ressembla plutôt à une débâcle. Pour commencer, je manquais un virage et je n'évitais la chute que grâce à la complaisance d'un buisson fort bien placé. Albert s'enlisa dans une ornière. La nuit vient, et comme de juste, ma dynamo me refuse tout service, ce qui me valut quelques sarcasmes de la part d'Albert qui avait au moins l'excuse (si l'on peut dire) de ne pas, avoir d'éclairage ; ... et il pleuvait toujours.

    Je vous laisse imaginer notre arrivée à la maison. Tout le quartier en alerte et tous nos voisins prêts à partir à notre recherche. Monsieur Gaston, le seul à posséder une voiture, était déjà au volant pour aller alerter la Police ; Monsieur Joseph parlait de lancer son chien sur notre piste, un brave corniaud perclus par l'âge et dont le flair se limitait tout juste à distinguer sa pâtée de celle des poules. Monsieur le Curé et Mademoiselle Estelle (une vraie terreur à la carrure de Cuirassier) qui brandissaient la satanique menace croyant que j'avais chargé ma conscience d'un horrible mensonge en disant à mes parents que j'étais allé au patronage. En réalité, je n'avais pas dit de mensonge, mais seulement omis de dire la vérité, ce qui n'était justiciable que du Purgatoire. Ouf ! Je l'avais échappé belle ! Il y avait aussi Monsieur Gustave qui avait décroché fusil de chasse et cartouchières, je me demande encore dans quel but ? Enfin, l'irascible Père Benoît, ennemi juré de la nouvelle vague, vociférant qu'il fallait fesser, fouetter, etc... et "dresser le poil"... et de citer pour mémoire les "torgnioles" que lui avait administrées, dans un lointain passé le Grand'père Benoît.

    Je l'avais d'abord admiré, ce Père Benoît. Ne m'avait-il pas dit qu'il avait fait le Tour de France, mais le jour où j'appris que c'était celui des Compagnons Serruriers, je n'éprouvais plus pour lui qu'un mépris condescendant.

    Ce fut malheureusement à son avis que nos parents se rallièrent. On l'avait bien mérité, mais le plus humiliant, ce furent les quolibets de nos voisins qui ne se privèrent pas d'épiloguer pendant toute une semaine sur l'état de nos fesses doublement tannées par le cuir de la selle et la poigne paternelle.

    Et c'est ainsi que par un mauvais jour de Mai 1935, la larme à l'oeil et le postérieur douloureux, j'ai découvert les "joies" du cyclotourisme.

René LORIMEY.