Revue N°3 page 48

LE 101 ème

par Michel PERRODIN de Talant (21)

 


    Toute aventure muletière commence par une arithmétique du niveau du cours préparatoire : 2440 - 1840 = 600 : 400 : 1,5. Si tout va bien, l'ascension sera donc bâclée en une heure et demie.

    Il est déjà 17 h 30, et il me restera assez de faux jour pour éclairer ma descente du port de Benasque à la cabane de l'Homme, si cabane il reste. A vrai dire, c'est plutôt le port voisin de la Picade qui me faisait rêver, avec ses prolongements tentateurs du Pas de l'Escalette, de la crête de Crabides et des grandes pentes d'alpages tombant sur Luchon.

    Mais cette portion de l'Espagne n'est pas la Beauce, et ma vieille et fidèle roue libre n'a pas voulu attendre quelques jours de plus la retraite méritée après 20 000 kilomètres de bons services. Peu de spectateurs, heureusement, sur cette route de Castejon de Sos à Benasque, pour apprécier le comique de ma ridicule prestation renouvelée à intervalles de plus en plus réduits, et qui consiste en un préalable clownesque de quelques dizaines de pédalages dans la semoule en attendant l'accrochage mal assuré d'un cliquet moribond.

    Tout de même, la fin de cette chaude après-midi de Septembre me voit parvenir, tantôt à pied, tantôt en selle, dans la prairie déserte où l’on peut chercher la source de l’Esera, si l’on a du temps à perdre. Moi, j'en ai a gagner alors adieu à la Picade et va pour Benasque. Le sentier, commun aux deux cols, prend en écharpe le versant Sud de la grande chaîne frontalière. Un serpent attardé manque laisser traîner sa queue sous ma semelle gauche : mauvais présage. Bravement, je continue. La trace s'élève régulièrement jusqu'à une fenêtre rocheuse derrière laquelle se contorsionne une série de lacets. En face, le refuge de la Renclusa se tapit au creux d'un sinistre pierrier, sous le front de la Maladetta dont le glacier blême se perd dans une chape de brumes. Tout en bas, une multitude de moutons, semblable à une invasion de vers blancs, a pris possession de la prairie à grands bruits de sonnailles.

    Les uns après les autres, les lacets sont grignotés, sans souci des embranchements parasites ; un seul impératif ; au plus court et au plus vite, droit vers la crête sous laquelle se présente une pente d'éboulis rouges. Appuyant à droite, le sentier fraye sa mince trace en direction de l'ouverture du col. A peine une heure et demie, et malgré ces quelques minutes gagnées, pas question de s'y abandonner à des états d'âme, car la Maladetta disparaît déjà presque totalement derrière les paquets de brouillard gris qui surgissent sans discontinuer de la vallée.

    Un petit vallon pierreux s'ouvre derrière le col ; des écharpes cotonneuses le survolent, avant d'aller se dissoudre en altitude. A l'extrémité du vallon, une bifurcation ; il était pourtant si doux de foncer sans réfléchir. Avant de m'en remettre à mon intuition de vieux coureur de montagnes qui ne m'a jamais trahie, une reconnaissance s'impose ; plaquant là le vélo, j'atteins en quelques minutes de course la crête où m'a conduit l’assez bon chemin partant par la gauche et marqué d'un F à la peinture rouge. D'ici, on devrait voir les Boums de Port ; pourtant, il n'y a rien qu'une profonde vallée à gauche, et devant, la trace qui se poursuit dans l'alpage immense avant de disparaître dans la pénombre. Au grand galop, je reviens au vélo. L'autre branche du sentier, marquée d'un E, dévale un petit ravin pentu menant droit devans à des alpages, face à une grande chaîne toute noire qui tombe sur une profonde et invisible vallée.

    Ma chère intuition me tire vers le haut, mais remonter ces cinquante mètres avec le vélo ! Non, il s'agit surtout de gagner du temps, descendre, descendre... Alors descendons, sans plus nous soucier des marques à la peinture rouge, si courantes dans les réserves de chasse pyrénéennes.

    Passé le petit ravin, le sentier court, facile, dans l’herbe ; le jour baisse de plus en plus, et mes yeux fatigués de fixer la trace pâle qui les guide, devinent dans la pénombre ici, la pente d'un toit, là, un mur blafard que l'approche transforme immanquablement en blocs de rochers inhospitaliers. Au bout d'une heure, il est clair, s'il l’on peut dire, qu'on n'y voit plus rien, et qu'une mauvaise nuit à la belle étoile vaut mieux qu'une bonne entorse.

    Installé derrière un rempart de roc, piètre abri contre le vent qui enjambe le port, j'expédie sans appétit un repas de naufragé avant de me glisser dans la tiédeur rassurante de mon duvet, sous le ciel sans -étoiles...
... La pluie m'a épargné, mais le vent a tournoyé sans cesse autour de mon abri, et pour ma distraction en ces heures d'insomnie, j'ai eu la compagnie d'une petite musaraigne facétieuse qui n'a cessé de tourner autour de ma tête, pour finalement me planter ses incisives dans le nez !

    Enfin, j'ai survécu, mais c'est dans un état de toute relative fraîcheur qu'en ce petit matin nuageux, je reprends la descente interrompue par la nuit. Ma trace se perd sur un replat d'herbe, face au grand versant noir, tout proche. Perdu, un peu plus, un peu moins, ce qui n'a rien de très effrayant lorsqu'on ne sait plus ou on est et qu'on ne cherche pas à le savoir, je finis par retrouver mon sentier après quelques vaines incursions dans la forêt qui me sépare de la vallée ; il dévale sur la gauche un petit berceau de prairies et se pare de rassurantes balises jaunes ; plongeant dans la forêt, il tombe bientôt sur un petit alpage bruissant de clochettes qui se blottit tout au fond du cirque. Il y a là un refuge pimpant près duquel se dresse un grand panneau de bois rustiquement encadré. Une route goudronnée vient ici terminer sa carrière. On n'en demandait pas tant ! Sur le panneau, on peut lire les recommandations habituelles sur la protection des sites, mais à moins que je ne délire, c'est de ... l'espagnol ! Je n'ai pas forcé sur la moscatelle, je le jure ! Vite à la fontaine ! Une petite toilette esbaudira sans doute mes esprits animaux, comme aurait dit Montaigne dans un cas semblable. Mais voici qu'approche un vieux berger ; il ne parle pas français ; l’espoir s'évanouit comme les chalets, hier soir. Comment ! Suis-je toujours en Espagne ? Et ou ?

    Je regarde le vieux berger s'éloigner et j'imagine qu'il doit se tapoter doucement le menton, en se posant des questions sur la bonne santé mentale d'un individu monté ici à vélo, et ne sachant plus où il se trouve. Une chance qu'il n'ait pas le téléphone sous la main ; il serait capable d'alerter les brancardiers de l'asile le plus proche pour les prier de venir prendre livraison de cet énergumène à l'étrange comportement.

    Bien qu'ahuri, je parviens tout de même à retrouver les gestes normaux du "cyclo" en perdition : sortir la carte et la déplier. Gestes oubliés depuis la veille dans l'angoissante course contre la nuit. Comble de l’ironie pour le malin qui se contente habituellement de la Michelin au 1/200 000, j'avais pris cette fois la précaution d'emporter l’IGN au 1/50 000 ... et ma boussole ! De quoi se vanter.
Trêve d'excitation. Restons calme l Sur la carte, pas de route sur la partie espagnole, mais un nom qui éveille en moi un vague souvenir : Goueil de Joneou ; si ma mémoire est fidèle, c'est l'origine d'une des branches de notre Garonne nationale, et il semble bien que je sois venu échouer là, et il n'est d'autre issue que de se laisser guider par le ruban gris de la route, jusqu'en bas.
Et voilà comment on se retrouve dans le Val d'Aran après avoir pris, par inadvertance, le port de la Picade au lieu du port de Benasque, et malgré une intention première conforme ... à l’erreur, (histoire de fou !), à ceci près qu'il eut fallu, derrière la Picade. remonter au Pas de l’Escalette, suivant ma chère intuition, et la lettre F. Tout de même, un enfant de six ans l'aurait compris : E et F, Espagne et France, cela n'avait rien d'une énigme pythique. Décidément, je n'étais pas en forme. Quant au port de Benasque, il suffisait pour l'atteindre, de virer franchement à gauche dans les lacets, en suivant une des supposées fausses pistes.

    Humilié et vexé, je le suis comme jamais je ne le fus dans ma longue carrière, malgré les circonstances atténuantes et bien que les conséquences sur la suite de la randonnée n'aient rien de dramatique. Mais quand même, après 100 cols muletiers, se prétendre affranchi, et au 101ème, faire une erreur de port, pour un postier, il n'y a pas de quoi être fier !

Heureusement, pas de quoi se décourager non plus !

Michel PERRODIN.