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COMMENT JE SUIS DEVENU CYCLOMULETIER

Revue N° 07 Page 24

Mes débuts de cyclotouristes se sont passés d'une manière si banale si simple et ne possédant ni l'imagination, ni la verve d'un Jacques Faizant, je ne pense pas qu'ils puissent beaucoup intéresser les lecteurs de la revue des Cents Cols. Je préfère donc traiter d'une spécialité pour laquelle je me suis découvert des dispositions et un enthousiasme qui ne fait que grandir. Je suis donc cyclotouriste à part entière sur le plan général mais cyclomuletier en particulier et furieusement ! Et mon grand regret, c'est de n'avoir pas la plume à la hauteur de mes convictions pour transmettre aux collègues ce virus exaltant. Je suis, à ce sujet, heureux de remarquer, dans notre revue, une affluence croissante de récits "hors des chemins battus". Ils sont le fait de ceux qui en ont assez des routes encombrées et dangereuses, des brevets et autres "épreuves" plus ou moins sportives et réglementées, qui sont la négation même du cyclotourisme libre et indépendant. Quand je suis seul sur le sentier, la même incertitude m'étreint : je suis à la merci des mêmes dangers que l'animal dans la nature : le brouillard, l'orage, la trace emportée, la nuit qui vient trop vite ... et d'autres encore. Mais ces difficultés que j'ai choisies délibérément d'affronter, de surmonter, sont un des apanages du tourisme à bicyclette et je souhaite que tous les cyclos digne de ce nom soient tentés et s'évadent ainsi du troupeau grégaire de la société actuelle.

Mais je reviens à mon sujet. Mélangez un rien d'obstination, un brin de penchant pour l'insolite, un soupçon d'amour de l'aventure, une forte dose de goût de l'effort solitaire. Liez le tout avec une bonne sauce de passion de la montagne, relevée d'un bouquet d'enthousiasme... Si on en fait de cette pâte là, ne plus attendre pour goûter aux joies supérieures de la "cyclomuletade".

En ce qui me concerne, ça m'a pris en 1953. Partir pour passer le col de l'Iseran ou celui du Galibier, remonter simplement la vallée de la Tarentaise parmi le flot des motorisés, me parut fort ennuyeux et conformiste au possible. Alors pourquoi ne pas plutôt traverser le massif du Beaufortain dans le calme et l'immensité des alpages. L'occasion de quelques kilomètres de route manquants fut trop belle pour ne pas servir de prétexte à un coup d'essai, qu'il serait prétentieux de qualifier de coup de maître.

Une demi-heure de descente à pied, le vélo à la main, du col de Cormet de Roseland au village des Chapieux, rien qu'un semi-chemin muletier fut suffisant et je fus conquis par l'attrait de cette formule alliant la marche à vélo à la marche à pied, qui permettait d'infinies combinaisons d'itinéraires, alliant le coté pratique à tous les autres avantages plus subjectifs que devait en retirer ma nature de cyclotouriste, dit "contemplatif".

Depuis cette "première", des dizaines d'autres cols non carrossables ont été marqués des empreintes de mes roues de vélo et de mes souliers. A chacun d'eux se raccrochent des souvenirs particuliers qui sont toujours en mémoire. Ici l'accueil éberlué d'une bande de jeunes hollandaises exubérantes, dans la neige jusqu'au genoux. Là, celui, plus discret, de deux chamois peu farouches, tel col franchi dans une ouate épaisse et angoissante, tel autre qui m'a vu bivouaquer en pleine crête, entre brume et étoiles. En descendant, celui-là, j'ai du me faire tout petit en traversant un alpage peuplé de taureaux, à l'œil aussi sombre que le pelage; ailleurs, le torrent grondant sous un simple rail tordu, jeté au-dessus en guise de passerelle improvisée... Et que sais-je encore...! C'est d'ailleurs tout cet ensemble qui fait qu'on aime ce genre d'aventures dont aucune, finalement, ne déçoit. Mieux, ce sont les plus, je dirais, contraignantes, qui laissent les plus exaltants souvenirs, à la manière de ces parents qui portent une affection particulière à leurs enfants les plus difficiles.

Certains pourront me faire remarquer que, puisque je manifeste un pareil goût pour la marche à pied, je suis bien stupide de m'encombrer d'un vélo. Certes, si j'en faisais une exclusivité, ceux-là n'auraient pas tort mais, ce que j'appelle la cyclomuletade est affaire d'opportunité, d'occasion. La marche se pratique dans le cadre de la randonnée cyclotouristique en montagne et valable, là seulement dans le cadre du cyclotourisme en général. Par ailleurs, il est évident que plus on connaît de cols routiers, plus on et attiré par les autres, à moins de préférer la certaine sécurité des premiers à l'imprévu des seconds. Mais que diable ! Un peu d'audace. Qu'on essaie une fois et qu'on me dise si la joie, l'euphorie même, d'avoir atteint le but recherché ne vaut pas la petite appréhension ressentie au moment où l'on doit mettre pied à terre, là où finit la route, là où commence le sentier, l'inconnu. Redescendant de l'autre coté, la fin des peines en vue, je peux jurer que plus d'une fois il arrivera de se retourner à différentes reprises pour contempler avec une petite pointe d'orgueil, les difficultés qu'il a fallu surmonter. En faire l'essai et on sera pris au piège, au jeu de l'aventure... et on y reviendra.

Si le terme d'aventure, pour certains, peut paraître excessif, je pense toutefois que mes confrères en cyclomuletier, eux, savent de quoi je parle. L'aventure, en notre temps où l'imprévu n'a plus de place, où la vie de chacun se déroule entre les limites fixées, à un rythme immuable, n'est plus offerte qu'en de très rares occasions, à ceux qui la recherche. Dans notre domaine à nous, cyclos, les sentiers de montagne en sont le dernier refuge... Qu'on y aille !

Michel PERRODIN

Talant (21)


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