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Cap au Nord

Revue N° 08 Page 06

Je suis parti de Savoie voici quarante jours, le temps d'un déluge. De toutes façons, j'étais prévenu, en Norvège, il pleut tout le temps ... Avant de partir, je dois attendre l'ouverture tardive de l'unique magasin du village. Mieux vaut ne rien oublier, le prochain commerce peut être à plus de cent kilomètres ! La matinée est déjà bien entamée quand je commence à rouler. La route suit sagement le bord d'un fjord, d'habitude, elle a plutôt tendance à faire des montagnes russes. Je longe la mer pendant une heure, puis je casse la croûte dans un hameau quelques maisons groupées autour d'une école. Quelques dizaines de kilomètres plus loin, je trouverai un autre pâté de maisons entourant un garagiste, et encore plus loin ce sera une épicerie. Comment peut-on être Norvégien ?

Ces idées me turlupinent pendant que j'entreprends l'ascension du Kvaenangs fjellet, un petit col culminant à 402 m. Altitude assez ridicule chez nous mais déjà sérieuse par ici, à voir la végétation. A cent mètres disparaissent les derniers arbres dignes de ce nom, et à trois cents les bouleaux ont l'air de myrtilles ! Plus haut, on ne les voit plus, ils sont sous une épaisse couche de neige qui contribue à rafraîchir une atmosphère déjà peu propice au vélo. Le Col ressemble assez à l'Iseran (y compris l'hôtel-souvenirs) à ceci près que l'on y a une belle vue sur l'Océan glacial arctique.

Pour ne pas mouiller mon unique collant, je roule constamment en short et chaque descente me glace les jambes. J'ai toujours du mai à repartir. Ce ne sont pourtant pas les rudes petites côtes qui manquent sur la vieille route défoncée qui fait le tour du fjord Kvaenangen bientôt coupé par le pont de Sôrstraumen. Hélas il en manque quelques mètres et je dois faire le tour. Le paysage est beau mais la route si mauvaise que le moral descend à vive allure. Trois heures plus tard, je suis de l'autre côté du pont, mais j'ai fait 35 kms. Et un peu plus loin, la plaie : un chantier, pas un de ces chantiers de chez nous où trois cantonniers se hâtent lentement, mais un chantier norvégien : la route est littéralement labourée sur 30 kms. Cela ne gêne guère les voitures qui foncent encore plus qu'à l'habitude, projetant des pierres dans toutes les directions, et plus spécialement dans la mienne ... A six heures du soir, je quitte le chantier et j'entre dans la Province du Finmark. Un panneau criblé de balles borde la route : Kirkenès 611 kms. Et Oslo, l'autre bout du pays est à 1920 kms derrière moi ...

Ici aussi, la route a été refaite sur quelques kilomètres. En fait de réfection, il y a mieux! une niveleuse rabote les bosses et bourre les trous de terre meuble. A l'œil, c'est parfait, mais les roues ne ratent pas un des trous ainsi cachés. Heureusement, cela ne dure pas, et l'on voit de nouveau tous les nids ainsi cachés. Certains sont même occupés par des mouettes ! Un peu plus loin un troupeau de rennes, clochettes au cou, me regarde passer. A défaut de trains et de vaches ... Vers 9 heures, le soleil commence à décliner, la température l'imite. Je ne peux plus m'arrêter sans aussitôt grelotter. Je roule jusqu'à Alta que j'atteins à 11 heures. Je m'installe sous le kiosque à musique, à l'abri d'une ondée toujours certaine en cette contrée ! Les curieux affluent aussitôt. Curiosité malsaine, ces moustiques venant uniquement pour piquer et leurs cadavres commencent à “orner” mon carnet de notes.

Je quitte la ville à une heure de l'après midi. A la sortie, surprise des vaches broutent dans un pré. Ça faisait longtemps que je n'en avais vues... Quelques kms plus loin, je commence à grimper sur un plateau. Après les dernières maisons des gamins courent sur la route et arrêtent les touristes pour leur extorquer ... leur adresse qui va rejoindre dans un calepin une déjà longue collection. Ayant décliné mon identité, je peux continuer la grimpette ... Sur le plat, j'arrive à oublier mes 25 kgs de bagages, mais là, ils me restent en travers des mollets ... Une petite heure plus tard, je débouche sur le désert. A perte de vue, rien d'autre que de l'herbe rase, de la neige, et la route rectiligne dont on distingue toutes les bosses sur dix kilomètres ... Déprimant!

De temps en temps, j'aperçois une cabane misérable. Je mange près d'une cabine téléphonique à côté de quelques cabanes. Une porte s'entrouvre, un chien famélique s'approche et s'assied, un œil sur moi, l'autre sur ma tartine ... plus je lui en donne, plus il s'approche, et je pars avant qu'il n'engloutisse tout mon casse-croûte ... Au fil des kilomètres, l'état de la route empire ; d'abord correctement revêtue, elle se mue en une colle semée de trous, même les rares voitures doivent ralentir. Peu à peu, les arbustes réapparaissent et je rejoins une zone habitée.

Je prends la direction d'Hammerfest, cela fait un détour de 100 kms mais, si je n'y vais pas je le regretterai longtemps. Il eût été dommage de ne pas y aller ; les couleurs lumineuses des rares maisons de bois mettent une petite touche de vie dans ce paysage sévère de roches et de neige jusque dans la mer. Des rennes broutant l'herbe rase s'enfuient à mon approche. Les centaures à roues doivent être assez rares dans le coin ! A 9 heures, j'entre dans Hammerfest, la plus belle ville de Norvège, à mon avis. La ville et le port ne font qu'un. Point de barrières, les réservoirs de mazout se mêlent aux villas, la conserverie est dans la rue commerçante ; les écoles près des bateaux ... Tout semble s'arc-bouter comme pour mieux résister aux assauts des montagnes enneigées perdues dans les nuages.
Je “crèche” sous le préau d'une crèche, quand, au petit matin (notion artificielle puisqu'il n'a jamais fait nuit), je me trouve avec une tasse de café fumant sous le nez sans que je sache d'où elle vient. J'accepte avec plaisir. C'est la troisième fois en quatre jours que l'on m'offre du café (cela ne m'est arrivé qu'une fois en France). Avant mon départ, on m'avait tracé un portrait assez sombre des Norvégiens “gens grincheux, froids qui refusent de vous donner de l'eau . ... etc”. C'est vrai qu'ils n'ont pas l'exubérance des Italiens, mais ils sont finalement assez sympathiques. Et l'on peut laisser traîner ses affaires sans qu'elles ne disparaissent ... Après un solide casse-croûte, je fais un tour en ville, mon identité va encore compléter deux carnets, pour la plus grande joie des gamins. Je visite le port et me retrouve entouré de marins portugais qui appellent aussitôt le traducteur qui a travaillé en France. Comme moi, ils aimeraient le soleil de minuit, si on le voyait. Le pays est un peu frais à leur goût. La discussion tourne court, ceux du bord commençant à râler. Il y a un gros tas de cageots de légumes à charger et la moitié de l'équipage papote autour de moi, les autres n'apprécient guère.

Je pars à 15 h en direction d'Honningsvag, à 180 kms de là. J'y serai demain matin. C'est là le gros avantage du soleil de minuit, on fait les étapes que l'on veut, quand on veut. De toutes façons, vous rencontrez des promeneurs aussi bien à 2 h du matin qu'à midi... Je repasse sur le nouveau pont d'Hammerfest (à péage, même pour les cyclistes - 8 francs pour faire deux fois 500 m - puis je rejoins la route du désert lapon. Cette portion est plus courte. De loin en (très) loin, les Lapons proposent leurs souvenirs aux touristes qui repartent tous avec des bois de rennes sur le toit. J'ai même vu un motard à cornes! La route du Cap Nord vient d'être goudronnée, et c'est un vrai plaisir de rouler. J'appréhende seulement le passage du tunnel de Skavberg à la terrible réputation. 3 kms d'un infect boyau défoncé, inondé et noir ... Un Breton, rencontré à Oslo m'avait dit avoir eu de l'eau par dessus ses bottes ... sinistre ... Et le voilà, éclairé. Je suis vaguement déçu, mais, quoiqu'on en dise, mieux vaut y voir clair. Par contre, les glouglous sautillants dignes d'une cascade sont encore là, ainsi que les gros trous. J'entre dans le tunnel sur mon vélo astiqué jusqu'à la dernière vis. Le faible éclairage intérieur permet de distinguer les flaques d'eau, mais sans plus. Et de toutes façons, il y en a tellement que je ne peux toutes les éviter. Un quart d'heure plus tard, j'en sors en triste état, boueux des pieds aux genoux, et juché sur une bécane grinçant et coinçant de partout. Encore une belle séance de chiffon en perspective ! et dire qu'il faudra repasser le tunnel dans l'autre sens !

Juste après, je déloge un troupeau de rennes qui s'enfuient sur la route. Ces animaux sont extrêmement peureux et j'ai bien failli revenir sans une photo de renne. La seule que j'aie a été prise à contre jour à 10 h du soir, en Finlande (et de loin).

La route suit plus ou moins la côte pendant une soixantaine de kms. A cette heure là (minuit) c'est désert. La région est très curieuse : depuis la fin de la dernière glaciation la terre monte lentement, et l'on voit d'anciennes plages perchées 20 m au-dessus de l'eau. A 1 h, j'arrive à la baie pelée et encore enneigée de Kâfjord d'où je dois prendre le bateau pour 1'lle du Cap Nord. Une heure d'attente, heureusement qu'il y a une salle d'attente chauffée, dehors il ne fait que 6°. Une nouvelle fois, je roule quelques mètres dans un bateau, j'attache solidement mon vélo pour que le roulis ne l'envoie pas promener sous les voitures voisines, puis je monte sur le pont. Le temps de quelques photos et je rejoins des lieux un peu plus chauds. Ces petits bacs sont pourvus de toutes les commodités (dont une cafétéria) et même des machines à sous, un des passe-temps favoris des Norvégiens... A 3 h du matin, nous abordons à Honningsvag, je fais le tour de la ville la plus septentrionale du monde (71° nord) puis, j'estime venu le moment d'aller me coucher. “Demain”, “l'assaut final”.

12 h 30, en avant pour les 35 derniers kms. La route fait d'abord le tour d'une baie. J'aperçois derrière moi un cycliste. Bizarre ... Je ralentis, mais il disparaît dans le camping. Je reprends mon allure et entreprends l'ascension du Cap qui culmine à 312 m. Cette montée doit assez ressembler à celles des grands cols des Alpes vers 1920. Les pierres roulent sous les roues et les voitures mitraillent à qui mieux mieux les bas côtés ... Étrange sensation à l'arrière ... Je sors ma plaquette de rustines, et c'est parti pour l'un des passionnants à-côtés du cyclotourisme ...

Je me lave les mains dans la neige, et repars, frigorifié. La route redescend presque à la mer et remonte encore à 300 m. Ça réchauffe les jambes, mais pas le moral ! A quelques encablures du but, une bombe me double. Un cycliste ! Sur un vélo de course avec boyaux ! Légère surprise... Hop ! un second ! Piqué au vif, je lance les 110 kgs de mon “attelage” à la poursuite de ces énergumènes. Et, j'atteins le bout du monde en sprintant (ou presque). Le temps d'aller faire des photos, et c'est une forêt de vélos près du mien. Huit Tchèques, venus avec un camion suiveur !!, un Norvégien, aussitôt reparti, et un Japonais à demi gelé par une forte bise. Certes beaucoup de cyclistes, mais perdus dans une foule de voitures et de cars. Nous échangeons difficilement nos impressions (si le cyclotourisme nous unit, nos langues nous séparent), puis chacun reprend son voyage. Les Tchèques rentrent dare-dare en camion, leurs trois semaines de liberté se terminant. Le Japonais s'en va doucement vers l'Inde (il vient du Portugal). Et je retourne vers mes montagnes, via le plus vilain pays que j'aie jamais vu ... la Finlande !

François RIEU.

ALBERVILLE (73)


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