« C’est pourtant vrai qu’elle couine » émit Godefroy qui se souvenait à propos du vocable utilisé par un auteur titré pour qualifier le bruit de la neige tassée sous les pas. Elle couinait en effet. L’œil mi-clos malgré le double écran des lunettes et de la visière de sa casquette, le cyclo piétinait besogneusement son ombre, posant ses pieds dans les traces que lui ménageait son épouse. Ils avaient conclu une manière de marché, un additif à leur vieux contrat de mariage, adapté aux circonstances : « toi, tu fais la trace ; moi je porte le vélo ». Ils n’étaient tout de même pas encordés, sinon par les indéfectibles liens de la complicité loufoque qui les poussait tous deux, à la suite de deux autres compères commingeois vers la crête sommitale du Col Sommeiller qui ouvre son large seuil, à 3009 mètres, pas plus, pas moins, sur les versants inabordables de la Haute-Maurienne. A vrai dire, Godefroy était, en ces lieux, récidiviste, ce qui n’ôtait rien à son sentiment de culpabilité vis-à-vis de ses trop confiants compagnons, mais le dispensait, selon lui, de porter son propre vélo jusqu’au col. En effet, dans les années 70, avec André et Robert (1), deux complices qui avaient eu le bon goût de s’en tenir à cette première expérience, ils avaient atteint sans coup férir le col, mais sur leur vélo, comme tout un chacun. Cette fois, en cette fin juillet 1980, le chaud soleil d’été enfin retrouvé n’avait pas eu loisir de faire fondre assez de neige du printemps et le mauvais chemin lovant ses innombrables lacets au départ de Bardonnechia, puis au-dessus du village de Rochemolles, s’était étranglé, à un bon kilomètre du col, entre deux murs de neige de plus en plus hauts et de plus en plus proches. Après d’ultimes et rageurs barbotages dans une infâme sentine glacée, il avait fallu descendre de machine. C’était trop bête ; après plus de trois heures de progression besogneuse et cahotante, l’œil ébloui certes par le décor et le ciel limpide, l’appareil photo à l’affût de la marmotte surprise ou du compère en déséquilibre dans l’ornière d’un méchant lacet, mais aussi le front ruisselant, le mollet durci malgré les petits braquets, après ces trois heures de volonté tendue, et de regards épiant l’apparition de l’échancrure sommitale, les Commingeois se trouvaient coincés sur l’avant-dernier barreau de l’échelle ! Réunis au sec sur un large rocher tiédi par le soleil, ils commencèrent par manger ; manger quand on a faim, c’est déjà une compensation, une consolation partielle au niveau stomacal, la précaution nécessaire avant d’éventuelles décisions ultérieures. Ces dernières ne tardèrent pas. Georges (2) , sans prévenir et sans mot dire, prit soudain son vélo sur l’épaule, enjamba le talus neigeux et, à petits pas frileux, mit le cap sur le col, tout droit, comme Don Quichotte. Sancho le suivit, alias Claude (3), son petit cadre de 50 bien calé sur ses larges épaules. Et puis, comme Godefroy s’y attendait, Micheline. Et puis lui-même, forcément, dernier de cordée soupirant et résigné. Et voilà pourquoi, une demi-heure plus tard, sous un ciel d’un bleu presque noir, dans le chuintement du vent qui caressait par longues risées la surface du névé, accompagné du vol rasant d’un couple de choucas dont les ombres fugaces recoupaient sa route, voilà pourquoi, Godefroy constatait que la neige, effectivement, couinait. |
Elle couinait sous ses souliers cyclistes promus, pour l’occasion, au rang de brodequins d’altitude par la seule adjonction de courroie de cale-pieds faisant office, en principe de crampons. Mais elle couinait aussi DANS ses chaussures, avec, en plus, une manière de bruit de succion, quelque chose comme la musique très particulière d’une ventouse à déboucher les lavabos. Et cela lui faisait un drôle d’effet de se sentir de la sorte, la tête au chaud et les pieds au frais… A quelques mètres devant lui, Micheline faisait donc la trace, pesant de son mieux sur la surface grenue du névé pour y laisser des semblants de marches utilisables par son porteur d’époux qui grognait ferme lorsque son « guide » redressait exagérément l’angle de montée, le mettant ainsi au seuil du « décrochage », comme disent les aviateurs. De temps à autre, pourtant, le couple inversait les rôles, notamment lorsque Godefroy désirait prendre une photo. Et ça n’était pas chose si simple ; il fallait d’abord changer le vélo d’épaules, laisser prendre à Micheline quelques pas d’avance, cadrer, réprimer les mouvements parasites dus à l’essoufflement. A un moment donné, Godefroy put inclure dans son viseur la menue silhouette de Claude qui progressait plus haut, vaille que vaille, infime coléoptère sur le vaste névé. Et puis, on croisa Georges qui redescendait déjà avec la mine hypocritement modeste des vainqueurs. Comme toujours en pareil cas, ceux qui montent encore sont un peu jaloux mais cachent leur soupçon de rancune sous des propos légers et insouciants. De toutes façons, le col était proche désormais. Encore un faux plat, très faux cependant et d’autant plus éprouvant que l’on se hâte d’en finir et que ça n’est justement pas fini. A gauche se profila un refuge métallique, aux angles arrondis. A droite, claquaient quelques drapeaux formant balises, se déployant au vent des cimes comme moulins à prières du Népal. Le sommet !…Claude était là depuis un moment déjà, aussi négligemment assis sur la neige croûteuse que sur un tapis de Turquie. Il avait carrément planté son vélo dans la couche étincelante, comme un défi, un trophée de victoire de l’absurde sur la logique, de l’inutile sur le pragmatique, du loufoque sur la raison élémentaire. Micheline, à son tour, planta son vélo, mélange de surfaces étincelantes sous la lumière brutale et de tubes barbouillés jusque sous la selle de grosse neige grumeleuse. Et elle se tint là, contente d’elle enfin, foulant sous ses pieds mouillés toutes les médiocrités de la terre. Godefroy était content aussi, comme peut l’être un cyclo sur un névé, à plus de trois mille mètres, les pieds sans chaussettes et le cœur sans regret, quelque part sur la frontière franco-italienne, avec deux choucas, un ami, une épouse et le soleil pour témoins. (1) André GACHASSIN et Robert GARANTO (randonneurs commingeois) (2) et (3) Georges TARISSAN et Claude LARROCHELLE, autres randonneurs commingeois. Pierre Roques Gourdan-Polignan (31) |