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UN JOUR QU’IL FAISAIT TRES CHAUD

Revue N° 10 Page 12

Au cours de sa carrière cyclotouriste déjà longue, Léon avait répandu bien des litres de sueur sur les routes de toutes les montagnes d'Europe, ou presque mais aujourd'hui, tous les records semblaient être battus.
Peut être pas celui de la chaleur mais sûrement celui de la transpiration. Soleil plus montée, pas un souffle d'air et pas un nuage, voilà qui ne facilite pas les choses. Pourtant ces monts du Livradois grimpés dans de telles conditions avaient des allures de Tourmalet des mauvais jours. Léon en avait vu bien d'autres mais en cette journée du 2 juillet 1980 ce n’était pas la forme des grands jours, «je me fais vieux» pensait il, il va falloir bientôt penser à redescendre dans les plaines. Il venait d’atteindre la cinquantaine et, à cet âge là, on est vite porté à dramatiser une simple défaillance d'un jour. Lequel d'entre nous n'a pas eu cette fâcheuse impression un jour où une modeste pente à 5 % prend des allures de falaise.

Voilà qu'à la sortie d'un virage un petit village apparut soudain, comme endormi sur le bord de la route ; « ça tombe bien, pensa Léon, je vais pouvoir faire le plein » car dans tout village qui se respecte, il doit bien y avoir au moins une fontaine. Hélas, il y avait bien une fontaine et même deux, mais après en avoir fait le tour et les avoir palpées et secouées, Léon dût bien se rendre à l'évidence ; elles étaient à sec, comme son gosier. Il allait repartir avec sa soif quand un habitant du lieu l'interpella : «Venez donc trinquer avec moi, ici vous ne trouverez pas un verre d'eau dans tout le canton, l'eau ne coule que deux heures par jour, on nous la coupe à cause de la sécheresse… et puis je n’aime pas boire seul ». Déjà l'homme avait aligné sur le bord de sa fenêtre deux verres et une bouteille de vin qui avait été soigneusement tenue au frais. On trinqua et chacun vida son verre d’un trait. Ce n’était pas dans les habitudes de Léon d’avaler ainsi des breuvages alcoolisés mais lequel d’entre nous n’a jamais enduré le supplice de la soif sur les routes ?

Le paysan lui fit claquer bruyamment une langue gourmande et après avoir poussé un grognement de satisfaction, il déclara que «ce serait bien dommage de gaspiller cette eau si rare en la donnant aux hommes qui ne l'apprécient pas et d'en priver les vaches». Sur cette digression hautement philosophique, il remplit de nouveau les verres. Léon observait discrètement son hôte : nez bourgeonnant d'un rouge virant à l'aubergine, poches sous les yeux, gestes mal assurés et surtout une haleine de livreur de charbon des années 20 ; pas de doute, ce citoyen là ne devait guère être incommodé par la sécheresse. On but donc le deuxième verre et, pour ne pas offenser ce brave homme qui menaçait de se vexer, Léon dut bien en ingurgiter un troisième. Enfin désaltéré, il reprit la route laissant son compagnon de «beuverie» consterné comme Sganarelle devant son litre vide.

Comme on le pense, ces libations n'arrangèrent pas les choses. Un premier kilomètre d'abord dont Léon ne voyait pas la fin, puis un second qui demeura inachevé. Léon mit pied à terre et alla s'asseoir sous un arbre à quelques pas de la route. Là, un peu à l'abri du soleil, il eut tout à loisir de méditer sur les méfaits de l'alcool surtout quand on en n'a pas l'habitude. Ce vin qui sur le moment lui avait paru si frais, si désaltérant lui laissait maintenant au fond du gosier un arrière goût de tord boyau d'origine mal définie. Léon en était là de ses réflexions quand soudain la stupeur le figea sur place. Une jeune fille venait de s'arrêter sur la route à quelques pas de lui mais quelle bizarre personne. Elle était vêtue d'une longue robe d'organdi qui lui montait bien haut sous le menton, des manches serrées aux poignets .....

..... et les mains gantées de blanc ; elle était chaussée de bottines à boutons sur le côté et coiffée d'un chapeau de paille à larges bords agrémenté d'une voilette qui lui enveloppait le visage, le tout surmonté d'un oiseau bleu. Drôle d'équipement pour faire de la bicyclette, laquelle bicyclette semblait sortie tout droit d'un catalogue de la Samaritaine du début du siècle avec son cadre col de cygne, son guidon haut et son filet protège-jupes. Elle posa son vélo sur le bord de la route et vint vers lui en lui tendant la main. En monsieur bien élevé, Léon se leva pour l'accueillir mais la fille se sauva en se moquant de lui. Il voulut la rattraper pour lui demander les raisons de ce déguisement rétro mais son cerveau obscurci par la mauvaise piquette du paysan refusait de commander à ses membres, à moins que ce soient ses membres qui refusaient d'obéir et il resta là stupidement immobile pendant que la fille qui était remontée sur sa bicyclette s'éloignait à grands coups de pédales laissant entrevoir deux mollets bien fermes gainés de coton blanc.

Elle s'arrêta un peu plus loin près d'une maisonnette isolée sur le bord de la route, elle échangea quelques mots avec une vieille paysanne qui lui donna un cruchon de grès ; la jeune fille but une longue gorgée d'eau fraîche : «Tiens se dit Léon, si j'avais pu deviner qu'il y avait de l'eau ici, j'aurais bien fait comme elle, sûrement qu'il doit y avoir un puits». La jeune fille reprit sa route, elle semblait ressentir ni la chaleur, ni la fatigue et ne tarda pas à disparaître au détour de la route, avec une étonnante légèreté.
Les gendarmes avaient arrêté leur petite voiture lorsqu'un quidam à cyclomoteur s'arrêta et les informa qu'un «type» avec son vélo était écroulé un peu plus bas sur le bord de la route «je crois bien qu'il est mort» avait précisé le quidam qui, bien entendu, ne s'était pas arrêté pour porter secours à ce naufragé de la canicule. Les gendarmes se précipitèrent aussitôt mais sur place la situation n'était pas aussi dramatique, l'homme dormait tout simplement. Les gendarmes réveillèrent Léon non sans sourire dans leur moustache devant sa mine ahurie : « En voilà une idée de faire de la bicyclette par une chaleur pareille lui dirent ils, vous êtes bien le seul sur les routes en ce moment». Léon leur répondit qu'il venait de voir une jeune fille bizarrement habillée et il leur demanda s'ils ne l'avaient pas rencontrée. Les gendarmes se regardèrent d'un air perplexe sûrement que le soleil avait quelque peu dérangé les facultés de ce brave homme aux tempes grisonnantes et après lui avoir conseillé de se reposer encore un moment, ils reprirent leur route.

La maisonnette était bien là, à deux cents mètres sur le bord de la route. Léon ayant retrouvé soudain force et vigueur se remit en selle et y fut en quelques coups de pédales mais là, il fallut bien se rendre à l'évidence planchers effondrés, toiture laissant voir le ciel et herbes folles poussant dans les fentes des murs lézardés et plus de porte ni de fenêtres ; un abandon qui datait d'au moins trois générations ; « Voilà bien la plus laide cuite que je n'ai jamais vu grogna Léon qui réalisait soudain ce qui lui arrivait, heureusement que les gendarmes ne m'ont pas fait souffler dans le ballon».

Cette nuit là, il dormit mal ; cette apparition le tracassait. Qui avait bien pu lui suggérer pareil cauchemar et pourtant, pouvait on qualifier de cauchemar l'apparition de cette belle jeune fille dans sa toilette du début du siècle.

Le lendemain matin, il reprit la route pour une nouvelle étape et traversa un village en fête. Une banderole au-dessus de la route portait une inscription «Honneur à notre centenaire». Renseignement pris, il s'agissait d'une bonne arrière arrière grand'mère qui venait d'atteindre le siècle. «Eh bien se dit Léon, voilà une brave femme qui devait ressembler à celle que l'ai vue en rêve hier lorsqu'elle avait quatre-vingts ans de moins».

Alors, ce fut comme si un éclair avait traversé son esprit. Sans plus s'occuper de la centenaire du village, il mit «le nez sur le guidon», pédala comme un forcené, prolongea son étape jusqu'à la nuit tombée, oubliant de manger et surtout de boire, se répétant à chaque borne «cent ans, est-ce possible que ce soit elle ?». Le lendemain, il écourta son étape, finit par prendre le train et rentra chez lui au grand étonnement de sa femme qui ne l'attendait pas si tôt. «Trop chaud, pas en forme » expliqua-t-il laconiquement mais le lendemain, profitant de ce qu'il était seul à la maison, il monta au grenier, remua beaucoup de vieilleries et surtout de poussière pour découvrir, oubliée depuis longtemps dans un coin, une immense malle tenant beaucoup plus du cercueil que de l'article de voyage. Après en avoir exploré le contenu, il finit par découvrir un vieil album de photos de famille. Fébrilement, il en tourna les pages et trouva enfin ce qu'il cherchait ; une vieille photo bien jaunie par le temps et représentant une jeune fille vêtue d'une longue robe d'organdi qui montait jusqu'au menton, les manches serrées aux poignets, gantée de blanc, chaussée de bottines à boutons et coiffée d'un chapeau à larges bords surmonté d'un oiseau et orné d'une voilette de tulle. Elle tenait par le guidon une bicyclette avec cadre col de cygne et filet protège jupes. Au bas de la photo, une inscription à l'encre encore lisible : «Angèle le jour de ses 20 ans 2 juillet 1900».

«Cent ans tout juste, tu aurais eu cent ans ce 2 juillet 1980. Bonne grand'maman Angèle, tu ne m'as jamais «fait sauter sur tes genoux ; la mitraille de Verdun t'a pris un époux tendrement aimé. Tu n'as pas pu sur«monter ton chagrin et tu ne lui as survécu que quelques mois. Je me souviens que dans mon enfance, on «parlait quelquefois de toi à la maison mais avec les années, ton souvenir s'était bien estompé ; tu avais «quitté ce monde si jeune encore mais... comme tu étais belle sur ta bicyclette quand tu avais vingt ans».

René LORIMEY

Villeurbanne (69)


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