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Poussière de siècles sur les routes

Revue N° 12 Page 11

Sur les routes, mais pas dans le texte ! Mon but n'est pas de vous endormir un soir d'insomnie mais d'ouvrir de nouveaux horizons au sein du club car il me semble que l'on n'est pas loin de s'enliser dans la collection de pancartes sommitales. Passion innocente et somme toute juvénile mais qui en s'étalant par trop dans cette revue finira par lasser, la narration de l'ascension de la 100ème ou de la 1000ème pancarte d'un tel me donnant à la longue envie de bailler. Donc, place à autre chose, à une ouverture sur l'essence des cols : le passage. Utilitaire bien avant d'être sportif. Mais vous n'avez rien à f... de l'histoire ? Pensez pourtant qu'avec la photographie, elle est la plus noble raison pour mettre pied à terre dans un passage trop rude. Fatigué ? Jamais ! Curieux ? Toujours !

Au commencement était la faim, la toute grosse faim qui vous pousse aux pires extrémités, anéantissant même la peur ancestrale de l'inconnu. Et jadis un affamé oublia sa terreur au vestiaire, pour courir tout là haut après un chamois. Il fut le premier humain à passer un col mais l'historique de l'évènement lui échappa totalement, préoccupé qu'il était par le cuissot encore trop agile... D'autres revinrent plus tard, poussant la hardiesse jusqu'à échanger quelques outils avec les tribus de l'autre versant ou s'en aller rosser les dits voisins, pour quelque sombre broutille...

Cela fait donc quelques millénaires que les cols sont lieux de passage, voyant tour à tour défiler illuminés à la recherche de païens à convertir et guerriers aux ambitions nettement plus terre à terre et hélas infiniment plus nombreux que les précédents. La première troupe à avoir laissé d'impérissables souvenirs est celle d'Hannibal, aux éléphants si effrayants, que 2000 ans plus tard on les voit encore partout, aux dires des divers Syndicats d'Initiatives des Alpes, chacun soutenant mordicus SON col, poussant l'ânerie jusqu'à vouloir prouver le passage à l'aide d'expéditions de jeeps s'ouvrant une route dans le Clapier à grands renforts d'explosifs... Hannibal ne fit que passer, pressé d'en découdre avec les romains. Ce fut un échec... Quelques décennies passèrent avant que les légions romaines affluent sur les grands cols, déroulant derrière elles des tapis d'un genre nouveau : les voies romaines. Travail de romain que l'établissement d'une voie dans les Alpes ! Mais les esclaves étaient là pour çà... La plus belle fut sans doute celle de la Columna Jovis, l'actuel Petit-Saint-Bernard. Venue d'Augusta Praetoria (Aoste), la voie escaladait le col avec une pente relativement douce de 10 %. Douceur à la romaine, puisqu'ils préféraient monter vite, quitte à rester à plat plus loin et autant que possible sur l'adret des montagnes, la neige y fondant plus vite. Très rarement pavées, les voies étaient plutôt empierrées, sur un lit de grosses dalles qui seul subsiste aujourd'hui, après des siècles de ravinement et d'absence d'entretien. D'ailleurs le grossier pavage actuel aurait été d'un atroce inconfort pour les chariots qui passaient là car il semble que la voie ait été carrossable. Un luxe qui survivra, jusqu'à la fin du XVIIIème siècle au fond de la Tarentaise et même jusqu'en 1874 au Petit-Saint-Bernard.

Lézardé depuis belle lurette, l'empire s'écroule au Vème siècle, entraînant dans sa chute tout le réseau routier de montagne car l'insécurité devient telle, que les routes sont les voies privilégiées des invasions, plutôt que d'utiles voies d'échanges. Pourquoi alors entretenir des routes, quand il y a tant d'intérêt à les détruire pour écarter de soi le danger ? Chaque vallée se replie sur elle-même, l'autorité se morcelle et s'en est fini des grands desseins nécessaires aux longues voies de communication. Voici l'époque où on laissait aux pieds des passants la tâche de créer le chemin, ce qui ne veut pas dire que l'on ne bougeait plus. On allait à pied ou à cheval, oubliant l'usage de la roue au-delà des plaines, pour une circulation aux risques et périls des usagers, surtout au Xème siècle, époque où les sarrazins de sinistre mémoire "officièrent" surtout dans les grands cols alpins. On ne prête qu'aux riches mais il semble bien que de nombreux pèlerins s'en allant dévotement à Rome laissèrent la vie sous les cimeterres mahométans. Victimes trop démunies pour avoir d'autre destination que la chair à pâté. Prières et saints protecteurs n'y pouvaient pas grand chose, les sarrazins n'étant pas sur la même longueur d'onde... Outre ces "amusements", ils prenaient un vif plaisir à rançonner les commerçants de passage, sans toutefois trop les molester, pour qu'ils ne se découragent pas trop vite et qu'ils puissent servir plusieurs fois. Las ! Tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se casse : à force d'étriper du pèlerin, nos sarrazins tombèrent sur un os, en l'occurrence saint Maieul, abbé de Cluny. Jugeant sa prise juteuse, les Maures taillèrent en pièce la ribambelle de pèlerins qui s'était en vain placé sous la sainte protection, molestèrent quelque peu l'abbé, avant de le mettre au frais en attendant l'arrivée de la rançon qu'allait immanquablement verser la puissante abbaye. C'était en 972, sans doute à Orsières, au pied du Grand-Saint-Bernard. La rançon vint et l'abbé fut libéré. Mais fâché du peu (ou du trop !) de cas que l'on faisait de sa personne, il déchaîna les foudres de la chrétienté qui, négligeant un instant ses luttes intestines, tomba à bras raccourcis sur ces hôtes par trop indésirables dans les Alpes. Depuis, les lointains descendants de ces sarrazins sont revenus dans nos montagnes, pelle et pioche à la main, au fond des caniveaux que nous ne voulons plus nettoyer. Mais c'est une autre histoire...

Les sarrazins expédiés ad patres, il restait tout de même les bandits indigènes, parfois concurrencés par quelques seigneurs locaux, peu regardants sur les moyens de s'enrichir... Triste sort que celui du voyageur d'alors qui, s'il échappait aux gredins, tombait dans les pièges sans fond de la nature, pas spécialement accueillante, surtout en plein hiver.

Ainsi en décembre 1076, quand l'empereur de Germanie Henri IV dut passer le Mont Cenis, poussé par d'impérieux motifs politico-religieux : la neige était si glacée que l'on ne pouvait tenir debout et ce fut le plus souvent en rampant que l'auguste personnage et sa suite purent descendre vers Novalaise. Quant à la reine et à ses dames de compagnie, elles furent tout bonnement enfermées dans des peaux de bœufs et tirées par les "marrons", ces indigènes précurseurs des guides. Méthode hardie coupant court à tout papotage superflu mais garantie de bosses sans nombre et de cuisants souvenirs ! Hélas, les moyens de l'époque ne permettaient guère plus et c'était plutôt sur le chapitre "sécurité" que les cols se concurrençaient, un bel exemple étant justement le Mont-Cenis et la Savoie. Au fil du moyen-âge, une dynastie prit suffisamment d'importance pour imposer une politique à la masse des petits seigneurs des vallées, plus soucieux de rentabilité immédiate que de vues à longue échéance. Les comtes, puis ducs de Savoie s'érigèrent "portiers des Alpes", en tenant fermement la porte qu'était le Mont-Cenis. Pour attirer le chaland, ils commencèrent par y assurer manu-militari la sécurité, entre le lever et le coucher du soleil. Au déjà c'était sans doute le royaume des ombres aux longs couteaux mais les honnêtes gens n'ont pas à se promener nuitamment ! Et les honnêtes gens vinrent, en assez grand nombre pour que la Dace de Suse (la douane) assure une bonne part des rentrées d'argent du duché. Oh ! Ça ne devait pas être un trafic démentiel, puisque tout passait à dos de mulet ou d'homme. Les "routiers sympas" d'alors possédaient une flottille de mulets qui, par monts et par vaux, assuraient les échanges. Ainsi ce voiturier de Lus (la Croix-Haute) qui avec ses trois bestioles faisait le trafic du bois de Lus jusqu'à Dieulefit, et s'en revenait chargé des célèbres poteries, qu'il portait jusqu'à La Mure. Commerce bien peu rentable selon nos concepts, puisqu'il ne fallait pas loin d'une semaine pour un tour du manège... Mais ainsi l'on transportait de tout: sel, huiles, vins dans des peaux de bouc, poissons salés, fruits séchés, tissus, clous et tout ce qu'une imagination fertile et plus ou moins honnête pouvait vendre à des âmes crédules... La marchandise idéale étant pourtant le bétail : voilà une denrée qui se déplace toute seule !

Le Mont Cenis était donc la grande voie de Savoie, d'autant plus que toute la politique du duché était de couler la concurrence, soit en pénalisant le passage (saisies, en 1674, de marchandises entrées en Savoie par les "routes obliques et défendues" du Grand-St-Bernard et du Simplon), soit en l'interdisant, par la prise de contrôle des cols ou des abords. Ainsi le Montgenèvre périclita à partir de 1713, date de l'installation des sardes sur les deux versants, lesquels sardes pousseront la plaisanterie jusqu'à laisser s'ébouler la route bâtie sous Napoléon, pour ne pas détourner une lichette du commerce du Mont-Cenis, entre 1815 et 1850. Les Ducs de Savoie canalisant donc ce qui était alors un puissant mouvement : en 1575 on compta 655 voyageurs en 71 jours, pour la plupart marchands, avec des convois de dix à quinze bêtes. Pas dix personnes par jour mais il paraît que la peste sévissait dans les parages. Voilà pour la grande route. Pour un col secondaire comme le Lautaret, c'était carrément le désert, avec une moyenne de dix à douze personnes au mois vers 1700, d'après les registres de "I'Hôpital de la Grave". Pour enfler les chiffres, il convient pourtant d'y ajouter les passages de troupes, toujours trop fréquents et laissant des souvenirs plus ou moins agréables pour de longues années. Par exemple Henri IV (de France et de Navarre celui là), passant le Cormet-d'Arêches en 1600, après avoir commis "grandissimes folies" à Beaufort, d'après le registre des naissances...

Mais l'humble trafic mauriennais suffisait pourtant à l'entretien de notaires et de procureurs à Termignon, de banquiers juifs et lombards à Aiguebelle et la Chambre. Du beau monde, sur une route moins reluisante, vagabondant au gré des crues, alignant contre-pente sur contre-pente pour ne pas rater un village perché sur un cône de déjection, tirant droit dans la pente jusqu'à frôler les 30 %, passant même à une époque le col de la Porte, entre St Martin et St Michel, pour éviter le pas du Roc, trop soumis aux caprices de l'Arc... Une chaussée pour petits chariots solides, qui rebutera tant les premiers amateurs de confort qu'ils s'en iront passer ailleurs... Le duché réagit vite : en 1655 ordre fut donné de construire une bonne route. Un bon siècle plus tard, c'était vaguement carrossable jusqu'à Lanslebourg et de Novalaise à Turin. Entre les deux, le col, pas bien amélioré depuis le passage d'Henri IV, sept siècles plus tôt. On passait à pied ou à mulet et juché sur la bestiole, le vertige était parfois grand : "les chemins sont si raides que tant le poil hérissonne aux passagers". Tel fut l'avis de l'abbé St Vaast d'Arras en 1582. Les 77 lacets de la descente sur Novalaise lui étaient sans doute restés en travers de la gorge ! Deux siècles plus tard, les "marrons" de Lanslebourg possédaient une flottille de deux cents mulets faisant quotidiennement la navette avec Novalaise. Preuve d'un trafic en belle santé, à peine interrompu en hiver, où le col gagnait pourtant en pittoresque horrifiant : la descente se faisait en "ramasse" sur le versant mauriennais. L'engin fut d'abord un méchant fagot sur lequel on entassait les passagers et qu'un marron guidait de loin en loin. Un bourgeois de Douai trouva la chose "si raide que l'on en perd sens et entendement". Ces gens de la plaine !
Quelques siècles plus tard, la "ramasse" se trouva vaguement apparenté aux traîneaux et Arthur Young pût écrire le 21 décembre 1789 : "A la Grand-Croix nous prîmes place dans une machine formée de quatre bâtons que l'on honorait du nom de traîneau; une mule le tire et un conducteur, qui marche entre lui et l'animal, sert principalement à fouetter de la neige à la figure du voyageur. Quand on arrive au précipice qui plonge sur Lanslebourg, la mule est détachée et le ramassage commence. Le poids de deux personnes, ainsi que le guide qui, assis sur le devant, dirige le traîneau sur la neige avec ses talons, suffisent à le faire mouvoir. Pendant la plus grande partie du trajet il se contente de suivre humblement le chemin muletier mais de temps en temps il coupe au plus court pour éviter un lacet et, en de tels endroits, le mouvement est assez rapide, pendant quelques secondes, pour être agréable. On pourrait très facilement raccourcir le trajet de moitié et de cette façon gratifier les Anglais de la vitesse qu'ils admirent tant." On raconte même que des gentlemen remontèrent le col plusieurs fois de suite, pour le plaisir de la "ramasse"... En tout cas, ces anglais furent les premiers à se promener en montagne.

Quant à Arthur Young, après avoir avalé à Lanslebourg "un dîner qu'en Angleterre nous nous serions empressés de porter au chenil", il poursuivit la descente de la Maurienne, aux villages "évidemment pauvres, aux maisons mal bâties", "cabanes grossières" où "les gens sont en général mortellement laids et misérables"... Comme on le voit, la prospérité de la route ne profitait guère à la vallée, les auberges elles-mêmes n'étant que d'infâmes bouges, surtout dans les cols reculés, tel le Lautaret : le guide Joannes de 1862 parle du "hideux cabaret de l'hospice du col" où l'hospitalité ne comportait qu'un coin dans une étable fangeuse, au sol détrempé, aux murs d'une dégoûtante malpropreté'". Deux ans plus tard, l'alpiniste Whymper passant à La Grave : "une espèce de caravansérail à peine bâti, à demi écroulé où rien n'est solide ou garanti si ce n'est la mauvaise odeur". "Le pied'", comme on dit... Mais pourquoi les auberges vaudraient-elles mieux que les routes ? Si à l'aube du XIXème siècle les voies principales étaient dans un état pitoyable, que dire du réseau secondaire ! Mulets et piétons devaient souvent y déployer des trésors d'équilibre pour se maintenir en vie, comme sur la "route" d'Ugine à Megève où, d'après un rapport de 1757 "le chemin est si étroit qu'à peine un mulet chargé peut passer sans toucher le roc supérieur ou se jeter dans l'affreux précipice inférieur où plusieurs ont péri". A peine plus loin, à St-Nicolas, c'était un chemin boueux "où les chevaux entrent jusqu'au ventre" ! Probable exagération destinée à hâter le venue des crédits mais tout de même ! Désastre général, la Provence n'étant pas mieux lotie : les cahiers de doléance de 1789 signalent que l'on accédait au Buis "par charrettes remontant dans le lit de la rivière depuis Vaison" et dans l'arrière pays niçois les torrents étaient encore déclarés chemins publics par les statuts locaux en 1826 ! Ça n'était pas les routes idéales par temps de pluie mais c'était au moins plus large et moins raide que la totalité des voies de montagne, infâmes sentes cheminant sur les versants les plus escarpés, interdisant tout trafic digne de ce nom et cauchemar des délicats évêques lors de leurs rares tournées pastorales, la quiétude de l'évêché étant préférable à ces voyages, juste bons pour se rompre le cou...

L'an 1787 vit cependant un petit prodige: des voitures passèrent les Alpes sans avoir besoin d'être démontées ! Exploit non renouvelé depuis les romains (et encore...), grâce à la première route transalpine occidentale (1) : celle du col du Tende (1871 m). Les petits comtes de Savoie étaient devenus rois de Piémont-Sardaigne et Tende un passage stratégique entre Turin la capitale et Nice, unique port continental du royaume. Hélas, cette route eut quelques "péchés de jeunesse" : construite trop vite en lésinant sur les moyens, il fallut vite déployer d'incessants efforts pour la maintenir en état. Qui plus est, elle était tracée comme un chemin muletier, empilant les lacets en d'impressionnantes contorsions, très pénibles pour les attelages et, outre Tende, on devait escalader les cols de Brouis (879 m) et de Braus (1002 m) avant d'atteindre Nice. Un profil difficile qui clôt pourtant l'ère des "rigolos" en matière de voirie alpine. Place aux techniciens et à la folie des grandeurs. Voici Napoléon...

Donc Napoléon arriva, avec ses petits sabots et surtout ses gros canons car ce ne fut pas pour les beaux yeux des montagnards ou des marchands qu'il fit construire des routes, mais pour son usage personnel de guerrier insatiable, obsédé par l'idée de "faire passer le canon" et échaudé par le passage du Grand-St-Bernard en mai 1800. Hisser les canons sur le sentier enneigé lui avait fait perdre du temps et ce fut sans tarder que l'on perça les Alpes. Dès 1801, la route du Simplon était en chantier et l'année suivante l'ingénieur Dausse établit le tracé de la voie du Mont-Cenis, que l'on attaqua d'arrache pied en 1803, avec force piémontais du Valsesia et aussi trois mille prisonniers autrichiens, qui ne furent pas les premiers à saboter le travail. La palme revint aux "marrons", fâchés de leur rôle de "dindons de la farce". Plus de transbordements, plus de "marrons"... Déjà le spectre du chômage... Dès l'ouverture de la route en 1805, les affaires de Lanslebourg périclitèrent, malgré le "boum" sur les passages. En 1806, 1200 "voitures", 3500 charrettes et 40 000 bêtes de charge foulèrent le col. En 1810, ce furent 3000 voitures, 14 000 chariots et déjà plus que 37 000 mulets, les entrepôts de Suse débordant de marchandises en attente jusque dans les rues, le col n'étant évidemment pas déneigé en hiver. Mais ce succès posa un problème inattendu : les routes des vallées ne supportèrent pas le choc (2) et, constatant l'état barbare de la chaussée de Maurienne, Napoléon déclara : "il faut en bâtir une autre, en suivant les eaux". C'est beau le génie, quand il suffit de claquer les doigts pour que les choses se fassent... En tout cas, finies les contre-pentes sans nombre, à l'assaut du moindre cône de déjection, finis les détours sans fin par le plus infime hameau. Place aux routes régulières, larges et droites, avec en prime l'endiguement des rivières et de nouvelles terres à cultiver, chose importante dans ces vallées plus prodigues de pierraille que de gras herbages... Programme ambitieux, qui ne fut achevé qu'au milieu du XIXème siècle, juste avant l'arrivée du chemin de fer à St-Jean en 1856.

Simultanément furent donc ouverts Mont-Cenis, Simplon et Montgenèvre. Les Alpes étaient désormais moins hautes et l'élan donné (quoique assez mollement jusque vers 1840). 1813 vit l'ouverture de la route de Sestrières, d'ailleurs en voie de ruine dès 1815, l'état sarde ressuscité s'intéressant fort peu à tout ce qui n'était pas Mont-Cenis (et douane de Suse...). La Croix-Haute fut roulable en 1825, après quelques siècles de travaux "à la corse'. Point trop pressé d'aboutir... Le grand boum et la construction de la plupart des routes des Préalpes, qui eut lieu vers 1850, désenclavèrent des villages qui n'avaient alors jamais vu de diligence, laquelle précéda souvent d'assez peu l'arrivée du chemin de fer. Certes, les travaux n'eurent pas toujours la fulgurance de l'éclair: en 1806 les trains réclamèrent une route pour le Petit-St-Bernard. L'administration fut attentive à la demande et, dès 1835, le plan définitif fut adopté... Cinq années passèrent avant le début des travaux, qu'un curieux coup de collier mena à La Rosière en 1859. 20 km d'un coup, ce fut presque l'ivresse de la vitesse ! Six ans et huit km plus loin, la route arrivait au col, devenu entre temps frontière avec la toute nouvelle Italie, déjà trop fauchée pour construire une route. Il fallut attendre 1874 pour que les voitures puissent passer, quand la neige voulait bien fondre, le col étant un des plus enneigés des Alpes. Ceci dit, les ingénieurs se trouvèrent fort marris de constater que "tout le mouvement de transit représenté par les piétons et les bestiaux boudait franchement la nouvelle route, pour lui préférer l'ancien chemin muletier de St-Germain". Autrement dit, la voie romaine (!), beaucoup plus courte que l'interminable serpentin imaginé en haut lieu, qui ne trouva d'utilité qu'au siècle suivant, quand les cyclistes vinrent apprécier la douceur de son profil (argument assez léger pour la dépense engagée !) et les skieurs utiliser les pistes de La Rosière.

Les grands cols chers aux cyclistes ne furent ouverts que plus tard et le plus souvent par l'armée, mégère des plus pingre quant à la largeur des chaussées. Le Galibier ouvrit le défilé en 1879 et, dans la digne tradition militaire, le "modèle" fut modifié plusieurs fois, avec entre autre l'adjonction du tunnel en 1891, avec de lourdes portes pour que les bourrasques hivernales ne l'emplissent pas de neige et côté sud, un tracé plus doux en 1934 (la "route" des premiers tours de France partait en aval du Lautaret et gagnait le col avec une pente oscillant entre 11 et 14 %. Ajoutez-y un vélo de vingt kilos, pas de dérailleur et je vous souhaite bien du plaisir!) Vinrent ensuite Vars et le Parpaillon en 1891, Allos en 1892 et le Glandon en 1898. Une frénésie de bâtir qui truffa les Alpes de fortifications, reliées par de belles routes, si larges qu'au pied de Vars un panneau signalait les horaires de passage des deux autobus quotidiens, en ajoutant: "route étroite, croisement et virages impossibles. Avant de s'engager, s'assurer que le car est passé'". Charmant encouragement, qui ne découragea cependant pas le docteur Carle, un des premiers touristes automobilistes des Alpes, qui en 1910 vit aussi la construction de la route de la Croix-de-Fer depuis le Glandon "où des tas de pierres et de ciment indiquaient sans conteste des intentions de travail,"... "Disséminés de ci de là, quelques ouvriers, en gestes gracieux et nonchalants, soulevaient de petites pierres ou remuaient une bouillie plâtreuse. Après quoi, ils se groupèrent près d'une marmite fumante et s'occupèrent activement à y tremper des carottes et autres légumes"... Malgré tout, la route fut ouverte en 1912. Il ne faut jamais désespérer!
Les disciples du Dr Carle affluant, on songea à créer des routes pour le simple plaisir des yeux. Gaspillage insensé pour les montagnards, à une époque où nombre de communes de montagne étaient encore inaccessibles en voiture (en Maurienne, le désenclavement ne sera complet qu'à la fin des années cinquante...). Mais le tourisme les fit évoluer à une allure proprement vertigineuse : en 1900 à Val-d'Isère, on recevait les hôtes à l'écurie, sans y voir malice, puisque tout le monde vivait quasiment avec les bêtes pour partager un peu de chaleur en hiver. Peu d'années plus tard, des guides menaient les promeneurs au col de l'Iseran et l'on pouvait même louer des mulets avec des bâts prévus pour le transport des bicyclettes ! En 1935, 1500 personnes vinrent skier à Val-d'Isère et la plus haute route d'Europe fut inaugurée, 111 ans après l'ouverture du Stelvio, cadet de l'Iseran de 13 mètres.

D'enfer, l'Alpe était devenue terrain de jeu, aux pièges parfois mortels aux impudents imprudents, qui croyaient l'avoir vaincue par quelques rubans de bitume...

François RIEU

ALBERTVILLE (73)



(1) Le Brenner, au Tyrol, fut aménagé vers 1775 mais il est beaucoup plus bas : 1375 mètres.
(2) Bêtise que l'on répète de nos jours avec le tunnel routier du Fréjus. Si les "huiles" lisaient les livres d'histoire, elles apprendraient qu'il vaut mieux ne pas mettre la charrue avant les bœufs...

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