Qui donc, un jour, m'a demandé
Pourquoi ainsi je pédalais
De jour; de nuit, par monts et vaux,
Qu'il fasse froid, qu'il fasse chaud,
Tout ce temps pris sur la "télé"
Et sur la grasse matinée,
Sur les loisirs, sur le repos ?
Qu'y a-t-il donc dans le vélo
D'assez fort pour vouloir passer
Des heures ainsi à s'échiner
Sur un appareil sans moteur
Qui s'alimente de sueur ?
A cette question je réponds
Par un récit. S'il est trop long,
Sachez pourtant me pardonner
D'avoir voulu vous amuser.
* * *
Il pleuvait, il ventait, la boue couvrait la sente
Et nous peinions bien fort, ce jour là, dans la pente
Qu'il semblait loin ce col vers lequel nous roulions
Et que d'efforts pour le franchir nous dépensions
Déjà la nuit tombait, avec elle le doute
Et, pourtant, il fallait passer, coûte que coûte.
Point de répit, point de repos, point de repas
Avant d attendre au fond d'une vallée, là-bas
Où nous savons trouver le logis accueillant
La chaleur d'un bon feu, le potage fumant.
La pluie nous transperçait et nous n'y voyions goutte.
A peine pouvions-nous distinguer notre route.
De tels moments, bien des cyclos les ont connus,
Les connaîtront encore car il est entendu
Qu'il y aura toujours un vélo dans la tête
De ceux pour qui "plaisir" rime avec "bicyclette"
Même si, à les voir ainsi crottés, trempés,
D'autres peuvent trouver ce plaisir insensé.
Mais voici le sommet. Il fait nuit maintenant,
Pas une étoile au ciel ; i! va falloir pourtant
Suivre, sans y voir trop, la route sinueuse.
La descente sera, c'est certain, fort scabreuse.
L'espoir de découvrir, au bas, un havre chaud
Nous incite à rester vigilants, car il faut
Maintenant éviter les cailloux et les bosses,
Les creux, le gravillon et, à droite, la fosse
Qui, si nous y tombions, nous ferait, c'est certain
Atteindre la vallée à un tout autre train
Mais sans espoir, alors, de humer plus jamais
Le fumet de la soupe ou celui du brouet,
Trempés comme "cyclos" et transis et gelés,
Les doigts gourds sur les freins qui, même très serrés
Répondent mal, nous descendons à l'aveuglette
Soudés comme jamais, à notre bicyclette,
Scrutant la nuit que ne perce pas nos lanternes.
Elles projettent devant nous un léger cerne
Que nous nous fatiguons à trop fixer des yeux ...
Et toujours, sur le dos, ce déluge des cieux !!
Voici enfin quelques lueurs ; c'est la vallée ;
Avec elle, aussitôt, la chaleur retrouvée
L'assurance du port où les cyclos, fourbus
Pourront donner repos à leurs membres moulus,
Faire peau neuve et, tous comme un seul, à la fête
Se retrouver devant une profonde assiette
Fleurant le réconfort, et se laisser aller
A parler de ,.. vélo. Pour quel autre sujet
Vaudrait-il, là, de se lancer en des projets ?
Les cyclos, c'est connu, ont le don de pouvoir
Même très fatigués, vivre déjà, le soir,
Après un si long jour sous des cieux peu cléments
La journée qui viendra et le brevet suivant
Pour les parer du grand ciel bleu et du soleil
Qui leur ont tant manqué aujourd'hui. Au réveil,
Savent-ils, la route sera sèche. Les prés
Embaumeront, les oiseaux chanteront ; après
La pluie, toujours, vient le beau temps pour retremper
Le moral du cycliste et lui faire oublier
Ces moments où le sport parfois devient labeur
Oui trempe le maillot de pluie et de sueur,
La gamberge a ceci de bon que le chemin,
Quand on n'y pense plus vient plus vite à sa fin
Et que paraît l'auberge, enfin ; réalité,
Rêve, vieux du matin, enfin réalisé.
La fatigue s'estompe alors et le moral
Remonte de dix crans pour n'avoir plus d'égal
Qu'un féroce appétit ! On attendra pourtant
D'avoir bien remisé les vélos sous l'auvent
- Les cylos, c'est ainsi, pensent à leur monture
Les laisser â tous vents n'est pas dans leur nature -
Pour, alors seulement, connaître la saveur
Du repas partagé et le simple bonheur
De se trouver, au soir, réunis, entre amis
A évoquer, déjà, la journée qui finit,
Avant d'aller quérir,la conscience en paix,
En un lit bien douillet, le repos mérité.
Pourtant, avant de m'abandonner au sommeil,
Je ne laisserai pas la question en éveil :
"Pour faire du vélo ainsi, te dira-t-on,
"Il faut être "maso" ou manquer de raison
"N'avoir de sens commun qu'un menu brin en tête
"Et, du côté mental, la santé pas très nette !
Ceux qui disent ainsi ne peuvent sans torture
Faire un seul pas sans devoir prendre leur voiture.
Ils sont aigris, ou bien jaloux, ou bien vieillards
Bien que jeunes par l'an. Car j'en sais qui, bien tard
En un âge avancé peuvent encor, sans peine
Rendre un culte fréquent à la "petite reine".
Je te dirai plutôt, en fait de conclusion
Ce que j'ai entendu d'un ancien du guidon ;
Il parlait, certain soir, à l'étape finie
Et son propos valait, crois-moi, philosophie !
"On nous croit fous, c'est sûr, à rester si longtemps
"Sur un engin qui torture ainsi le séant
"Et nous livre, le soir, fourbus, méconnaissables,
"A la recherche du repos et d'une table.
"C'est vrai ! Il ne faut pas vouloir le sort commun
"Pour chercher son bonheur en si ardu chemin !
"Comment comprendra-t-il, celui qui voue le sport
"Et tout effort aux gémonies d'un mauvais sort
"Que tu pédales ainsi, pour des "prunes", à tous vents
"Pour te donner du mal mais, aussi, simplement,
"Pour le lever du jour sur la belle campagne,
"L'odeur du foin, le chant des oiseaux, la montagne.
"On te paierait, vois-tu, tu ne le ferais pas !
"Et jamais aucun or au monde ne vaudra
"Eole dans le nez, la pluie qui te transperce,
"Les muscles qui font mal et le boyau qui perce,
"Les kilomètres, au soir, qui n'en finissent pas
"Les "coups de pompe" qui, souvent, te laissent las
"Ecoeuré du vélo et de la randonnée,
"Bien décidé demain à tout abandonner
"Et puis, le jour d'après, te retrouver vaillant
"Comme nous aujourd'hui. Tous au lit maintenant !
* * *
Le lendemain, au point du jour,
Il pleuvait de plus belle
Il viendra bien, aussi, le tour
Du soleil ! Tous en selle !
P. OSWALD
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