Alors que nous prenions le café à Jausiers, Jean-Paul attira mon attention sur un engin posé contre le mur d'en face : quelque antiquité de ce que certains appellent la "belle époque", avec un vague paquet posé sur la garde boue arrière (en l'absence de porte bagages). Avant que nous ayons pu pousser plus avant notre examen, la machine partit, enfourchée par un grand billard blond. Autant dire que nous n'eûmes aucun doute à les reconnaître de loin vers la mi-montée de la Bonnette. Il suait sang et eau, debout sur son biclou, le buste presque à l'horizontale pour mieux tirer sur son guidon plat. Il réussissait néanmoins à parler. C'est ainsi que nous apprîmes, par de courtes phrases d'un français difficile... qu'il avait 22 ans... qu'il venait de Zurich... qu'il était parti depuis 5 jours... En passant par le Grand St Bernard, le Petit St Bernard, l'Iseran, le Télégraphe, le Galibier, le Lautaret (pour mémoire)... hier Izoard et Vars... ouf ! Aujourd'hui, il avait au programme, outre la Bonnette que nous gravissions côte à côte, la Lombarde que nous avions, nous réservée pour le lendemain. Cette énumération de grands cols à peine terminée, la route se fit un peu plus rapide, du côté des anciens forts. C'est alors seulement que nous découvrîmes qu'il n'avait pas de dérailleur (il nous fallait plus tard examiner son engin qui nous révéla un 46 x20 car lui ignorait son braquet). Sa poignée de frein avant actionnait une sorte de piston qui venait frotter sur le dessus du pneu qui ne risquait pas de prendre froid dans les descentes. |
Pour le moment, nous admirions la technique, visiblement mise au point depuis longtemps : le petit suisse avait sauté de son biclou sans s'arrêter (sans cale-pieds, c'est plus facile me direz vous) et courait en poussant son équipage jusqu'au moment où, la route se montrant à nouveau plus clémente, il sauta sur son vélo comme il en était descendu pour reprendre sa pédalée forcenée vers le sommet. Le spectacle était époustouflant. Et ce n'est pas le Molteni tout doré qui nous rejoignit à 2 km du col qui me contredira : quand, à son bonjour un peu narquois, Jean-Paul répondit par un "Salut, t'as vu le vélo de mon copain ?", le gars se retourna, ouvrit une bouche à en avaler son 52... et se retrouva 100 mètres derrière nous, écoeuré, jambes coupées. Je ne sais pas si lui a fini la Bonnette. Notre petit suisse nous a quittés quand nous nous sommes planqués au camp des Fourches because la grêle. Nous ne l'avons pas revu à Isola village le soir, ce qui laisse supposer qu'il a respecté son programme. Bernard BRIAND CHAMBERY (73) |