Page 40 Sommaire de la revue N° 12 Page 42

Histoires Suisses

Revue N° 12 Page 41

En 1983, j'ai fait partie de ces mauvais Français qui sont allés manger le pain des étrangers et des Suisses dans mon cas personnel.

Après avoir franchi la frontière par un beau muletier, le col de Chesery, histoire de ne pas faire viser mon carnet de change à la douane, je me suis retrouvé sur la route surchauffée qui va de Mouthey à Martigny. La circulation y est infernale et je m'empresse de la quitter en apercevant une petite route sur la droite. Un rapide coup d'œil à la carte m'indique qu'elle rejoint la nationale quelques kilomètres plus loin, en lui restant sensiblement parallèle. Ce sera toujours ça de pris.

Or, cette petite route ne tarde pas à s'élever, gentiment d'abord, puis avec insistance au point que, sous l'effet de la pente, des bagages et de la chaleur, ma progression devient de plus en plus problématique. Rien n'est plus pénible que de se faire surprendre par une difficulté imprévue. Vous allez passer les cols les plus larges et les plus raides avec une facilité déconcertante, parce que vous y êtes préparés mentalement, vous êtes d'ailleurs venus pour ça mais que surgisse une bosse anonyme dans la vallée où vous comptiez vous refaire une santé et vous voilà plantés !

Avisant alors une fontaine dans un hameau, j'en profite pour me rafraîchir les idées et me désaltérer. Avant de repartir, j'interroge un brave homme qui m'observait sur le pas de sa porte, en lui demandant bêtement si çà montait encore longtemps.

Un Suisse ne répond jamais à la légère. Il m'a vu arriver avec mon chargement et a pu juger de mon état de fraîcheur tout relatif. D'ailleurs le fait même d'avoir posé cette question révèle un état de forme incertain, voire défaillant. Finalement, il me fait une réponse qui témoigne d'un sens certain de la précision : "ça dépend à quelle vitesse vous allez... (lire avec l'accent du Valais). "Vous savez, lui dis-je, plus ça monte et moins je vais vite".
Ma remarque introduit un surcroît de complexité qui vient corser le problème. En effet, si je vais de moins en moins vite, je mettrai de plus en plus de temps. Allez donc savoir avec ces cyclistes à vitesse variable ! Heureusement, notre homme a les pieds sur terre et il sait ramener le problème sur des bases plus sûres où il maîtrise mieux les données : "Ecoutez, à pied, en allant d'un bon pas, il faut compter vingt minutes". Je ne me souviens plus quel temps il m'a fallu, ni quelle distance il me restait. Mais j'ai appris à ne plus confondre l'espace et le temps, surtout en Suisse.

Après un périple dans le Tessin et dans le canton d'Uri où je n'avais été que modérément inspiré par le switzer-dutsch, je retrouve avec plaisir la francophonie aux Diablerets. Et pour fêter ça, je décide d'aller chercher un col hors programme, le Col de la Croix, que je veux faire en cul de sac. Aussi, vais-je me débarrasser de mes bagages que je laisse à la sortie de la ville, dans l'atelier d'un forgeron sympathique et accueillant. Au retour, alors que je récupère et réinstalle sur mon vélo tente et sacoches, le forgeron observe mes chaussures et se montre intrigué par la présence de cales sous la semelle. Je me lance alors dans une explication sur la technique de pédalage qui consiste à tirer sur une pédale en remontant le pied pendant qu'on pousse sur l'autre. Il m'écoute avec un air de plus en plus amusé, avant de me dire : "Mais alors, si vous pouvez pousser et tirer, vous pouvez poser la culotte en fumant la pipe".

Voilà pourquoi, moi qui ne fume pas, j'ai ramené une pipe en guise de souvenir. Et j'ai roulé prudemment dans les descentes pour ne pas la casser. C'eut été dommage, je trouve, que la pipe ça donne l'air intelligent, même en Suisse.

Claude BENISTRAND

CLERMONT-FERRAND (63)


Page 40 Sommaire de la revue N° 12 Page 42