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Une poussée de colite

Revue N° 12 Page 56

Le Ventoux n'est pas un col. En parler dans cette revue n'aurait pas de raison si, fort heureusement, un peu plus bas sur la route, n'était logé le Col des Tempêtes. Modestement, les chasseurs de cols ne répertorient que ce de nier; le nom est synonyme de lutte, de souffrance - c'est déjà cela; personne n'oublie pourtant que derrière se profile un nom autrement évocateur, le Ventoux dont la montée n'aura pas été tout à fait "gratuite". Oh, quelle remarque ! Comme si le cyclo-montagnard comptabilisait ses efforts : col ou mont, peu lui importe, les deux l'amusent.

Dans mes propres tablettes, en regard du numéro 189, est inscrit : Tempêtes. J'ai grimpé le Ventoux. J'ai connu ses six derniers kilomètres de cailloux blancs, sans la moindre ombre, la moindre herbe - un paysage lunaire avec pour seuls repères, hormis l'observatoire omniprésent mais lointain, des piquets noirs et jaunes, sur le bord de route. Après le Chalet Reynard, j'ai commencé à les compter : un, deux... dix... dix-sept... histoire de trouve une occupation. J'ai abandonné, l'esprit finalement tendu vers cet objectif : arriver là-haut. Là-haut, je suis arrivé sauf, sain, fatigué bien sûr : oh, le dernier virage ! et surtout heureux.

Le Ventoux était le premier prétexte de ma randonnée en Provence. Je voulais aussi visiter d'autres lieux : Vaison-la-Romaine et sa ville haute, Brantes et son site, l'Abbaye de Sénanque et sa lavande, Gordes et ses bories, Roussillon et sa montagne d'ocre, Pernes et ses fontaines, Les Baux et leurs ruines, Arles et ses arènes, Fontvieille et son moulin, Martigues et son port, Cassis et ses calanques...

Ce faisant, ce roulant plutôt, mieux, ce pédalant, quelques cols ont été gravis. J'en citerai trois. Ce Col d'Os dont est baptisée une rue des Baronnies n'a d'os que le nom; pourtant, ce nom me fascinait; un os me fut supprimé il y a longtemps; la montée du col fut comme une Messe de Requiem... D'un tout autre registre fut celle du Pas de Belle-Fille, au-dessus de la "Belle Bleue"; l'esprit y était plus coquin... Le Pas de la Colle, enfin, justifie son nom; les roues collaient à la route, j'ai mis pied à terre, le pied collait à son tour, je n'avançais que très difficilement : j'avais trouvé un maître !

Et c'est ainsi qu'en me pointant à Antibes ou Annie m'attendait chez sa sœur, à peine échangés les baisers des retrouvailles, je marmonnais :
- Cent quatre-vingt-dix-sept ! - 197 quoi ?
- Cent-quatre-vingt-dix-sept cols. - Et alors ?
- Encore trois pour faire deux cents...
- Tu ne crois pas que tu en as assez fait comme cela ? L'an prochain, il sera temps.

Je ne croyais rien. J'avais seulement la vision d'un chiffre suivi de deux beaux zéros. Je soupirais sans cesse :
- 200 ! Encore 3...

Je m'étais bien promis de ne plus toucher à la bicyclette, une fois arrivé à Antibes. Mais au fur et à mesure que les jours avançaient, je n'y tenais plus :
- Plus que trois pour faire deux cents...

J'entrais dans une crise de colite aiguë. La colite, c'est ce mal qui mine un cyclo dès qu'il a pris goût à la montagne; j'en ai décrit par ailleurs les développements et les symptômes. Une étape importante est franchie au centième accès de fièvre colitique; avant, le colitique - comme il y a l'hépatique, le diabétique, l'asthmatique, le rachitique, le névrotique, le lymphatique... -, s'agite dans tous les sens; il monte, il descend, il remonte un autre col, sept dans une journée, neuf, onze dans la journée suivante; il est pris de tremblements ascendants et descendants, il additionne : 89, 91, 95, remouille la pointe de son crayon, continue : 98, 99. Enfin, arrive la délivrance, le centième col est accouché. J'ai connu cela, c'était merveilleux. Mais j'y pense, n'ai-je pas écrit que la colite était un, mal ? Non, c'est un bien !
Le raffinement est que cette délivrance, cette tombée de fièvre ait lieu pour un col bien nommé qui intègre vie sentimentale et vie vélocipédique - sont-ce deux vies différentes ? C'est ainsi que mon centième fut le Col Ste Anne, près de Valberg. En fait, quelques cols avaient été oubliés : monter des cols sans le savoir, les découvrir ensuite provoque une colite rétrospective qui a un certain cachet, avec une jouissance au second degré dont je ne dis que ça... En arrivant au sommet du Col Ste Anne je vivais le présent, je ne mettais pas en cause mes calculs j'étais serein comme je le suis à chaque basculement de vallées; j'offrais mon centième col à Annie, mon épouse sans état d'âme. J'avais pourtant une sacrée crampe qui faisait entrer mollet et cuisse en convulsions; je souffrais physiquement, moins moralement; j'avais entrevu le moyen de dominer cette crampe; deux journées après, elle était effectivement résorbée et ce fut la délivrance d'un col bien en chair, raide un peu, de pas trop bon caractère, récalcitrant, exigeant des poussées fortes qui faisaient gonfler les veines : la Bonette !

J'avais connu la tension à l'approche du centième col. Je me croyais calmé et voilà que, près du deux-centième, l'agitation reprenait :
- Encore 3 !

Je m'endormais dans un creux de ce chiffre, je me réveillais dans l'autre. La journée, je fermais les yeux : - Oh, oh, Bernard ! Où es-tu ? A quoi penses-tu ?
- 200... Le col du...

Par superstition, j'hésitais à prononcer le nom du col que j'aurais aimé écrire en face de 200, un nom qui est une partie de moi-même...

Claudine, ma belle-sœur, trouva les mots qui firent flancher Annie :
-- Allons, Nini, laisse ton minet partir une journée, une seule; Tu t'ennuies donc avec moi ? Ce serait vexant, tu sais.

J'eus le feu vert. Et c'est ainsi qu'au-dessus de Grasse, j'ai engrangé non pas trois cols, mais quatre, en croix autour de St-Vallier-de-Thiey.

Le nombre de 200 était dépassé de une unité que déjà un autre nombre avec deux zéros bien ronds se faisait, se fait encore jour, qui m'amènera une autre poussée de colite; je l'attends avec plus d'impatience que d'anxiété. Oh, ces colitiques qui prévoient les étapes de leur mal, s'en font une joie ! Des malades originaux, des bienheureux, le Royaume de la Montagne leur appartient.

Je suis déjà tendu vers le 300è col, alors que j'ai à peine parlé du 200è. Et pourtant, celui-ci n'est pas un quelconque col. Certes, sa hauteur est ridicule : 781 m, son cadre n'a rien de grandiose. L'allemand, auquel je confiais mon appareil photo pour le cliché d'usage, faisait la moue; je me crus obligé de lui fournir une explication : Künstiches Bein.
Et je montrais ce qui, à gauche, me servait, me sert, me servira de jambe. - Also ! fit l'allemand en partant d'un grand éclat de rire.

Mon 200è col est le Col du Pilon.

Après Annie, mon pilon se devait d'avoir les honneurs de ma vie vélocipédique. Lui qui m'a permis de remarcher les mains libres. Lui avec lequel j'ai dévalé les escaliers du métro parisien, sautant quatre ou six marches à la fois, une main effleurant à peine la rampe, dépassant tout le monde, arrachant quelques cris des spectateurs médusés - j'avais déjà le sens du spectacle ! Lui, sûr, raide, qui encaissa tant de chutes lors de l'apprentissage de la bicyclette après...

Mon pilon et ma bicyclette sont deux complices indissociables qui ont modelé ma vie. Au détriment de toute jambe joliment galbée, agréablement bottée mais moins commode, mon pilon, sec comme une trique, s'est imposé par amour de la bicyclette; j'ai aimé la bicyclette parce que je suis resté fidèle au pilon.

Pilon et bicyclette, je vous aime bien.

Bernard MIGAUD

Metz (57)


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