Je roule depuis plusieurs jours sur la Karakoram Highway qui relie le nord du Pakistan à la Chine en passant sur des territoires appartenant à l'Inde et envahis par le Pakistan, dans le Cachemir dit pakistanais. Cette route à deux voies goudronnées suit la vallée de l'Indus. Route dont la construction a nécessité 20 ans de travail pour 15000 hommes (chinois et pakistanais) et qui a coûté la vie à 800 personnes. Mon secret espoir était d'atteindre la frontière chinoise au Khunjerab Pass à 4700 mètres et goudronnée. Mais j'ai dû m'arrêter 120 kilomètres avant à Batura-Bridge au-delà duquel les étrangers n'ont pas accès. J'ai tout de même pu traverser la vallée des Hunza, célèbre pour ses centenaires. Je dois faire demi-tour et rouler plusieurs jours dans cette vallée encaissée et désertique où les montagnes rocailleuses réfléchissent la chaleur sur le pauvre cycliste qui doit escalader les côtes avec 50 kilos de son chargement sous des températures allant jusqu'à 45° à l'ombre... Sans aucune ombre bien évidemment. Quelques vues magnifiques viennent égayer ce calvaire : le K2 à 8611 mètres au loin, le Nanga Parbat à 8126 m à côté ou les affluents de l'Indus qui jettent leur eau pure et verte dans la grisaille du grand fleuve. Je repasse à Chilas et j'espère y faire souder mon porte-bagages cassé sur ces routes infernales. J'y passe la nuit et essaye de me renseigner sur le Babusar Pass. L'altitude, le chemin, la distance, l'hébergement sont inconnus de la population locale bien que chacun réponde à mes questions de manières totalement différentes et même contradictoires. Ce serait mon premier "4000" et j'y tiens. D'autant plus que j'ai essayé de l'atteindre depuis le versant sud il y a deux semaines et que j'ai dû faire demi-tour après un jour et demi de route à cause de la neige non fondue au mois de juillet malgré la chaleur terrible. Je décide de tenter l'aventure étant certain de l'altitude de départ (950m), de celle du sommet (4173m) et du fait que la route est non goudronnée et très mauvaise. Je passe une nuit presque sans dormir à cause de la chaleur. Il fait 39° en début de nuit et au petit matin la température descend à 35°. Je peux laisser une partie de mes bagages pour m'alléger mais aussi pour laisser une trace de mon passage en cas de problème sérieux. Et c'est donc ce 28 juillet à 5 heures du matin que je me lance à l'assaut de l'inconnu avec les quelques provisions que j'ai pu trouver, c'est-à-dire trois petits paquets de biscuits. J'arrive au village de Chilas à 1200m par une route goudronnée et dois déjà demander mon chemin. La fierté des gens ou leur volonté de rendre service font qu'on m'indique toujours mon chemin même si on ne comprend pas où je veux aller et même si on comprend et qu'on ne sait pas. Alors je demande toujours plusieurs fois et quand une direction obtient plus de suffrages que les autres, je m'y risque (ça marche souvent, mais pas toujours). Je me trouve dans la caillasse et troque mes chaussures cyclistes pour mes chaussures de sport et passe de l'état de porté à l'état de porteur. Je rejoins un chemin potable mais un peu sableux, il est plat puis redescend dans la vallée de l'Indus. Après une demi-heure, croyant m'être trompé, je reviens au village, embêté par un type qui veut absolument que je l'emmène sur mon porte-bagages. Après beaucoup de demandes, il s'avère que j'étais sur la bonne route. Demi-tour, une heure de perdue à la "fraîche". Le chemin redescend presque jusqu'à l'Indus sur la rive d'un affluent. Ce détour est dû à un pont se dressant au milieu de la rivière mais dont les deux accès ont été emportés par des crues. Je fais le plein d'eau fraîche et commence la montée sur un mauvais chemin dont la pente nécessite d'emblée le 26 x 24 et quelques passages à pied, le développement trop petit ne permet pas de garder l'équilibre dans la caillasse. De temps à autre je croise une jeep surchargée; le chemin est si étroit que je dois me plaquer contre la paroi rocheuse pour la laisser passer. Petit à petit je prends de l'altitude et un peu de végétation apparaît, puis la vallée s'élargissant, un peu de culture et quelques maisons de pierres posées les unes sur les autres. L'une d'elles au bord de la route m'intrigue à cause de l'étrange dispositif qui se trouve devant. Je me fais expliquer son utilité. Un grand bâton servant d'axe est fixé verticalement sur une pièce de bois cylindrique sur laquelle sont fixés des morceaux de boites de conserve formant une roue à aubes. Cette roue pouvant être immergée dans le ruisseau créant ainsi une force motrice. Mais à quoi sert-elle? Cet ensemble est maintenu par un petit échafaudage qui maintient le bâton en haut duquel est fixée une poulie de bois entraînant une courroie croisée pour traverser le mur de la maison. On me fait entrer et j'ai la surprise de voir, accrochée au plafond, une roue à aubes, semblable à celle qui est dans le ruisseau, qui, entraînée par la courroie, donne un peu de mouvement à l'air de la pièce dans laquelle un homme travaille sur une machine à coudre. Ici on n'a pas d'électricité mais on a de l'idée. Bien que je doute de l'efficacité du système, je félicite l'inventeur pour son ingéniosité. Je remonte la rivière qui, avec la pente, devient un torrent. Le lit est encore important et il faudra que j'aille plus loin que sa source pour atteindre le col ! Mais ce chemin infernal crée dans mon estomac une sensation de vide que je n'arrive pas à combler avec mes biscuits. Dans la traversée d'un hameau, une seule échoppe (5m2 protégés par quelques planches) vend de tout mais surtout pas grand-chose et on y découvre un petit paquet de biscuits (à la crème !) ayant séjourné là au moins quelques mois. Mais il faut manger. Pour boire, pas de problèmes, le torrent fournissant de l'eau fraîche en abondance. Je grignote les kilomètres, tour de roue après tour de roue, éveillant la curiosité. Les enfants courent à côté du vélo, jamais hostiles mais embêtants en s'accrochant au porte-bagages. Pour la première fois depuis deux mois, je vois des femmes. Ces contrées étant si reculées et si pauvres que les femmes sont autorisées à sortir de la maison pour travailler dans les champs. Et elles ne sont même pas voilées. Mais lorsqu'elles me voient, elles s'enfuient à toutes jambes en se cachant le visage pour se réfugier derrière des murettes de pierres. Ça m'étonne puis ça m'amuse surtout lorsque j'arrive sans bruit derrière un groupe de femmes marchant sur le chemin. Quand l'alerte est donnée, elles s'égayent courant dans tous les sens comme des poules affolées. Mais parfois elles ne peuvent pas se cacher, le chemin étant bordé par le torrent et par une paroi rocheuse. Que font-elles alors? Elles se plaquent contre le rocher en me tournant le dos, les mains sur les yeux et attendent que le monstre que je représente se soit éloigné. Quelquefois et par surprise, je peux apercevoir un visage, jeune et souvent très beau, pendant une fraction de seconde. Ceci n'étant pas sans risques car les femmes sont souvent accompagnées (ou surveillées ?) par quelques hommes et que le fait de regarder une femme est puni de mort. Il m'est arrivé de surprendre, dans un endroit isolé, trois jeunes filles seules qui se sont immédiatement plaquées contre le rocher mais qui, elles, n'ont pas attendu que je sois loin pour tourner la tête et regarder cet étranger qui se promenait sur un drôle d'engin et, de plus, dans une tenue parfaitement indécente car il n'avait rien sur les bras ni sur les jambes. Je ne m'ennuie pas sur ce chemin. En plus du spectacle offert par les humains (pauvres femmes !) et quelques animaux, les montagnes environnantes offrent un spectacle naturel changeant à tous les virages, quelques arbres ou un peu de végétation rase, quelques maisons cachées dans les rochers mais aussi la recherche du chemin, de sa pente, de son état. La pente est toujours démentielle et je ne roule plus qu'en 26 x 24, marchand parfois à côté du vélo. Si cette découverte de l'inconnu nourrit mon esprit, il me faut trouver de la nourriture bien matérielle car la fringale n'est pas loin. Au détour d'un virage, je vois une maison avec une cheminée qui fume. Etant donné qu'il fait très chaud, le feu ne peut servir qu'à... faire à manger. Mes connaissances en urdu, la langue parlée au Pakistan, me permettent de demander à manger. On me fait asseoir sur la murette qui borde le chemin et on m'apporte rapidement de l'eau et des chapatis chauds (galette de farine, base de l'alimentation). Je me jette dessus et on me dit d'attendre et on m'apporte un plat contenant quelques feuilles gluantes et chaudes. On prend une pierre et on les écrase avec. J'apprendrai plus tard que c'est une pierre de sel gemme. J'avale tout ça entouré d'une vingtaine de personnes qui observent tous mes gestes. Le repas se termine par des abricots frais. Je veux payer avant de partir. C'est hors de question et je sais que dans ce cas, il ne faut pas insister. Peut-être cet homme m'a-t-il donné son repas. Hospitalité extraordinaire envers le voyageur que j'ai trouvée dans tous les pays musulmans que j'ai traversés, cette hospitalité inexistante et inconcevable en Europe. Dans l'après-midi, j'atteins un hameau et on m'indique que Babusar est à 3 km, ce qui m'étonne beaucoup. Le chemin est en épingles à cheveux et a un pourcentage terrible; une jeep a beaucoup de mal à monter. De plus le chemin a été raviné par l'eau. Je dois souvent pousser le vélo et arrive avec beaucoup de peine à un village. Quelques échoppes en planches bordent le chemin. Je suis entouré par une petite foule : je suis bien à Babusar, mais le col appelé Babusar Top est encore loin, tout là-haut. Il faut passer la nuit ici. Alors on m'entraîne à la Rest-House. Il existe des maisons telles que celle-ci un peu partout en Asie du Sud, autrefois "propriété" britannique. Les Anglais les avaient créées pour leurs déplacements. Elles sont en général d'un luxe et d'un confort inaccessibles à la population locale, avec salle de bains et parfois avec eau courante. Ici c'est la seule maison en dur, immense par rapport aux minuscules cahutes des habitants. Et pourtant elle ne renferme que deux pièces ne pouvant accueillir que quelques personnes alors que plusieurs dizaines de pakistanais pourraient y loger à l'abri. Les Anglais partis ont été remplacés par des fonctionnaires qui profitent de nombreux privilèges et méprisent honteusement les gens du peuple. Lorsque j'arrive à la Rest-House en bas du village, le gardien me dit qu'il n'y a pas de place. Effectivement un fonctionnaire est installé sous l'avant-toit. Il m'appelle et m'explique en anglais qu'il est là avec son équipe; il est ingénieur et a la charge de retracer le chemin. Il m'indique que je peux passer la nuit ici. Il appelle le gardien, lui indique que le prix officiel de 30 roupies (18F) est trop élevé et le fixe à 10 roupies (6F). Il me fait amener un charpoi (lit sommaire fait de cordes tendues sur un cadre en bois) et je vais me reposer. Alors que je somnole, un type entre dans la pièce où je suis. C'est une chose très courante, les gens du pays entrent fréquemment dans la chambre où je dors quand elle ne ferme pas. Sans frapper ni s'annoncer, ils entrent, me regardent, regardent mes affaires puis sans rien dire s'en vont. Parfois c'est un véritable défilé assez difficile à supporter. Cette fois-ci on me réveille. Le type dit qu'il faut aller à la police. Comme je veux me reposer, je lui dis de s'en aller et me tourne de l'autre côté. Il revient à la charge, je le rabroue et lui dis de s'en aller. Je lui demande s'il est policier et comme il me dit qu'oui je pousse quelques jurons et me résigne à le suivre. En route pour le poste de police. Bon ou mauvais ? J'ai déjà été racketté deux fois dans le pays par des policiers voulant leur bakchich. Une fois je m'en suis sorti, l'autre j'ai dû payer. Les sommes sont faibles mais je n'aime pas ça. Ici, par contre, ce seront peut-être les seules personnes qui pourront me défendre en cas de problèmes et si elles le veulent bien. Contrôle de passeport, personne ne parle anglais et ne comprend ce qui est écrit. De plus je ne mets aucune bonne volonté à répondre aux questions, réveillé dans ma sieste. Ici c'est plus la curiosité qui fait agir mais c'est pénible car ça n'en finit pas. Je dois remplir les registres et parviens à partir. A la Rest-House, je vérifie l'état du vélo. Pas de problèmes sauf mon pneu avant qui est coupé sur deux à trois centimètres. Heureusement qu'en plus de la chambre à air, j'ai deux pneus l'un sur l'autre. L'ingénieur me montre alors ses travaux. Les trois derniers kilomètres avant l'arrivée au village où j'ai tant peiné, vont être retracés. Et quelle n'est pas ma surprise de voir que le projet consiste en un chemin tout droit coupant les épingles à cheveux ! |
Nous passons à table. L'ingénieur qui doit avoir quelques notions d'hygiène, m'explique qu'avant de manger, il faut se laver les mains et ne pas se les essuyer pour éviter d'être contaminé par les microbes. Il se fait apporter un récipient d'eau. Ce qu'il ne sait peut-être pas c'est que cette eau vient du ruisseau et que, étant donné que nous sommes au bas du village, cette eau a servi à tous les usages nécessitant de l'eau. C'est à dire qu'elle contient, outre de la terre, toutes les eaux de lavage, les déchets divers car elle sert d'égout et en plus les bouses de vaches qui se mettent au frais dans le ruisseau, sans compter tous les microbes que contiennent toutes les eaux du pays (dysenteries, amibes, hépatites virales...). Nous mangeons comme toujours avec les doigts, du poulet (viande très chère) extrêmement épicé avec des chapatis. A la suite de quoi, je peux me laver car le gardien m'amène un seau d'eau. Le temps étant beaucoup moins chaud qu'hier, je m'endors facilement. J'ai besoin de récupérer car la montée d'aujourd'hui m'a fatigué. Le lendemain je vais essayer d'atteindre le col au sommet duquel je ferai demi-tour. Par précaution, je prends mes bagages. Je mange quelques chapatis et bois du thé. Il est tôt. Je suis le seul chemin existant. Alors que la pente n'est pas très forte, je dois pousser le vélo à cause de la taille des cailloux. Un torrent à l'eau glacée doit se traverser à pied faute de pont. Des jeunes me suivent, demandant des médicaments puis insistant pour que je les prenne en photo. Mon refus catégorique ne les décourage pas. Mon chemin entre dans une forêt et son tracé en épingles à cheveux permet une progression assez aisée (26 x 24 quand-même) surtout qu'il y a peu de pierres. Les jeunes prennent un sentier et me rattrapent après chaque virage pour se faire prendre en photo heureusement sans agressivité. Je sors de la forêt et aperçois enfin le col encore très loin. La pente très forte et le chemin caillouteux ralentissent beaucoup ma progression. Je rattrape un convoi d'ânes chargés de bois avec quelques hommes portant aussi du bois destiné à l'autre vallée qui n'a pas de forêt. La caravane fait une pause sur le chemin. J'essaie de passer. Un homme m'arrête et veut ma montre, un autre ouvre ma sacoche de guidon, un autre essaye de l'arracher. Ça se présente mal. C'est le revers de la médaille ! Cette contrée ouverte récemment aux étrangers n'a jamais connu la "civilisation" et est habitée par des gens ne quittant jamais leur montagne. Ils sont chez eux et ils font leur loi. De plus la vie d'un homme et a fortiori celle d'un étranger, a peu de valeur et ce n'est pas un contrat d'assistance qui va m'aider. Un homme vient et me dit avec autorité de passer, les autres s'écartent, l'incident est terminé. Je remonte la caravane et me trouve juste en dessous du col. Je dois faire quelques passages à pied à cause de l'état du chemin. Je croise un homme qui vient de passer le col à pied avec pour seul bagage un parapluie. Un autre me dit que je ne pourrai pas passer. Le chemin escalade la montagne sur le côté droit du col et au sommet, trois névés gênent le passage. Je dois m'arrêter fréquemment à cause du manque d'oxygène. Je m'essouffle à cause de l'effort intense qu'exigent la pente et les acrobaties qu'il faut effectuer pour éviter les plus grosses pierres. Je m'affale sur mon guidon et mets beaucoup de temps pour reprendre mon souffle. Je vois deux policiers qui montent tout droit. Je les rattrape alors qu'ils se reposent, l'un d'eux me donne un bonbon! Je parviens à la première congère et peux la franchir sans difficulté. Pour la deuxième, plus importante, les policiers très agiles m'aident. La troisième, combinée à un glissement de terrain est presque infranchissable. C'est bête, je suis presque au col, juste sur le côté. Les policiers me demandent 200 roupies (120F) pour passer le vélo. Ce qui représente deux semaines de salaire d'un ouvrier. Il en est hors de question. Il faut descendre une paroi presque verticale pour passer sous la congère. Mais l'eau coule et c'est sur un mélange de pierres cassées ou friables et de boue qu'il faut s'assurer. La moindre glissade et je m'écrase quelques centaines de mètres plus bas. C'est extrêmement dangereux, mais pour un "4000" ça vaut le coup. Les policiers sont bons joueurs et m'indiquent où mettre les pieds et comment passer. Ça passe et je suis à Babusar Pass à 13690 pieds (4173 mètres). En même temps que moi arrivent par un sentier que je n'avais pas vu sur la gauche de la montagne, la caravane d'ânes et l'ingénieur (armé d'un fusil) et son équipe. Ils ont dû laisser leur jeep en bas. Seuls les ânes et les cyclistes passent ! La vue est très dégagée et le paysage est grandiose sur l'autre versant, la Kaghan Valley. De l'herbe rase donne un peu de couleur à cet ensemble de montagnes désertiques dont les plus bas sommets dépassent 5000 mètres d'altitude. Je prends quelques photos, souvenirs d'une lutte hors du commun et totalement inutile mais l'essentiel est d'y être arrivé et j'en suis très satisfait. Un col de plus mais il n'a pas plus de valeur que le ridicule col que j'ai passé en Jordanie au bord de la Mer Morte à 360 mètres au-dessous du niveau de la mer ! Je fais demi-tour, guidé par des gosses qui ont bien vu que je n'étais pas à l'aise. La descente se fait essentiellement sur le vélo et sans problème majeur. Je fais une pause vers l'altitude 3500. Malgré mon bronzage très foncé, je sens le soleil qui commence à me chauffer la peau et il fait chaud malgré l'altitude. Je parviens au village que j'ai quitté ce matin et peux manger des oeufs. Evidemment on ne comprend pas pourquoi je suis monté la-haut pour redescendre. Ces gens qui ont la vie si dure, peinent beaucoup pour s'assurer une maigre pitance et le fait qu'on puisse dépenser inutilement son énergie les dépasse. Comme il est déjà tard, je vais à la Rest-House pour y passer la nuit. Je la trouve fermée et on m'indique que le gardien est à la prière. La porte de la "salle de bain" est ouverte et, comme il y a un seau d'eau, je me lave. Quand j'en ressors, je suis accueilli par le gardien qui pousse des cris : "Rest-House, no !". J'essaie de le calmer et lui dis que je vais attendre l'ingénieur sous l'avant-toit. Je m'installe, commence à écrire mon journal de route (ce que je fais chaque jour) et les inévitables curieux s'installent également, le gardien gesticule beaucoup et commence à m'énerver. Puis il vient prendre une de mes sacoches. C'en est trop. Je le repousse violemment et l'éloigne des sacoches. Immédiatement, un "spectateur" m'empoigne et me jette en bas d'un mur qui retient la terre à environ deux mètres plus bas. Je remonte illico, le gardien s'empare de pierres. Et là, oh miracle, quelqu'un s'interpose et calme tout le monde. Chance. Cette chance qui m'a toujours souri dans les cas les plus difficiles et chaque fois que j'avais la volonté farouche d'avancer toujours et encore, chance sans laquelle je n'aurai pu accomplir la totalité des 35000 kilomètres de mon voyage. Maintenant tout se calme sauf moi qui tremble et qui peux à peine écrire. Le gardien est parti. Le reste de l'après-midi se passe avec le défilé classique de tous les curieux et comme j'ai eu le malheur d'accepter d'en prendre un en photo, ils demandent tous à se faire enfermer dans la boite magique et me donnent leur adresse ou plutôt vont se la faire écrire et me la rapportent. Devant le nombre et le peu d'intérêt de prendre des pakistanais au garde-à-vous, je fais semblant. Un homme sachant parler anglais vient discuter. Il est juge et prend plaisir à plaisanter sur un sujet tabou ici : les femmes. Personne ne nous comprend. L'ingénieur et son équipe arrivent. Bien sûr tout le village est au courant de ce qui s'est passé. Le gardien s'explique mais je n'arrive pas à suivre la conversation dans la langue du pays puis, sans que j'ai pu m'expliquer, l'ingénieur m'indique que j'ai tous les torts et que le gardien est le meilleur homme du village, qu'il a voulu prendre mes affaires pour les ranger... Bref, je suis "condamné" à lui serrer la main, trop heureux de m'en tirer à si bon compte. Mais, maintenant, je suis abandonné, ne pouvant plus dormir dans la Rest-House ni ailleurs. J'étends mon duvet sous l'avant-toit et me couche car il fait nuit en mettant mes affaires et mon vélo entre le mur et moi... Une autre équipe de deux hommes est venue en jeep cet après-midi et le chauffeur, voyant que je n'ai pu manger me réveille alors que l'autre équipe est partie "s'encanailler" au village. Je lui dis que je veux dormir, il insiste et me dit qu'il faut manger. Alors j'y vais et il me fait préparer à manger par le gardien qui s'exécute. Plus tard dans la nuit, l'équipe rentre et passe à côté de moi comme si je n'existais pas. Je suis très fatigué et un peu fiévreux à la suite de la dure étape, de l'altitude et du système digestif malmené par la chaleur, l'eau et ses microbes et la nourriture trop épicée depuis que je suis au Pakistan. Mais la nuit passée dehors dans une fraîcheur relative me permet de récupérer. Dès le lever du jour je plie bagages. Le gardien est déjà levé, me donne du thé et un chapati, non sans raison car il me demande le bakchich, quel culot ! Le plus extraordinaire, c'est que je lui en donnerai un. Je pars rapidement et peux rouler presque tout le long de la descente. Les gosses courent derrière le vélo, les femmes s'enfuient, on m'offre le thé, des pommes, à manger. Un seul incident viendra troubler mon retour. Alors que je vais atteindre l'Indus, le chemin est éboulé et quelques hommes le réparent. L'un est monté dans le lit d'un torrent asséché et provoque des éboulements pour récupérer des pierres. Je passe quand même lors d'une accalmie. Des jeeps sont bloquées de l'autre côté et, alors que je crois être passé, un homme m'arrête et veut échanger sa vieille tocante contre ma montre, puis un autre me bloque la route. Un troisième vient et fait dégager les hommes avec autorité. J'atteins Chilas peu après et descends dans la vallée pour retrouver mes bagages. Pierre BRIVET |