C'était il y a trois semaines. Elle fêtait son dix-neuvième anniversaire. Tout de suite, je la remarquai dans sa belle robe rose. En l'espace d'une soirée nous devenions très bons amis et nous nous promettions de nous revoir bientôt. Trois jours après, nous nous retrouvions sur les berges de l'lll. Et si j'ai décidé d'écrire aujourd'hui, c'est pour essayer de lui faire comprendre non pas mon amour pour elle, qui est grand, mais pour sa rivale : la bicyclette. De vive voix, je n'y suis pas parvenu. Alors je prends la plume, qui est l'instrument par excellence des timides et des renfermés qui tout de même aimeraient s'exprimer un peu. Tout d'abord, et ce fut le cas pendant bien des années, la bicyclette a été pour moi un moyen de locomotion qui me permettait une autonomie de cinquante kilomètres au départ, puis de cent à cent cinquante kilomètres à force de volonté et d'entraînement. C'est ainsi que j'effectuai ma première véritable sortie, le 27 juillet 1975, à l'âge de treize ans. Cinquante kilomètres dans une seule après-midi. Cette escapade me valut d'ailleurs une sacrée raclée de la part de celle qui me mit au monde. Aujourd'hui encore je m'en souviens comme si cela s'était passé hier. Deux années plus tard, je repartais avec un copain et deux copines dans le but de passer une agréable journée entre nous. Nous sommes rentrés heureux. La suite fut à la fois la réponse à un défi et à une aspiration. Un défi, parce que mes amis estimaient que dépasser les cent kilomètres dans une seule journée ne faisait pas partie du domaine du possible. Une aspiration, parce que je voulais découvrir l'Alsace autrement qu'en automobile. J'avais soif d'aventure et, pour moi, à cette époque de mon enfance, approcher Sélestat représentait une véritable aventure. Et c'est ainsi que, le 25 août 1977, je réalisai ma première randonnée longue de 125 kilomètres, et cela en compagnie de mon cousin. Tout s'était passé pour le mieux du monde. Nous avons visité quelques églises et découvert de belles fontaines richement sculptées. Nous avons traversé Benfeld, Dambach-la-Ville, Andlau, Barr et bien d'autres villages. Il nous fut même donné, oh joie suprême ! de voir deux cigognes dans un pré, le long de la route. J'avais conclu le récit de cette journée, il y a cinq ans de cela, par ces mots : «Je suis fatigué car j'ai parcouru 125 kilomètres, mais je sais déjà que, ce soir, je regarderai la carte pour préparer ma prochaine virée.» L'enthousiasme est le même, aujourd'hui encore. La bicyclette était donc le symbole de mon indépendance. Toute distance perdait de sa superbe. J'avais réalisé 125 kilomètres, je pouvais sans aucun doute faire mieux. C'est ainsi que je passais de 125 à 175 kilomètres. En changeant de bicyclette, j'augmentais encore le kilométrage. Avec les années, les sorties d'un jour ne suffisaient plus, et c'est ainsi que je me rendis à Paris en compagnie de mon ami Fabien, aujourd'hui membre des Randonneurs de Strasbourg. C'était en août 1979. J'avais dix-sept ans. Je dus me battre en premier lieu avec mes parents pour pouvoir partir, puis avec moi-même car le voyage fut très éprouvant physiquement. J'eus cependant beaucoup de joies. Celle de découvrir Paris, notamment, où je me rendais pour la première fois. Je découvrais la joie de vivre et, surtout, j'apprenais à vivre indépendamment de mes parents, qui m'étouffaient. La bicyclette, pour peu qu'elle soit pratiquée avec raison, est donc un excellent et agréable moyen de locomotion. Ainsi à ce jour, j'ai découvert bon nombre de pays grâce à la petite reine. Le Luxembourg, la Belgique, les Pays-Bas, la République fédérale allemande, la Suisse, l'Italie, l'Autriche reçurent tour à tour notre visite Je pense que la culture passe par les voyages, qui - et ce n'est pas moi qui l'ai dit - forment la jeunesse Bien sûr, il y a cent façons de voyager mais la bicyclette m'a toujours paru comme étant la plus intéressante Ni trop vite, ni trop lentement. De plus, les contacts avec les personnes rencontrées sont facilités grâce à la bicyclette. Combien de personnes ont été surprises de voir de jeunes Français si loin de chez eux. A mon sens le vélo est le meilleur ambassadeur et nous toujours été très bien accueillis dans tous les pays traversés. |
Mais la bicyclette, c'est aussi le goût de l'effort Mes vacances préférées furent celles de l'année passée, qui nous avaient conduits dans les Alpes aux routes tourmentées. Pourquoi cet attrait ? Peut-être parce que la nature y est si belle, si pure. L'homme semble écrasé par la montagne qui le domine. La nature ne ment pas. Tout y est pur, l'artificiel de notre vie courante n'existe pas en elle, et je l'aime, cette nature. Et qui aime la nature aime les hommes qui la peuplent, malgré leurs imperfections vis-à-vis de celle-ci. La bicyclette m'a appris cela aussi. Et bien d'autres choses encore. Le respect de la vie, qu'elle soit animale, végétale ou humaine, l'amour des belles choses et de la vie en général. La bicyclette, c'est aussi l'amitié du peloton. On se partage tout, personne n'y reste dans le besoin. Tu as faim ? On te donnera à manger ! Tu as soif ? On te donnera à boire ! C'est cela, un peloton. Une solidarité à toute épreuve. De plus, la bicyclette - comme bon nombre de sports - draine l'agressivité naturelle de l'être humain par les efforts qu'elle demande. J'ai personnellement constaté ce phénomène à maintes reprises. A cela, il faut ajouter que la bicyclette permet au corps de s'exprimer pleinement. Les muscles habituellement oisifs prennent alors toute leur importance, sollicités qu'ils sont par l'effort. Parfois, il m'arrive de faire de la bicyclette lorsque je suis triste et, en ce moment, je le suis à cause de toi. Ne pas te voir durant tout le week-end, cela me déprime. Alors, tel l'alcoolique recherchant l'oubli au fond d'une bouteille, je fais de la bicyclette pour oublier que tu n'es pas là, près de moi. Un sentiment de rejet m'envahit. Car tout seul je me sens. Et si j'ai beaucoup roulé à bicyclette, cela s'explique aussi par le fait que j'ai rarement été accepté, et c'est au travers de mes «performances» à bicyclette que j'ai bien souvent forcé le respect et l'admiration de mon entourage. Grâce à la petite reine, je sortais de l'anonymat. Je devenais quelqu'un. Mais il ne faut pas se leurrer. Cela n'a pas été facile. J'ai parfois été à l'extrême limite de mes forces et de la souffrance. Pourtant, je crois que cela en vaut vraiment la peine, oui, vraiment. Voilà, j'espère que, par ces quelques mots, tu comprendras ce que représente pour moi la bicyclette. Mais sache une chose cependant. Si je peux rester une semaine sans rouler, je ne peux rester quelques jours sans toi. Tu me manques dès la première seconde où tu me quittes. La bicyclette et toi me prouvez une chose : que j'existe, que je compte. La bicyclette est un objet que je manie à ma guise. Toi, tu as ta volonté propre. Alors, je t'en prie, ne me laisse plus seul. Reviens vite. Je t'aime. J. SCHULTHEISS Strasbourg (67) |