Page 27 Sommaire de la revue N° 15 Pages 28b et 29

Cher ami cyclo

Revue N° 15 Page 28a

Une année se termine, une autre commence. Dans le langage sportif, on appelle " saison " ce que d'autres appellent " année ". C'est le moment des souhaits et des vœux, et que puis-je souhaiter, à vous et à tous ces amis, connus seulement de nom au Club des Cent Cols et de sa cheville ouvrière, le Vélo-Club d'Annecy sans lequel il n'y aurait plus de Club des Cent Cols ? Beaucoup de randonnées et beaucoup de cols : cela en devient banal. J'y ajouterai une bonne condition physique ainsi que pour vos familles à tous.

Pour moi, le vélo c'est terminé. Cette liste de cols ci-jointe est la dernière. Ma décision n'est pas dictée par une santé déficiente, ni par la lassitude et encore moins par la paresse, car la randonnée pédestre remplacera la randonnée cycliste. Ce n'est pas une " funeste décision " comme le prétend un de mes amis intello-pantouflard tout étonné qu'on raccroche à 63 ans alors que l'on voit tant d'alertes septuagénaires sur les routes. Ce que l'on oublie, c'est la façon dont disparaissent de l'univers cyclo une bonne partie de ces vieux cyclos, et c'est pour ne pas finir comme eux que j'ai seulement épuisé un planning que je m'étais tracé il y a quelques années et qui se terminait par les cols des Corbières. Mon dernier col, je l'ai grimpé en sifflotant sous le regard inquiétant du pic de Burgarach, point culminant des Corbières à 1231m. En donnant mon dernier coup de pédale avant le sommet, j'aurais crié " banzaï !" si j'avais été japonais, mais dans l'ultime descente, j'ai pensé à quelques vieux cyclos qui proclamaient à qui voulaient les entendre qu'ils laisseraient leur vélo à la porte du cimetière le jour de leurs funérailles et qui, peu après, disparaissaient du monde cyclo sans prévenir. Il fallait des semaines et quelquefois des mois pour savoir ce qu'ils étaient devenus, et c'était toujours la même réponse : on part un beau matin avec un moral au beau fixe, et puis soudain, alors que rien ne le laissait prévoir, on trouve un peu plus dure la petite grimpée déjà escaladée tant de fois et à la sortie d'un virage un peu plus dur que les autres ; c'est la mauvaise rencontre, pas celle de " l'homme au marteau ", personnage bien connu de tous ceux qui pédalent, mais celle de la vieillesse qui vous tombe dessus au moment où l'on s'y attend le moins. Et que l'on quitte le milieu cyclo un peu honteux d'avoir été si présomptueux ; alors qu'avec un peu de sagesse, ils auraient pu sortir par la grande porte comme je l'ai fait, même si mon seul public était un troupeau de vaches. Le col de trop, c'est un peu dans les milieux pugilistiques, le round de trop.

J'avais d'abord pensé écrire sur ce sujet un article pour notre revue, mais après réflexion, j'ai réalisé que donner le mode d'emploi pour mettre fin à une carrière cyclotouriste dans une revue dont le but est de pousser ses lecteurs à faire du vélo est un non sens qui m'aurait fait cataloguer - si ce n'est déjà fait - comme vieux raseur ; article que le rédacteur en chef aurait sagement jeté au panier.

A cette lettre déjà longue, je voudrais y joindre la suite d'un article, paru celui-là, dans la revue N° 8, dont le titre était " Un ami ". Une histoire un peu farfelue, où un maître es cyclotourisme, entraînait son disciple dans une ahurissante pédalée nocturne sous la pluie, pour aller caresser un affreux chat de gouttière dans un hameau perdu dans la montagne. Ce que je n'avais pas écrit à l'époque, c'est que ce récit très peu crédible était rigoureusement vrai dans ses moindres détails. Je le détenais de la bouche même du disciple devenu maître à son tour qui nous l'avait conté au cours d'une de ses dernières sorties. Je voudrais que vous sachiez comment s'est terminée la carrière cyclotouriste du maître.

Il avait décidé cette année là, je ne sais pas laquelle, vu que je n'ai pas connu personnellement ce maître, de passer en famille le jour de Noël et celui du Nouvel An, mais entre les deux, d'aller rouler quelques jours en Haute-Provence. Une décision qui fit jeter les hauts cris à tout son entourage. Etait-ce raisonnable cette sortie en plein hiver, à 75 ans ? Ce à quoi le maître avait répliqué, et cela sans appel : " 75 ans, connais pas, j'ai trois fois 25 ans "... et il était parti.

Quatre ou cinq jours plus tard, c'est un vieillard méconnaissable que sa famille vit arriver avec l'effroi que l'on devine. Il trouva tout juste la force de rentrer son vélo et il s'alita pour ne plus se relever. Il mourut trois semaines plus tard, le temps de vieillir d'un demi-siècle en quelques jours. Tout ce que ses proches purent lui faire dire, c'est que dans un ultime col, il avait vu sur la route non pas la vieillesse mais la mort. Il savait ce que cela voulait dire car il était médecin.

Je ne tirerai pas de conclusions de cet événement et je vous demande même de ne pas trop en parler, surtout aux vieux cyclos. Ce cas est d'ailleurs le seul que je connaisse pour avoir été aussi dramatique, et puis, je ne suis pas le seul à avoir su arrêter à temps.

J'allais oublier de vous dire que je reste toujours membre du Club des Cents Cols et cela... à vie.

René Lorimey

N.D.L.R. sagesse ou pas ?


Page 27 Sommaire de la revue N° 15 Pages 28b et 29