Mon premier est un animal domestique ; Mon second est une femme qui, paraît-il, a de grands pieds ; Mon troisième est un pronom indéfini qui, paraît-il, qualifie celui qui l'emploie ; Mon tout est un sacré col dont vous trouverez le nom dans ce récit. Cette belle histoire commença en août de l'année 1980 où il avait eu envie de "grimper" cette imposante montagne. Il s'était alors entouré de deux frères, ses amis de son club cyclo, pour essayer d'accomplir ce projet. Mais, quand ils eurent effectué 5 kilomètres de montée qui s'annonçait assez pentue et très caillouteuse, l'un des frères abandonna et les autres n'insistèrent pas. L'histoire aurait pu se terminer là s'il n'avait pas tenté un nouvel assaut quelques années plus tard. Puisque l'expérience avec les frères se révéla vaine, il se tourna alors vers la sœur. Il commença par l'épouser, ce qui n'était pas en soi une chose si mauvaise que ça, surtout que la belle n'était ni laide, ni bête et qu'en plus elle aimait déjà faire du vélo, ce qui rendit ainsi la tâche beaucoup plus facile. Il commença par lui apprendre à escalader des cols de plus en plus difficiles et de moins en moins goudronnés. Quand elle en fut à son centième, il la fit inscrire au "Club des 100 Cols", et, au bout de 5 années d'attente et d'apprentissage, quand elle en eut franchi un peu plus de 600, il estima qu'elle était fin prête. Alors, il l'invita à passer une semaine de vacances à Briançon. Quand elle apprit la nouvelle, elle lui déclara d'emblée qu'elle avait entendu parler dans cette région, d'un certain col et d'un certain sommet du même nom, très difficiles à atteindre. Comme elle était capricieuse, elle voulut absolument avoir ce col supplémentaire dans sa collection. Il fut très étonné de ce souhait mais aussitôt en fut très ravi : il n'en demandait pas tant ! Et c'est ainsi que le 19 septembre 1987, un couple de cyclotouristes normands débarqua par une belle matinée très ensoleillée, dans le tout petit village italien de Fenils, altitude 1276 mètres à 10 kilomètres de la frontière française, juste après la descente du col du Montgenèvre. Ils étaient en train de remplir leur bidon d'eau fraîche à la fontaine du pays quand une femme du village les aborda en français: "Vous allez où ?". "Là-haut ! " répliquèrent les cyclos en désignant la montagne. La femme les considéra d'un air amusé et leur conseilla: "Ecoutez les enfants, n'essayez pas de monter là-haut. Vous n'y arriverez pas. Je n'ai jamais vu monter de vélos : le chemin est beaucoup trop caillouteux." Sans être impressionné, le cyclo répliqua: "Pourtant, il y a déjà eu au moins un cyclo qui l'a fait." La femme parut perplexe. "En tout cas, ils doivent être rares ceux qui arrivent là-haut avec un vélo." Les deux jeunes gens n'écoutèrent pas les conseils de la femme. Ils lui dirent "au revoir" et disparurent de sa vue. Pour commencer, le chemin montait pratiquement tout droit. Le sol n'était qu'un tapis de galets, des petits, des gros, des moyens et quelquefois, quand ces pierres rondes avaient disparu, les pneus culbutaient dans des trous de poussière. Vu que la pente devait être de 6 ou 7%, l'ascension devint vite pénible. Le cyclo tenait bon mais la belle s'était arrêtée. La voilà qui poussait désormais sa bicyclette. Elle n'était pas au bout de ses peines car il lui fallait parcourir 13 kilomètres pour arriver au col ! Elle le savait parfaitement et elle s'en faisait une raison. La ferme de Pra Claud fut en vue: 3 kilomètres venaient laborieusement d'être effectués. Pratiquement sur son vélo pour le cyclo et à côté de son vélo pour la belle... Ils passèrent devant l'étable où le fermier et ses enfants aînés trayaient à la main le pis de leurs vaches. Quelques moutons dormaient derrière un enclos, des canards s'ébattaient dans une mare de boue noirâtre. Les plus jeunes enfants s'amusaient avec le restant des bêtes. Une vieille femme sortit sur le perron de la ferme, laissant derrière elle un petit enfant qui s'amusait dans une boîte en carton. Tous levèrent les yeux au passage des deux cyclos. Ils parurent amusés et étonnés car d'habitude ce sont des hommes en moto qui montent là-haut... La vieille femme s'exclama avec l'accent italien: "E dura !' (c'est dur !). Encore deux kilomètres de plus et la borne de pierre indiqua "5 km". C'est à cet endroit-là précis que 5 ans auparavant, lui et ses deux compagnons avaient fait demi-tour. Cette fois-ci, il n'était nullement question d'abandonner : leur but était d'atteindre le col et ils devaient y arriver coûte que coûte. Les lacets se succédèrent comme des spaghettis entremêlés (normal, ils étaient en Italie !). Par moment, et Dieu sait si ces moments étaient fréquents, le chemin était complètement défoncé. Ce n'était plus qu'un amas de pierraille et de poussière épaisse. La déclivité devenait de plus en plus pentue : 14-15% ou plus. Dans ces conditions, il était impossible de rester debout sur sa bicyclette. Même le cyclo devait descendre de son vélo et imiter sa femme : pousse mon gars, pousse! L'échine courbée, la tête penchée en avant, le front trempé de sueur, un bras tendu sur le guidon, l'autre qui tirait sur la selle, les bras poussaient et les jambes, elles, s'efforçaient de faire avancer machine et hommes sur ce chemin de croix. Un véritable calvaire ! ... Heureusement les quelques mélèzes encore présents à cette altitude procuraient une ombre bienfaisante à nos aventuriers. A 1 800 m, ils décidèrent une mini pause casse-croûte. La moitié d'une grande tarte aux myrtilles bien cahotée dans la sacoche disparut rapidement dans les estomacs. 6 ou 7 motos, toutes conduites par des touristes allemands descendirent lentement le chemin entraînant derrière eux un nuage de poussière. Ils venaient probablement du col. L'apparition d'un side-car parmi la troupe retint leur attention. Pour éviter les terribles secousses, le motard était debout sur sa moto, les mains occupées à garder une direction à peu près droite. |
Le passager quant à lui, était aussi debout mais se cramponnait, complètement courbé à une barre de sécurité. Quelle descente harassante pour les reins et le dos ! ... L'estomac rempli, les voilà repartis. Lui sur son vélo, avançant tant bien que mal, appuyant sur ses pédales de toutes ses forces pour garder l'équilibre et essayant au maximum de garder une trajectoire convenable à travers la masse de cailloux défilant sous ses roues. Elle, à côté de son vélo, le poussant, le hissant, le tirant sur cette montagne de pierrailles. Dans les virages en épingle à cheveux, le chemin était si pentu que les cailloux roulaient pour s'accumuler un peu plus bas dans le virage. Pousser dans ce magma de poussière était alors encore plus pénible car les pieds de la belle n'avaient aucune prise pour s'appuyer. Enfin du plat et de la terre battue ! Oh, pas pour longtemps : une centaine de mètres seulement et encore ! Juste le temps d'arriver à un torrent qui dévalait rapidement le versant. La belle put remonter sur son vélo et essayer sur sa lancée de continuer en vélo. Mais au bout de ces 100 mètres, le sentier reprit ses droits : pourcentage élevé et cailloux de plus en plus gros et de plus en plus nombreux. Il s'élevait en zigzags, grimpait, grimpait, grimpait jusqu'à 2100 mètres. Là, la végétation avait disparu. Les parois rocheuses entouraient désormais les cyclos. Ils ne voyaient pas encore le col. Un détour supplémentaire dans la montagne et le col enfin apparut. Il était là, au fond d'un cirque de falaises de roches et de pierres. A gauche, la montagne était imposante : une grande masse vertigineuse de roches ambrées par le soleil. Et, sur le sommet carré, se dessinait la silhouette d'une fortification militaire. Le sentier suivait désormais le bord du précipice. Par endroit il était renforcé avec des planches, des rails, des câbles passant dans des troncs d'arbres. Entre les planches : le vide. Le cyclo et la belle eurent vite fait de dépasser ce passage délicat. Après une ligne droite, ce fut de nouveau le sentier en épingles à cheveux serrées, tracé dans les cailloux. Que des cailloux, rien que des cailloux... Une dizaine de motards allemands, suisses ou italiens doublèrent nos deux cyclos et au loin, ceux-ci purent suivre dans la pierraille les points étincelants du soleil se mirant sur les cylindres des motos. Une pause fut encore nécessaire avant le col, juste de quoi reprendre son souffle. Depuis un bon moment, la belle n'était plus seule à pousser son vélo. Les nombreux essais de son mari étaient restés vains. Impossible de rouler dans cette caillasse. Allez, encore un p'tit effort et... le col fut atteint ! 2674 mètres ! Stop ! Ouf ! Enfin ! Basta ! La belle et le cyclo étaient ravis. Epuisés mais ravis. Chose étrange : ils n'étaient pas seuls au col. Un jeune italien en V. T.T. (vélo tout terrain) avait emprunté la même "route" qu'eux, était monté jusqu'au sommet du Chaberton et entreprenait maintenant la descente de l'autre côté vers le Montgenèvre. Effectivement, un tout petit sentier muletier serpentait dans l'herbe rase et la caillasse. Les motos ne montaient ni ne descendaient par ce versant : c'était beaucoup trop étroit et accidenté. Mais rien n'arrête un vélo ! Un bon repas réconforta nos deux cyclos après ces 4 heures et demie de montée. Il restait encore à "escalader" les 500 mètres d'altitude pour arriver au sommet du Chaberton. La belle laissa sa bicyclette au col et continua à pied (marcher, c'est beaucoup plus facile à effectuer sans s'encombrer d'une machine à deux roues !). Après tout, elle a eu ce qu'elle voulait : un col à plus de 2000 mètres venait de compléter sa liste, et de surcroît un col hors catégorie ! Alors à quoi bon pousser péniblement son vélo jusqu'à ce sommet ? Si encore là-haut il y avait un autre col supplémentaire, une belle carotte pour faire avancer l'âne... Le cyclo quant à lui, décida de monter sur ou avec son vélo, histoire de battre son propre record d'altitude effectué à vélo après le col du Sommeiller (2993 m). Les voilà donc repartis. Une bonne heure après, ils atteignirent enfin le sommet. 3131 mètres. Une large plate-forme aplatissait le sommet du Chaberton. A gauche, en contrebas, huit larges tours de béton semblaient garder cet étrange endroit comme des cheminées sur le toit du monde. Un panorama à 360° s'offrait à eux : à leurs pieds, les villages de fourmis de Montgenèvre et Briançon, côté français, et de Sestrière et Oulx, côté italien ; plus loin, les Aiguilles d'Arves et la Barre des Ecrins, le Mont Viso et de nombreux autres sommets, beaucoup moins renommés mais tout aussi magnifiques. Quelques photos, et le couple redescendit. Retour au col. Puis ils s'engagèrent vers la descente vertigineuse côté Montgenèvre. 5 km à effectuer dans de la grosse caillasse, sur un minuscule petit sentier, sur une pente qui frisait facilement les 20% ! Impossible de se tenir assis ou debout sur sa bicyclette. D'ailleurs il leur est arrivé plusieurs fois de porter leur machine dans les passages les plus périlleux... Chose qu'ils n'avaient pas fait lors de la montée de l'autre côté de la montagne. Altitude 1842 mètres. Intersection avec la nationale 94 "Briançon (France) - Cesana Torinese (Italie)". Le goudron ! Mon Dieu, comme ce fut bon de le retrouver ! La Belle eut bien envie de se rouler dessus comme font les chiens ou les chats sur une terrasse chauffée longtemps par le soleil. A l'entrée de Montgenèvre, la Belle aperçut une petite chapelle édifiée au nom de Sainte-Anne. C'est fou le nombre de chapelles "Sainte-Anne" qui existent en montagne (il y en a même une dans le Parpaillon !). Patronne des femmes en douleur pendant leurs grossesses et leurs accouchements, et surtout patronne des voyageurs. Peut-être y fut-elle pour quelque chose dans l'accomplissement de cette merveilleuse journée inoubliable, car après tout, le cyclotouriste est d'abord un voyageur, un peu fou peut-être dans certains de ses projets, mais un voyageur heureux tout de même. "La Marmotte" Anne GARCIA En vacances dans son pays d'origine, mais qui pourtant, n'a pas vu une seule de ses consœurs... |