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Deux amis

Revue N° 17 Page 13

Les quais de la gare étaient balayés par le vent froid et glacial de noroît. Une pluie fine tombait en mille gouttelettes sur le béton, tissant un voile fin et impénétrable. Au bout de la voie D, Théo attendait le train qui devait venir de Paris. Il avait revêtu sa longue cape grise, la plus longue, celle qui lui tombait jusqu'au milieu des jarrets, où elle rejoignait de hauts couvre-chaussures, semblables à des bottes. Sa tête était recouverte d'une large casquette à deux rebords sur laquelle les gouttes d'eau venaient s'entasser avant de s'écouler dans son cou. Il avait l'air sévère, Théo, tenant dans sa main droite sa fière monture, et, dans sa main gauche une gourde emplie d'un mystérieux breuvage. Il scrutait l'horizon vers lequel fuyaient de luisantes lignes parallèles en avalant quelques courtes gorgées à son bidon. On aurait dit Clint Eastwood, mais... sans le regard et le faciès de Clint Eastwood.

Brusquement, un point orange troubla la linéarité de l'horizon. C'était lui, le train qui venait de traverser l'ouest et allait s'arrêter aux portes de l'océan. Un doute envahit aussitôt l'esprit de Théo : allait-il le retrouver dans le déferlement de la vague qui allait se déverser tout le long du quai ?

"Beau, grand, fort, gaillard, ayant l'expérience", disait l'annonce. Trois coups de sifflet, quelques derniers hoquets, et la longue rame s'immobilise. Théo guette alors, épie un à un les voyageurs qui passent devant lui. Celui-là ? Non, trop jeune. Celui-là ? Non, trop fluet. Les visages, les silhouettes défilent ainsi devant Théo pendant de longues minutes, conservant dans leur anonymat des traces de mystère. Bientôt, il ne reste plus personne sur le quai, personne que le vent, qui confirme sa présence par un long couinement aigu et monocorde. Théo se sent désemparé et s'apprête à faire demi- tour quand, soudain, du dernier wagon, le fourgon, descend un homme vêtu comme lui d'une longue cape et du même couvre-chef. L'inconnu dégage sa monture toute noire, et l'aide à descendre du train. "Beau, grand, fort..." Aucun doute, c'est lui, l'homme mystérieux avec qui Théo va peut-être traverser la France et connaître de merveilleuses aventures, lui que le hasard d'une annonce dans une revue spécialisée avait désigné comme compagnon.

Il avance maintenant, s'approche de Théo d'un pas lent et sûr, guidant lui aussi sa monture de la main droite, fermement et solidement, l'aidant à garder sa ligne. Il est blond de peau et de poil. On aurait dit Gary Cooper, mais... sans la prestance de Gary Cooper. Solide, les épaules taillées dans le roc, Théo se dit qu'il doit être un piètre grimpeur, mais malheureusement un bon rouleur, comme le laissait supposer l'entrefilet de "Cyclotourisme". Le regard de l'inconnu guette alors celui de Théo qui, à son tour, s'avance vers lui. Ils s'épient, se jaugent ; et, brusquement, sortent la main libre de leur poche et se l'empoignent fermement.

"- Théo ?" "- Julio ?"
Ils viennent de se rencontrer, mais pas de se reconnaître. Sans un mot, ils quittent la gare, enfourchent leurs montures et se rendent dans le domaine de Théo. Devant un grand bol de chocolat, ils se sont assis autour de la table de "travail" de Théo ; la table du vélo, celle où, l'hiver, il prépare ses randonnées estivales, où il cherche les cols les plus secrets, où il calcule le dénivelé de ses parcours, où il essaie de deviner un paysage, une odeur, un rêve a travers les noms transcrits sur les cartes. Bref, c'est la Table de Théo. En face de lui, Julio scrute sur le mur une gigantesque carte de France, où s'entassent pêle- mêle des médailles, des rubans de toutes les couleurs, des autocollants, un énorme fatras de tissus et de laiton qui dissimule en totalité le Massif Central, escamote les côtes bretonnes de St Malo à Audierne et efface les Alpes. Bref, une carte de France sans la France.

Les deux hommes se cherchent toujours du regard, épiant celui qui va ouvrir le feu. Après un silence, un peu plus long et plus pesant que les précédents, c'est Théo qui décoche finalement les premières flèches, en l'occurrence une bonne vingtaine, fabriquées à Paris et dénommées Flèches de France. Il tire tout d'abord les plus petites, les plus courtes : Dieppe, Charleville, Le Havre pour ne pas blesser trop rapidement son vis-à-vis. Mais les pointes faiblement acérées ne semblent pas atteindre Julio qui ne bronche pas, écoute l'air absent, insensible et inerte. Théo se décide alors à tirer de plus longs traits, plus mordants aussi : Briançon avec ses piques nivernaises et sa pointe terminale : le Galibier ; Marseille avec son hérissement perpétuel de Charolles aux Baux de Provence ; Luchon piquée en son milieu du plateau de Millevaches.
Un petit coup d'œil sur Julio : rien, aucune réaction. Théo décide alors de tirer de son carquois sa dernière flèche, celle à laquelle on résiste difficilement : la dénommée Perpignan. Là, aucun doute, il allait toucher Julio. Il décrivit alors les titanesques côtes après St Gervais d'Auvergne. Des côtes ? des murs plutôt. Il raconte la phénoménale montée vers Besse-en Chandesse, le monstrueux toboggan aveyronnais, l'extraordinaire descente d'Espalion, les terribles méandres des Corbières, et l'étouffante chaleur de Minerve.

Et puisque les flèches ne suffisaient pas, il enchaîna aussitôt par l'exorbitant Tour de France Randonneur, poursuivit par un 400 randonneur lunaire, un monumental brevet bas normand de St Lô, un BCMF par +40°, un BCMF par -5°. Les mots s'entrechoquaient dans sa gorge. Il décrivit dans le plus grand désordre; une concentration départementale à Bruxelles, un trait d'union européen Beaugency - Le Mans, la côte des 17 tournants du toboggan Cévenol, le Mont Aigoual de la Vallée de Chevreuse, une permanente des cyclos dieppois qui se déroule chaque année le deuxième dimanche de juin, etc...

La longue litanie s'arrêta enfin. Epuisé, les lèvres sèches, Théo leva la tête, espérant, cette fois-ci, avoir vaincu définitivement Julio. Quelle ne fut pas sa surprise de croiser le regard condescendant et ironique de ce dernier qui avait écouté l'énumération chaotique de Théo avec le détachement de "celui à qui on ne la fait pas". Sans plus tarder, profitant du fléchissement de son opposant, il contr'attaqua et prit le relais, celui de France exactement, et décida, pour ne pas être en reste, d'en asséner lui aussi une bonne vingtaine. Dehors, la pluie continuait de fouetter les vitres, le vent courbait les silhouettes hiératiques des arbres encore dénudés, la plaine courbait l'échine sous les frimas de l'hiver. Des bribes de phrases, des mots glissaient sous la porte et s'envolaient vers les gros nuages gris et menaçants.

Paris-Brest-Paris... 55 heures... Thonon-Trieste... Tour du... Randonnée de la... Récompense... médailles... Harassé à son tour par le déluge de paroles qu'il venait de prononcer, Julio se tut. "Et puis, il y a le Galibier, enchaîna aussitôt Théo, brusquement remis de sa défaillance passagère, et le Galibier, le plus dur, c'est incontestablement par...

- Sa face nord" s'exclamèrent dans un même élan, et avec un parfait synchronisme Thé et Julio. Ils se regardèrent, hébétés, surpris de leurs réparties. Et brusquement éclatèrent de rire. Mais pas d'un rire semblable à celui qui succède au récit d'une bonne histoire, mais un rire profond, gigantesque, venu du plus profond d'eux-mêmes, un rire qui fit résonner les murs de la maison de Théo, tomber les médailles, sortit par les fenêtres et alla s'écraser là-bas, loin, au bord de l'horizon. Dans un même mouvement, ils venaient de comprendre que tous les mots qu'ils avaient prononcé n'avaient que peu d'importance, que leur joie, leur bonheur étaient ailleurs, dans d'autres phrases, d'autres images. De nouveau, ils se regardèrent, mais découvrirent, cette fois, dans le regard de l'autre les mêmes joies, les mêmes plaisirs, le même enthousiasme, la joie de sentir le vent de face depuis le départ au petit matin, tourner dans l'après-midi, et vous pousser dans les côtes, faisant de vous un cyclo de première force.

Le plaisir de sentir l'odeur persistante du lilas en fleur entre St Benoît sur Loire et Valençay lors d'une flèche Paris- Hendaye. L'enthousiasme de franchir le panneau sommital d'un col et de découvrir, au-delà de celui-ci, un autre paysage, longtemps imaginé, mais jamais deviné. Ils se turent alors. N'écoutant plus que le bruit de leurs regards. Et se comprirent.

Vous les rencontrerez peut-être un jour, au hasard de vos randonnées, près de Menton, lors de l'arrivée d'une diagonale, dans la montée du col de Curebause, au cours d'une flèche Paris- Perpignan, ou encore sous l'ombre d'un arbre, sur une route éloignée de tout brevet, vidant et dégustant le contenu de leurs sacoches, contemplant avec joie l'horizon embrasé par un soleil couchant.

Vous ne pouvez pas vous tromper : ils sont deux sur deux bicyclettes noires, avec chacun deux sacoches devant et deux sacoches derrière. Ils causent rarement, roulent souvent au gré de leurs fantaisies, et ont dans les yeux tous les rêves du monde.

Ils s'appellent Théo et Julio.

Eric RUBERT

Cyclotouristes Dieppois


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