RANDONNEE LUDIQUE ET BUCOLIQUE

J'avais prévu d'aller rouler un peu le lendemain, me laissant pousser aux quatre vents et aux quatre chemins. Pour cela, dès la veille, je préparais mon engin comme quelque pionnier partant autrefois en guerre, sans arme, dans des contrées sauvages : la machine doit être sûre, le corps de la roue libre bien graissé, pas une dent de celle-ci abîmée, la sacoche attachée au gibet (pardon, à la potence), pas de chambre à air percée par une épine, ce qui serait bête. Le marchand de cycles, ce bonhomme coquin, est fermé aujourd'hui. Après une ultime vérification des fourches, je pose ma perle rouge contre l'échelle au fond de la loge et referme la porte.

Puis, au travers du jardin, passant sous le figuier et le poirier où siffle un merle, je vais préparer mon linge pour le lendemain. Je ne chipote pas sur le poids dont je pare mon vélo : un pneu demi ballon, toujours utile pour se tirer d'un mauvais pas éventuel tel un éclatement, mon couteau Pradel (1), deux cassettes de trente sous chacune, une broche FFCT pour qu'on me reconnaisse, une madeleine et une bouteille de Perrier (1). Tout cela dans des sacs plastiques afin que l'eau de pluie ne laisse pas de vilaine trace.

Après une bonne nuit de sommeil, je me lève et c'est un cyclo tout de rouge vêtu qui va chercher son vélo dans la baraque au fond du jardin.

Le ciel n'est pas vierge de tout nuage : plafond vers 2000m. Je veux bien être pendu s'il ne pleut pas aujourd'hui, mais ce n'est pas grave ; mon but est d'aller rendre visite à un luthier au village voisin, donc pas de grande virée vers Nice, Eze, Beaulieu, Vence ou même Verdun.

Non, je traverse juste la cluse au plus court, à la vitesse du lièvre de la fable, c'est à dire en passant doucement une borne après l'autre, sûr que je suis que le bel air que je vais trouver dans le grand bois, près du lac vert, me fera admirer la roche noire se mirant dans l'eau depuis le haut du bois.

Il est midi lorsque j'arrive. La bicyclette est posée contre un muret.
Je la libère du carcan que représentent mes sacoches ; je pousse les portes du pavillon qui sert d'atelier ; les clochettes tintent, plus pour signaler quelqu'un que comme alarme. On entre ici comme dans un moulin à vent : c'est le dernier artisan français à fabriquer des luths et il désire que la tradition ne se perde pas. Ainsi, cette personne descendant de bonnes familles (trois seigneurs et de nombreux comtes ont été ses ascendants) garde-t-elle en permanence trois places pour les visiteurs.

Après un chapelet d'explications trop longues à expliquer ici, il en ressort que si tous les luths sont en chêne, égaux en qualité, il n'est pas de jumeaux. Et si, par hasard, l'un d'eux joue faux, que ce soit dans les hautes ou dans les basses, il passe de suite au pilon. Ce sont des outils extrêmement fins dont aucun acheteur (appelés leurs pères) ne tolèrerait une seule fausse note.

Suite à quoi, mon hôte m'offre à boire. Le cruchon est si loin de moi qu'il faut que je tende le bras comme un singe pour me servir un ballon d'Alsace. Puis, en trois termes : "Au revoir, bises, à bientôt", je prends congé d'Agnès Brand, c'est son nom, car cet ouvrier est une ouvrière.

Gonflé comme un lion, je repars au travers des vignes. Mais cette fois, la bise souffle ; j'ai les jambes molles. La région mérite alors son surnom de petite Sibérie. Zéphir me déporte et... c'est la bûche. La douleur fait que je crie ; c'est le chant du cygne du cyclo. Quel âne ai-je été de me croire plus fort que réellement. Je me relève, repars jusqu'au carrefour aux trois fontaines où je me désinfecte. Une demi-heure plus tard, las, je suis à bon port. Tu parles d'une sortie !

Pierre Chatel