Comme tout un chacun, j'ai découvert naguère dans Mes vélos... le récit de ce qu'Eddius appelle son 'exploit' du Portet d'Aspet. Plus privilégié que ce large (?) public, j'ai bénéficié du compte-rendu que Pierre Roques, à titre amical, me fit parvenir de la journée du Xème anniversaire de ce fait mémorable, journée qui se tint l'an passé, en septembre 1990, m'a-t-on dit. Lecteur de deux journaux d'audience modeste, j'ai même lu dans le 'Maillon', le bulletin annuel de Saint-Jean-du-Gard Cyclotourisme, le poème qu'Eddius avait composé pour la commémoration de son inoubliable triomphe (1). Et quelle ne fut pas ma surprise lorsque, dans le 'Petit Cévenol' que je reçois chaque semaine, je découvris ceci, comme légende de la seule photo prise sur les lieux et sur le fait : 'De même que la BBC a négligé de conserver l'enregistrement de l'Appel du 18 juin, aucun document d'époque n'est demeuré pour fixer le souvenir de l'exploit historique d'Eddius au Portet d'Aspet.' Lacune partiellement comblée puisque, pour le dixième anniversaire, un cliché a été pris lors de la commémoration de l'événement. Le 'Petit Cévenol' est heureux de présenter à ses lecteurs - en exclusivité mondiale - l'image d'Eddius franchissant le col entre deux haies de pompes d'honneur de supporters fanatiques (2). N'étant abonné ni au 'Monde', ni au 'Times' pas davantage au 'Daily News' ou au 'New York Herald Tribune', je n'ai pas su si là aussi on avait consacré la une à ce fait d'une si grande ampleur. Le ver, néanmoins était dans le fruit... Je me sentais comme mis sur la touche de l'histoire : informé certes, comme tout un chacun; mais exclu de l'événement, simple spectateur anonyme et lointain, hors des lieux où se construit la mémoire des hommes, ignoré de ceux qui la forgent et la font. Le ver rongea si bien qu'il atteignit le cœur: moi aussi, je voulais Y aller; moi aussi, je voulais EN être; moi aussi, je voulais LE rencontrer. Et je me rappelai qu'une fois canonisé, saint Eddius avait promis des indulgences plénières à tous ceux qui, dévotement, l'honoreraient. Je ne suis certes pas trop inquiet pour mon salut éternel, mais sait-on jamais ? Un brin de pardon, trois bouts d'absolution, ça peut toujours servir, pour le cas où saint Pierre, au jour J, ne serait pas trop de bonne humeur... Bref, je me décidai, j'irais moi aussi au Portet d'Aspet ! Je me fis donc pèlerin et je partis pour Saint-Girons, comme tant d'autres jadis partirent pour Compostelle, humble et fervent, et n'ayant qu'un but dans l'âme : mettre mes pneus dans les traces du saint et accéder au sommet sacré de la montagne céleste. Bien entendu, j'ai connu l'angoisse des coquillards; j'ai frémi à l'avance aux dangers possibles de la route; j'ai imaginé que peut-être, une fois LA-HAUT, j'aurais comme suprême récompense le loisir de LE contempler. ET peut-être le bonheur ineffable de toucher un pan de SA tunique verte, s'il voulait condescendre à m'apparaître... Je partis donc de Saint-Girons de grand matin pour la montagne où se produisit jadis cette sublime révélation cycliste. Ardent, brûlant des mille feux de l'enthousiasme, consumé par la foi qui en moi était incandescente, je pédalais, anxieux de tant de grandeur à portée de ce vélo. Puis, la montée se fit plus dure passé Saint-Lary, là où (je cite Pierre Roques) 'les pentes cessent d'être sournoises pour devenir franchement agressives'. La foi, dit-on soulève les montagnes...Pour soulever les cyclistes, c'est de toute évidence un peu différent: il faut qu'ils s'aident eux-mêmes, s'ils veulent que le ciel leur donne un coup de main. Je m'aidai donc, autant que je pus, sur mon braquet habituel, testé et poinçonné, reconnu définitivement d'inutilité pratique, et personnalisé au point que je ne le prête à personne lorsque je grimpe. Je m'aidai lentement, mais sûrement, remettant sans cesse sur le métier mon ouvrage cycliste : une maille à l'endroit, encore une maille à l'endroit; pour les mailles à l'envers, on attendra le descente... Je m'étais imaginé que les bornes kilométriques de la nationale 618 seraient les stations de mon Calvaire; mon esprit les avait acceptées comme telles, les élans de mon âme fervente se chargeraient de me les faire vivre au mieux... Il n'y eut rien de tout cela. Il n'y eut point de calvaire. Ni Simon de Cyrène, ni les femmes de Jérusalem...Un bûcheron, oui, une vieille dame à Saint-Lary. Les bornes restèrent les bornes, impavides blocs de pierre nés des bonnes intentions des messieurs des Ponts-et-Chaussées. De larron, bon ou mauvais, point. Point de croix, point de gibet non plus. Mon pèlerinage, que j'avais imaginé expiatoire et initiatique, ressemblait seulement à une belle randonnée cycliste : saint Eddius, sans doute, veillait sur moi et avait chassé de mon chemin les démons et les souffrances, pour ne me convier qu'à ses monts et merckxveilles. Le sommet devint proche...Je reconnus l'endroit où le disciple bien-aimé, Estopinus Melgorius Fulgur, balaya de rameaux de lauriers le goudron où allaient passer SES roues (3). Là-haut, pour m'avoir marqué tant de sollicitude jusqu'à me rendre aisée une ascension que j'avais cru semblable à celle du Golgotha, sans doute devait-IL m'attendre... Peut-être pour me présenter au dieu Cyclus ? Peut-être pour me faire essayer quelque VTT béni par saint Christophe ou quelque draisienne céruléenne... D'avance, j'en frissonnais. |
J'arrive enfin. Je suis seul. La pancarte, solennellement accusatrice et sottement référentielle, m'attend : elle était bien seule elle aussi. Le soleil n'a pas transgressé son orbite, les cieux ne se sont pas déchirés. Ni orages, ni éclairs. Ni abomination, ni désolation dans le lieu saint. Cyclus n'était pas là, saint Eddius non plus. Il n'y a, sur le bas-côté, qu'un cantonnier. Va pour le cantonnier! Il est sympa, il me ramène sur terre. On n'entend nullement les trompettes des anges, les séraphins ne chantent pas. Au loin, un chien aboie, banalement. Je pense au 'Maillon', au 'Petit Cevenol', au 'Times'... La presse a toujours tendance à mythifier, c'est vrai. Pourtant, j'ai bien lu l'histoire du Portet d'Aspet... Pourtant Pierre Roques m'a bien dit la commémoration de l'an passé : il était même, je crois, le maître de cérémonie, le chef du protocole... Mais aujourd'hui, rien ici ne dit l'histoire, ni le mythe, ni l'épopée. Il y a simplement une route qui monte sévèrement vers le ciel, puis qui, sans qu'on sache pourquoi, s'arrête capricieusement à 1069 mètres d'altitude pour, cabocharde, redescendre frénétiquement de l'autre côté. Il y a du soleil bien dru dans un ciel bien bleu; à tendre vers lui ses mains nues, on se brûlerait presque. Il y a de l'herbe et des arbres. Il y a l'activité discrète du quotidien de chaque jour, n'en déplaise au sieur Pléonasme. Et surtout, il y a un cycliste heureux de la simplicité qu'il rencontre... J'avais rêvé de légende, appâté par la rumeur et les récits. J'étais parti pour Compostelle et pour l'Olympe; me voilà au Portet d'Aspet, tout bêtement... Les traces des roues d'Eddius n'ont pas marqué le goudron d'une empreinte indélébile, comme l'ont fait tant de fois les chars romains dans nos pierrailles. Le temps a effacé le mythe; les héros se sont évanouis aux brises des Pyrénées. Il me reste mon vélo et mon col - un parmi cent autres encore - il me reste une balade ordinaire réussie, exemplaire : on a rêvé de reliques et de saintes faces; on n'a rencontré qu'un cycliste qui vous ressemble comme un frère, et cela suffit. Image sans doute du cyclotourisme vrai, où le rêve est le moteur du quotidien et du banal qui, pourtant, à leur tour, font rêver... On part vers les songes et le merveilleux; on bute sur le vrai. Et ce vrai vaut bien tout le reste puisqu'on peut rêver encore pour en faire du merveilleux... (1) : Voici ce poème (publié dans le 'Maillon' de janvier 1991) donné ici en hommage à la confrérie des 'Cent Cols'. Alexandre a vaincu Darius au Granique, César a mis à bas les murs d'Alésia Et Rome s'effraya des hordes d'Attila Tout comme au temps jadis du terrible Punique. Le soleil d'Austerlitz s'est levé, magnifique Dans les champs de Wagram, superbe, il rayonna, Décorant Empereur, capitaine et soldat D'une médaille d'or éclatante et unique. Mais tous ces chefs de guerre et toutes ces victoires, Ces triomphes hautains, forgés de tant de gloires, Ne sauraient inspirer qu'un modeste respect... Car un jour, en ces lieux, plus grand que Bonaparte, Plus conquérant que Rome et plus guerrier que Sparte, Eddius vint régner sur le Portet d'Aspet ! (2) Numéro du 5 janvier 1991. (3) Fait parfaitement authentique (NDLR). Paul FABRE |