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Edgar m'a trahi...

Revue N° 24 Page 12

Edgar, vieux compagnon de lointaines expéditions réalisées parfois dans des conditions extrêmes, toi en qui j'avais la plus entière confiance, tu m'as trahi, tu nous as trahis j'en ai la preuve formelle !!

Cet été encore, nous avions programmé une sortie titanesque qui devait nous faire tutoyer les plus hautes cimes de Suisse et d'Italie. Nous avons certes escaladé le Nufenen-Pass, louvoyé au milieu des neiges et de la glace du Grimsel-Pass. Nous sommes même allés au refuge Auronzo que nous avons dépassé pour rencontrer par hasard un prêtre italien en soutane et en espadrilles qui, son chapelet à la main, empruntait le même sentier que nous (allez savoir pourquoi ?..).

Des images, j'en ai plein la tête: celle de trombes d'eau dégringolant de noirs nuages qui s'étaient accumulés sur nos têtes pendant que nous progressions à la force de nos jarrets; celle d'une multitude de petits lacs voilés par une brume matinale au milieu d'un écrin de montagnes; celles des majestueuses Dolomites où la lumière changeante transforme en permanence les paysages.

Mais celle que je garde aujourd'hui encore en mémoire et qui me fait douter est tout autre.

Ce jour-là devait être l'apothéose proposée par Georges Rossini dont le circuit faisait franchir une quantité non négligeable de cols à plus de 2000.

Au petit jour, nous nous sommes petit à petit élevés au-dessus du lac d'Anfo pour gagner 1700 m de dénivelée. Très vite, une épaisse brume nous a enveloppés, nous cachant les paysages, mais nous protégeant aussi du soleil.

Plus de refuge Bonardi, disparu dans un incendie qui n'a laissé que des murs calcinés faisant penser à des images de guerre vues à la télé. La route disparaissait parfois pour faire place à un sentier défoncé où il fallait surveiller en permanence la progression de la roue avant au milieu des pierres et des rochers.
Parfois la brume s'évanouissait soudainement et le soleil éclairait un ravin, un pic, qui surgissaient de l'anonymat. C'est ainsi qu'Edgar m'est soudain apparu au détour d'un sentier, cerné par un troupeau de chèvres sorti d'on ne sait où, dans le silence des cimes.

Edgar ne semblait pas dépaysé, très à l'aise au milieu du troupeau. Ils avaient, semblait-il, beaucoup de choses à se dire. Cela me parut suspect. Je pris des photos pour témoigner de cette vision sortant de l'ordinaire. Après de longues minutes qui me parurent interminables, Edgar se décida enfin à se séparer de ses congénères (pour ceux qui ne le connaîtraient pas, Edgar arbore une superbe barbe qu'il a traînée sur toutes les routes de France et de Navarre).

C'est alors que l'incroyable se produisit. Alors qu'Edgar s'éloignait, une biquette se mit à le suivre puis à le poursuivre. A l'évidence elle le connaissait (ou le reconnaissait). Plus il appuyait sur les pédales, marmonnant "Elle va me lâcher ? Elle va me lâcher ?... Elle est c.. cette chèvre !!", plus celle-ci, folle d'amour (paternel bien sûr) tentait de le rejoindre, délaissant son troupeau.

Il m'a bien semblé entendre la biquette lui dire de loin, et même répéter "papa.. papa !.."

Edgar honteux, fuyant cette paternité dont il voulait à tout prix cacher au monde l'existence, appuyait comme un beau diable, retrouvant des réserves d'énergie insoupçonnées et ce, malgré l'altitude et le kilométrage déjà franchi dans la matinée.

Je savais qu'Edgar avait déjà escaladé en solitaire (enfin, c'est ce qu'il nous racontait à nous, ses copains cyclos) des montagnes de par le monde, mais de là à imaginer ce dont je venais d'être témoin !

Qu'est devenu la pauvre biquette une fois encore orpheline?

Etant pour la paix des ménages, je n'en ai évidemment pas parlé à son épouse, mais tout de même !!

Jean-Claude MARTIN N°2269

NEUVILLE-les-DIEPPE (Seine Maritime)


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