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Le dernier col

Revue N° 28 Page 06

Ils étaient tous installés dans la grande pièce basse. Dans la cheminée, un feu de racines de bruyère pétillait, et quelques lampes diffusaient une douce lumière. La nuit allait bientôt tomber, il allait sûrement geler. La femme puisait des cuillerées de vin chaud dans un chaudron enfoncé dans les braises et servait les invités ravis de pouvoir se réchauffer. Une odeur de cannelle et de pommes cuites flottait, il n'y avait pas de musique, ils étaient silencieux.

André le Bourguignon, Guy de Bédarrides, Pierre le Nantais, Paul l'aigle des randonneurs, Monique l'Angevine et Michel le Caussenard étaient assis, ils attendaient le verre à la main que leur hôte prenne la parole. Ils étaient tous arrivés dans ce piedmont de l'Aigoual le matin même. Le Picard leur avait donné rendez-vous à 9 heures, en insistant pour qu'ils soient présents.

Tous se connaissaient de longue date. Leurs rencontres, au hasard des Semaines Fédérales, des séjours divers ou des journées de grimpe avaient créé de forts liens d'amitié. Si le Picard avait autant insisté, ils lui faisaient confiance, la chose devait être d'importance !

Au point de rendez-vous, ce matin, après les bises traditionnelles, il leur avait dit : "Mes amis, je vous ai invités car nous allons accomplir une randonnée qui nous conduira en haut d'un col qui doit être inauguré aujourd'hui par les édiles, par notre confrérie, et par quelques cyclos de la commune. Pour tout le monde, c'est une simple inauguration, mais ce soir je vous en dirai plus, patience".

La montée du col s'était bien effectuée, ils avaient traversé un petit village, au moment de leur passage, les cloches carillonnaient comme si elles revenaient de Rome, alors que nous étions le 31 décembre. Quelques chiens jappaient avec beaucoup de discrétion. Le beau soleil d'hiver éclairait la montagne d'une lumière blanche un peu timide et projetait l'ombre des piboules sur la route. Les pies, les corneilles et les choucas, d'ordinaire bavards, volaient en silence. Aucune voiture ne circulait, la côte n'était pas très raide, le petit peloton avançait quasiment religieusement, comme à la procession.

En haut du col, Monsieur le Maire et quelques fonctionnaires battaient la semelle en les attendant. Dès leur arrivée, après les discours d'usage, la pancarte fût dévoilée et ils purent découvrir le nom du col : " Col du Dernier Jour ". "Bizarre" dit un cyclo. Le maire répondit : "nous sommes le dernier jour du dernier mois de la dernière année des années 1900, c'est pourquoi votre ami le Picard a insisté pour que nous lui donnions ce nom, et pour que nous l'inaugurions aujourd'hui. Je pense qu'il a eu raison et je parie que tous, nous nous en rappellerons."

Au retour, un simple mais bon repas les attendait à l'auberge. Le petit vin de pays ne réussit pas à créer l'ambiance qui sied dans ce genre de retrouvailles. Les conversations étaient feutrées, aucun d'entre eux ne parlait du nom du col, une étrange ambiance régnait.
La femme resservit du vin chaud, ils mangèrent tous une pomme cuite ou deux.

Le Picard se leva, il attisa le feu. La pièce, comme si l'on avait allumé des projecteurs s'illumina. Enfin, ils allaient savoir...
"Mes amis, dit-il, je vous dois une explication. Vous vous rappelez tous de l'Ancêtre, ce vieux et vénérable cyclo, avec qui j'ai tant partagé la passion des randonnées en montagne, ce vieux cyclo que l'on voyait par monts et par vaux, cet escaladeur, ce grimpeur pour qui la montagne était une religion ... Eh bien, il était ici, chez moi, il y a quelque temps . Il avait souhaité faire quelques sorties avant que les grands froids ne nous renvoient à la lecture des cartes, c'est à dire à la préparation de futurs plaisirs. Il m'avait dit : "Picard, je te demande une faveur, viens avec moi monter cette montagne qui est vers le levant, mais partons bien avant le lever du jour, je voudrais voir le soleil se lever en haut de la côte".
Vous connaissez l'estime que j'avais pour lui, je ne pouvais lui refuser cette requête. J'ai sorti la randonneuse et nous sommes partis par une belle nuit de fin d'été, c'était une nuit de pleine lune, une de ces nuits où la blanche lumière de l'astre nocturne vient donner à la noirceur de la nuit une expression fantomatique, ni jour ni nuit. Les rayons de lune faisaient briller la blanche chevelure de l'Ancêtre. Il faisait chaud, des gouttes de sueur perlaient sur nos fronts . Il me prit rapidement, comme d'habitude, plusieurs longueurs. Je le voyais, un virage au-dessus de moi, monter avec souplesse et aisance. Les gouttes de sueur étaient éclairées par les rayons de lune et formaient autour de lui comme une aura. Celles qui tombaient au sol restaient éclairées comme autant de diamants qui parsemaient la route, j'étais le Petit Poucet, je n'avais qu'à les suivre, elles me guidaient vers le sommet ; cette nuit-là, encore, il me montrait la route.

Quelque chose d'incompréhensible se produisit. Des oiseaux volaient en sifflant autour de lui. Les lapins descendaient sur la route et le regardaient passer. Un renard, à la longue queue argentée par la blanche lumière lui fit un bout d'escorte. La montagne vivait, la nuit n'existait plus, tous ses habitants sauvages descendaient saluer mon ami. Les senteurs pénétrantes de menthe, de lavandin, de thym nous entouraient. Plus nous montions, plus il me prenait de distance et pourtant, je le voyais de mieux en mieux. Les milliers de gouttes d'eau de corps", comme il disait, flottaient dans l'air autour de lui, comme autant de cristaux ou de pierres précieuses, enluminés par les rayons de lune, qui irradiaient la montagne ; c'était comme une comète, ses grands cheveux blancs en dessinaient la queue. Un léger vent faisait vibrer les feuilles des arbres et ajoutait une note musicale à ce spectacle inouï.

Le côté de l'Est prit une teinte rosée, la lune s'effaçait doucement, le soleil, d'abord simple lueur, puis de plus en plus brillant, s'installait. Nous étions à quelques encablures du haut de la côte. Mon ami ne roulait plus, il volait, il planait entre ciel et terre, illuminé de tous côtés, et par les derniers rayons de lune et par les premiers rayons du soleil. J'entendis carillonner les cloches, les fenêtres s'ouvraient en bas dans la vallée ; je sus bien après, que les gens ne pouvaient plus dormir, certains affirmaient avoir vu une lueur en haut de la montagne, d'autres avaient entendu comme une musique, les chiens avaient donné de la gueule, même les poules étaient dehors cette nuit-là. Tout n'était que musique. Et c'est alors que, dans le jour naissant, je vis le vieux cyclo s'envoler vers le ciel en agitant son bras pour me dire au revoir et je l'entendis chanter. Ce n'était pas un zombi, ni un spectre. C'était comme une illumination. Je l'ai regardé partir pour le paradis ; pouvait-il aller ailleurs ?

Je ne l'ai plus revu. Cet équipage de lumière se perdit dans les éclats du soleil. Je me suis retrouvé seul en haut de la montagne. Un ami avait, dans la joie et le bonheur, monté son dernier col. Une paix intérieure m'envahit, et, bien qu'une larme perlât au coin de mon œil, je n'eus ni chagrin ni regret. Ce fils de la lumière avait, à force de gravir la montagne, trouvé le secret de la lévitation. En redescendant vers le village, je me fis une promesse, pour ne pas oublier cet ami fidèle : je ferai tout pour que ce "haut de côte" devienne un col, et je décidai de l'appeler : le Col du Dernier Jour.

Voilà, mes amis, pourquoi j'ai tant insisté pour que vous soyez présents aujourd'hui. De là-haut, l'Ancêtre doit être heureux. Nul autre que nous ne connaît cette histoire, ce sera notre secret. Soyons heureux et levons nos verres à notre ami et à la montagne, qui sait si bien offrir à ses admirateurs d'aussi magnifiques cadeaux. Sachons retenir le message, qu'il a sans aucun doute voulu nous léguer : élève ton esprit et la route du bonheur te sera ouverte."

Gérard MAUROY, N°3664,

de MILLAU (Aveyron)


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