"Col de la colonne de Joux", c'est à dire "col de la colonne de Jupiter" ! Quelle belle carte de visite ! Mais quel peut bien être ce col qui manque à notre collection ? Il s'agit tout simplement du col du Petit Saint Bernard (73-2188) avant que le Moyen-âge lui donne le nom du saint bâtisseur d'hospices. Ce col a donc subi l'empreinte des cultes dominants: de l'antique Jupiter au saint de l'église catholique, mise à part une courte interruption lors de la vague révolutionnaire de 1793 à 1795 qui déchristianise les lieux, notre col devient alors "Mont Bernard" et Bourg Saint Maurice : Nargue-Sardes (l'Europe restait à faire !). On le voit, ne serait-ce que par ses différentes appellations, le col du Petit Saint Bernard est le reflet d'une longue histoire. Qu'en reste-t-il sur place ? L'étude de la carte ci-contre fait apparaître des vestiges d'époques très différentes puisqu'on part de l'âge du fer (huit siècles avant J-C) pour aboutir aux traces laissées par la Deuxième Guerre Mondiale, soit vingt huit siècles environ, ce qui en dit long sur l'importance des cols tout au long de l'histoire des hommes. Ces passages furent utilisés (et disputés) bien avant l'apparition des routes, des automobiles et...des vélos ! Commençons par les vestiges les plus anciens, les plus obscurs aussi. Au sommet même du col du Petit Saint Bernard, là où passe la frontière née des accords de 1947, se trouve un mystérieux cercle de pierres dressées, mesurant 84m sur 73. Soixante trois blocs hauts de 1m à 1,20m délimitent une enceinte que les archéologues appellent "Cromlech" (1: voir carte).Il s'agit du seul monument mégalithique de Tarentaise et il nous plonge dans l'âge du fer (725 à 450 av J-C) à la fin du néolithique. Il est la preuve que les cols ont été fréquentés par les hommes depuis des époques très reculées. Mais quel usage pouvait bien avoir ce "cromlech", ici à 2188 m d'altitude ? Une tombe ? Aucune trace archéologique ne vient confirmer cette hypothèse... Vers 1850, on y aurait découvert une défense d'éléphant ! On songe à Hannibal, encore lui ! Mais s'il est passé par là pour aller guerroyer en Italie, c'est cinq siècles après la construction supposée du cromlech ! L'hypothèse la plus sympathique serait de considérer cette enceinte comme un lieu de réunion entre les tribus de la Tarentaise et celles du Val d'Aoste à l'endroit exact où se partagent les eaux, en terrain neutre en quelque sorte... A noter que la construction de la N90, à la fin XIX ème siècle, a fait fi de nos ancêtres puisque la route passe au milieu du cromlech, l'éventrant sans vergogne ! Il est à parier que ses pierres dressées serviront, un jour, de limite de parking ! Franchissons allègrement quelques siècles et arrivons au tout début de notre ère, alors que la conquête romaine bat son plein sous César et Auguste. Les derniers peuples celtes des Alpes vaincus, Rome impose sa présence avec éclat en construisant des villes monumentales dont Aoste est l'exemple le plus frappant et , bien sûr, par l'établissement des fameuses voies romaines ! Celles-ci se lancent à l'assaut des cols et le Petit Saint Bernard ne fait pas exception. C'est même là que passe une des voies romaines les plus importantes, celle qui relie Milan à Vienne sur les bords du Rhône. On peut suivre l'itinéraire choisi par les bâtisseurs romains entre 45 av J-C et l'an 3. De la Thuile (versant italien) la voie suit le chemin appelé "la Mulattiera". Sur le plateau du col, elle est plus difficile à suivre à cause des bouleversements dus aux travaux qui y ont été effectués. On sait qu'elle passait plus à l'ouest de la N90. Sur le versant français, la voie romaine restait sur la rive droite du torrent du Reclus. Deux colonnes (bornes milliaires, installées tous les 1000 pas soit 1481m) y ont subsisté assez longtemps. L'une d'entre elles a laissé une trace dans le nom d'un hameau appelé judicieusement: "La Colonne" ! Ensuite, la voie descendait aux Chavonnes où des tronçons sont encore visibles, puis St Germain, le Reclus était enfin franchi pour rejoindre Seez. A noter que le nom de cette commune vient de "Sextus": la sixième borne milliaire jalonnant cette voie. La présence romaine est donc encore très forte dans les parages. Pendant dix neuf siècles, cette "route" est la seule utilisée par les marchands, les pèlerins, les soldats ou les simples voyageurs. En comparaison, la N90 ouverte en 1873, fait figure de "jeunette". |
Mais une voie romaine n'est pas une simple chaussée, elle est jalonnée de "Stationes" (simples relais pour les montures) et de "Mansiones" sortes de caravansérail (ou de "motels" !). On y trouve des écuries, du foin et de la paille, des réserves de nourriture pour les hommes, on peut s'y arrêter pour la nuit (on ne voyage que le jour à cette époque). Le Petit Saint Bernard possédait sa "Mansio" et ses ruines sont encore très visibles à gauche de la route en entrant en Italie. A noter une fois de plus, que la N90 a détruit une partie de la "mansio" au sud-est. Quatre cents mètres au sud, sur le territoire français cette fois-ci, se trouvent les ruines d'un "temple" romain dont les fouilles ont livré des pièces de monnaie et surtout un très beau buste en argent de Jupiter, ce qui confirme l'importance de ce dieu comme "patron" de ce col. C'est peut-être de ce temple qu'a été extraite la fameuse colonne monolithique de 4,5m de hauteur qui se dresse de l'autre côté de la N90. Est-elle une borne milliaire ou une colonne votive dédiée à Jupiter ? Mystère ! En tout cas, c'est elle qui a donné son ancien nom au col: "col de la colonne de Joux ( de Jovis: l'autre nom de Jupiter). Ce dieu tout puissant, associé à tout ce qui est grandiose, a aussi laissé sa trace au col du Mont Joux devenu le col du Grand Saint Bernard ! A quelle époque Jupiter doit-il céder la place au très chrétien Saint Bernard ? Ce changement de nom permet-il de mesurer la progression de le nouvelle foi au milieu des peuples païens ? Saint Bernard (996-1081) dut à sa fonction d'archidiacre d'Aoste d'avoir, à jamais, laissé son nom à bon nombre de lieux saints en Tarentaise et en Val d'Aoste ainsi qu'à deux grands cols alpins. Le saint est surtout associé à la construction d'hospices destinés aux voyageurs, mais il ne fut certes pas le premier à en bâtir ! A la "mansio" romaine succèdent d'autres bâtisses nées de la nécessité. Vers 777 (donc deux siècles avant Saint Bernard) une lettre du Pape Adrien 1 er à Charlemagne le prie de faire respecter les maisons hospitalières... particulièrement celles du Mont Joux (Grand Saint Bernard) et de Colonne Joux (Petit Saint Bernard), ce qui prouve qu'elles existaient déjà et qu'elles étaient menacées. Saint Bernard a laissé son nom grâce à son prestige et à son rayonnement, sans plus. L'hospice, maintes fois démoli et reconstruit au fil des siècles, a subi les derniers outrages en 1944-45 et depuis, il est abandonné. En 1993, un espoir de réhabilitation s'est fait jour, grâce à l'aide de l'Union Européenne. Plus qu'un bâtiment, l'hospice est une Idée , une Idée très noble, et les Idées comme celle-ci ne meurent pas. René Poty N°530 |