On a beau avoir en horreur la route de nuit, ténébreuse par nature, angoissante par vocation, assassine par procuration, elle a souvent surpris l'imprudent et éternel obsédé du temps perdu que je suis. Mon ami Marcel, dès notre première sortie commune, n’avait-il pas proclamé que j'étais le diable ? J'ai du mal à me remémorer toutes les séquences nocturnes qui jalonnent un demi-siècle bien tassé de cyclotourisme, aussi en ai-je extrait ce petit florilège de souvenirs pas toujours hilarants. PONTE DI LEGNO – 1965 - Il pleut, comme bien souvent en cet an de disgrâce absolue et comme il sait pleuvoir en régime de foehn sur les Alpes italiennes. En septembre la nuit vous tombe vite dessus par ce temps de cochon (voir plus loin). Je viens de traverser Ponte di Legno et vire à gauche sur la route du Gavia, scrutant anxieusement l'obscurité à la recherche d'un hypothétique abri. A droite, une grange ouverte où je m'engouffre avec une intense jubilation. La porte refermée, repas à l'obscure clarté qui tombe de ma pile, et je me glisse voluptueusement dans le duvet. Pas pour longtemps, on cogne et crie à la porte, il faut aller ouvrir pour livrer passage à une ruée de cochons ruisselants. Porca miseria ! On ne me chasse pas, on n’est pas des sauvages, mais je comprends bien que les cochons n'étant pas fichus de gagner l'étage au-dessus par l'échelle, c'est à moi de déménager. Là-haut c'est le plancher nu, absolument dépourvu de foin, sous un toit criblé de gouttières. Mais je suis rassuré de savoir que les cochons dormiront dans le foin sec et odorant, incapables d'apprécier leur bonheur: ils ont grogné toute la nuit. TIMAU – 1970 - Nuit noire. Le village est plus touristique que pastoral. Il y a bien quelques petites granges, vestiges d'une activité en déclin, mais elles ne sont pas logeables (qu'ils disent), pleines de foin en fermentation (qu’ils expliquent). Plus personne en vue, au risque d'un incident où je serais forcément fautif, je m'introduis discrètement dans une petite remise au fond d'une ruelle. Il y a du foin, tout baigne ! 5 heures du matin. La porte est poussée par une vieille femme qui, à ma vue, s’enfuit précipitamment en poussant, comme disait ma grand'mère des cris de porc frais. Là, ça craint grave, et j'attends stoïquement le coup de trident bien mérité dans l'abdomen. La dame revient avec son fils apparemment non armé, le fourbe. Je suis prêt à mettre les mains en l'air, mais voilà qu'il me parle gentiment de la pluie et du beau temps, taquine sa mère sur sa frayeur, et tout se terminera à la maison autour de la cafetière fumante. Merci, Monsieur Assimil, les rudiments d'Italien que tu m’as appris me sauveront peut-être un jour la vie. MODANE – 1970 - 3 heures et demie. Je quitte la gare de Modane après une courte nuit de train sans sommeil. La piste du Fréjus lance des lacets serrés à l'assaut de la pente sombre. Sous le ciel noir criblé de scintillements cristallins on distingue à peine les sommets d'en face. Le silence nocturne n'est troublé que par la chanson des torrents. Les lumières de la ville, au fond de la vallée, s'éloignent au gré de ma patiente ascension sur le ruban clair de la piste, tandis qu'en haut le ciel pâlit insensiblement, laissant sortir de la pénombre la chapelle de Charmaix à cheval sur la chaussée, prête à basculer dans le vide. Il fait presque jour à présent, la magie de la nuit s'évanouit doucement, ici et là le soleil pose ses premières touches d'or. C'est fini. C'était là le seul parcours nocturne volontairement effectué de toute ma vie de cyclo. Loin des bruits et des dangers de la route, j’ai regretté qu’il soit si court. PRE DE LA CHAUMETTE - 1973 - Evidemment, il était un peu tard pour passer dans la foulée l’Aup Martin et la Cavale, mais je ne pouvais plus reculer. La faute à ce damné gué de Verdonne pas facile à trouver et où le vélo ne m’a pas vraiment aidé, c'est le moins qu’on puisse dire. Les deux cols passés, le soir tombe, il faut faire attention où on pose les pieds; sur cette trace raide comme le diable un faux pas n'est pas permis. Grandeur et servitude de la randonnée solitaire. Peu à peu le balisage se fond dans la pénombre; surtout ne pas le perdre, car le cheminement n’a rien d’évident, et le spectre d’un bivouac de détresse sous un ciel rien moins que rassurant commence à me hanter. Encore faudrait-il pour ça un minimum d’espace utilisable. On verra, façon de parler, plus loin. Mais le GR s’améliore progressivement au point qu’il est bientôt possible d'alterner marche et course; me voici courant alternatif, sans être plus éclairé sur ma position, jusqu’à ce que luise soudain dans l’ouverture du val de Champoléon le rougeoiement d'un feu de camp. Fin de mes anxiétés, j’échoue bientôt à la bergerie du Pré de la Chaumette aménagée en gîte d'étape où l'on m'accueille quasiment comme un extra-terrestre. REFUGE ALPHONSE XIII – 1984 - Çà y est, j'ai perdu mon copain ; tout le monde a connu un jour cette petite mésaventure, et moi plus que tout autre, mais la nuit en pleine montagne c'est le stress. Sur la bonne piste dallée des Aguas Limpias il a chaussé ses bottes de 7 lieues pour distancer la nuit, en oubliant que je n'avais pas son allonge. Demi-mal, pour une fois, je sais qu’il est devant et que nous sommes d'accord pour aller dormir à Alphonse XIII. L'ennui, c’est que chaque bifurcation me propose un choix risqué à trancher dans l'instant sans convoquer le conseil de famille. Après être passé devant deux bâtiments fermés qui ne sont pas Alphonse XIII, il commence à y avoir du flottement dans ma détermination, et ne vaudrait-il pas mieux remettre notre jonction à demain matin, au grand jour ? Mais installer à l’aveuglette un bivouac sur ces pelouses bosselées pleines de pierres ne m’excite guère. Et en m'obstinant sur ce terrain piégé, n’est-ce pas confondre courage et stupidité ? Avant que j'aie eu le temps de choisir, la réponse me parvient tout à coup de la droite, un appel puissant assorti de signaux lumineux. C’est lui, mon ami Jacques ! Hors trace, avec précaution, je le rejoins près du refuge, non pas le 3 étoiles suggéré par son illustre patronage, mais un sommaire abri non gardé dont les paillasses nous feront quand même oublier la dure dalle de béton de certains refuges pyrénéens de France. |
BERGERIE DU VALLON – 1985 - Du col de Rouanette au col de la Coupa, au vu de la carte peut-être 2 km à vol d'oiseau, mais je ne suis pas un oiseau, et le sentier de flanc que j'espérais n'existe pas. Au lieu de ça un pierrier casse-pattes qui oblige parfois à laisser le vélo pour aller à la recherche du meilleur passage. Vu l'heure qu'il est mon bon ange me conseille de descendre plutôt sur Ancelles, à quoi rétorque mon démon têtu que c'est la descente sur le Réallon qui a été programmée, et basta ! Bon, bon, va pour le col de la Coupa qui fait d'ailleurs 100 m de moins que Rouanette. Mais on n'en finit pas de trébucher sur des éboulis fuyants qu’on ne distingue plus très bien, de franchir des ravines problématiques où il faut tasser du pied pour assurer la portance. Soulagement au col où un sentier précaire oblige encore à écarquiller les yeux, mais il file droit dans l’alpage sur une lumière lointaine. C'est la bergerie du Vallon, vraiment providentielle : ma carte ne la signale pas. Un jeune couple de bergers l'occupe, et ce sera une de plus à ajouter à la longue liste des agréables soirées en compagnie des gens de là-haut. SUPERBAGNERES - 1987 - J’aurais pu aller coucher au refuge d'Espingo, mais le temps est si beau. Il est pourtant 6 heures et la flèche du GR donne 4 h pour Superbagnères. En septembre, est-ce bien raisonnable ? Surtout avec l'IGN au 1/100000ème pas très expressive pour les détails du relief. En une longue transversale en balcon relativement facile passant par les Hounts Secs et la Coume de Bourg, le plus dur est fait. Un bon sentier file sur le dos de l'échine herbeuse qui domine la vallée du Lys. Le crépuscule est là, atténué par la lune dans sa plénitude qui répand sur l'alpage une irréelle clarté. Mon passage provoque un début de panique au sein des troupeaux surpris par l'apparition de ce Martien poussant un objet roulant non identifié. Superbagnères, c'est la morte saison, la station est déserte, mais sous le grand hôtel d'Aneto un local de service accessible (sans effraction) m'évitera le bivouac à la belle étoile dans la froide nuit de septembre. PREINTALER HÜTTE – 1988 - Je n'aime pas rester sur une défaite, en l'occurrence l'humiliation ridicule d'avoir, il y a 3 ans, gravi la Landschitzscharte sans avoir été fichu d'en descendre. C'est pourquoi je me retrouve ce soir au pied de ces Schladminger Tauern pour effacer cet échec en épinglant le col voisin du WaldhornTörl. 7h1/4, j’y suis, mais pas question d'y rester, nous sommes en septembre dans les Alpes orientales, et 600 m de descente m’attendent. Sentier raide et incommode au début, ça ne favorise pas les performances. Plus bas ce serait mieux sans les ténèbres grandissantes qui m’obligent à sortir ma minuscule lampe aussi efficace qu’un ver luisant. Je patauge dans la boue, titube sur les pierres, franchis un torrent sur une planche avec une pensée émue pour celle qui, naguère, n'avait pas supporté mon poids, quelque part dans les Grisons. Un instant l'idée me traverse de planter là le vélo et de courir jusqu'au refuge, lorsqu'apparaissent à la faveur d'un tournant ses lumières toutes proches. Samedi, j’aurais dû m'en douter, c'est plein d'Autrichiens braillards. Misère ! VEI DEL BOUC – 1997 - Praz de Lys, Ruosalp, Val Fraële, Andalousie, il est des noms qui, rien qu'à les prononcer ouvrent la porte aux rêves. Pour d'autres c'est la part de mystère qu'ils cachent. Ainsi au col du Vei del Bouc qui n'aura rien dévoilé de son secret après 1800 m de pénible ascension sous, puis dans la traditionnelle purée sans laquelle il n'est pas de Piémont qui vaille. Dommage que le moderne refuge au bord du petit lac ait été fermé, les 500 m restants on les aurait faits le lendemain matin avant la montée des brumes. Nous voilà donc condamnés à les déguster ce soir à la petite cuiller dans le crépuscule cotonneux, avec en haut du mât de cocagne la récompense d'une hypothétique caserne. Pas de quoi galvaniser les troupes. Durs les derniers mètres sous l'ultime ressaut du col, mais la caserne est bien là, surgie de l'ombre, avec un toit. Décidément, Allah est grand. Les fenêtres sont béantes ? Qu’est-ce que tu t'imaginais pour ce prix Ià ? Et puis à l'intérieur le sol est sableux, de quoi tu te plains ? Qu'importe, le charme est rompu, le Vei del Bouc n'est plus qu'un col sinistre où se recroquevillent bientôt deux gisants sur lesquels le vent glacial pousse sans relâche des paquets de brume. Dis, Michel, t'as pas un peu honte de me faire çà à mon âge ? Ainsi va la vie de cyclochard, marquée par l'angoisse quotidienne de la nuit, à la merci des bonnes et des mauvaises fortunes. Celles-ci il les accepte pour avoir préféré la liberté aventureuse à la routine rassurante, celles-là il les reçoit comme des cadeaux souvent mérités, éphémères récompenses qu'il faudra peut-être chèrement payer le lendemain. Comprenne qui voudra, là est son bonheur. Michel PERRODIN CC n°26 |