Depuis que le soleil dardait son éclat dans mes rayons, je connaissais, sans doute, toutes les facettes de la pratique vélocipédique, avec ses souvenirs inoubliables qu'on se remémore en évoquant jadis, avec ses amitiés durables qui s'effilochent avec le temps. Cependant, un impératif pour terminer la symphonie cycliste, un projet difficile à réaliser: atteindre le faîte de 2000 cols différents. Escalader des pentes goudronnées, c'était encore possible, mais collectionner des passages muletiers devenait de moins en moins aisé. Par ailleurs, tenter seul l'aventure en montagne sans risquer que mes vieux os finissent par blanchir dans quelque versant introuvable, ce n'était plus de mon âge. En Aveyron, des « mordus » de cette discipline particulière, je n'en connaissais guère. Un... peut-être, dont la collection centcolistique pointait à quelques encablures de la mienne. C'était ce compagnon de longue date, typique et d'humeur toujours agréable. Je n'aurai qu'à lui promettre de ne pas le perdre dans quelque épaisse forêt, la nuit, alors que grommellent les sangliers ! Donc, ce serait l'Apôtre, bien sûr, ce cyclo que tous les cyclos connaissent depuis des temps immémoriaux. Toutefois un écueil de taille restait à franchir car la razzia projetée par TOPO interposé, ne pouvait s'effectuer qu'en utilisant un engin spécifique que l'Apôtre semblait détester particulièrement -un VTT! J'en conviens, ce ne fut pas facile de convaincre l'irréductible sixcentcinquantiste ! Cependant, après un essai sur un engin très haut de gamme, grâce à la complicité de mon ami vélociste, l'Apôtre décida de m'accompagner dans la chevauchée colistique. Quelques 170 cols muletiers à gravir en deux ou trois mois, ce ne serait pas un jeu facile, surtout quand des occupations diverses grignotaient le temps des loisirs. Dès juin, sous la canicule naissante, d'Escouloubre à Belcaire en passant par Rodome, le duo écumait l'Aude et l'Ariège et, en onze jours, 80 ascensions s'inscrivaient au tableau. L'Apôtre, comme un gamin, s'en donnait à coeur joie dans des slaloms agrestes à forte déclivité tandis que je « m'emmêlais les pédales » pour plonger dans quelque mare saumâtre ou m'ébrouer dans le tas de sable dissimulé derrière un roncier agrémenté d'orties. Et le photographe émérite d'immortaliser les scènes ponctuées d'éclats de rire mais aussi de « aïe » de douleur ! Au col de l'Arbre Gros (le 1878ème ), en plein midi, sous 40°, dans une pente vertigineuse, les deux complices faillirent bien se brûler définitivement les ailes. Rebelotte au col du Cerisier où, après la bien nommée «Croix des Morts», l'Apôtre abattu, couleur vert pâle, s'affala brutalement, les bras en croix, dans l'humus imbibé. « Serai-je contraint de laisser là, sur un tas de mousse humide, ce cyclo si méritant ? » Telle fut la drôle d'idée qui, en un éclair, me traversa l'esprit. A l'ouverture de la Semaine Fédérale d'Aurillac, la collection s'arrêtait au n° 1906. Fuyant la foule du premier jour, nous partîmes à l'assaut du Plomb du Cantal décidés à ajouter les plus hauts passages auvergnats, dans un paysage sans ombre, livré à la grillade solaire. L'Apôtre, vaincu par la température équatoriale, s'égara dans les labyrinthes des chemins à vaches de la Tombe du Père avant de plonger dans un «sommeil éthylique » devant un bock de bière trop fraîche servi à l'auberge du Prat de Bouc. Puis vint le «Jour de gloire» pour l'Apôtre : franchir, enfin, un col à plus de 3000 mètres ! Dans la fraîcheur matinale de ce 26 août, direction le col du Jandri (3151m). Alternant VTT et marche à côté du VTT, prudemment, patiemment, presque muets, les vieux compères parvinrent au bord du glacier de Mont de Lans. A maintes reprises, ils firent l'admiration de groupes de jeunes vététistes qui, eux, se bornaient à «faire la descente» tandis que deux fous anciens ahanaient dans les pentes à 15, 20 % et davantage. Quelle récompense que ces somptueux paysages alpestres, ces points de vue extraordinaires, ces horizons lointains sur la Meije, la vallée de la Romanche, la Barre des Ecrins, la Muzelle,... et toutes ces montagnes et ces pics dont les noms m'échappent aujourd'hui ! Dommage que la « bulldozérisation» s'acharne sur ces lieux incomparables dont nous n'aurons jamais la chance de léguer la beauté originelle aux générations futures. Nouvelle expédition dans l'Aude et les Pyrénées Orientales, pour en «finir» avec ces deux départements si généreusement dotés. Puis, brève escapade dans l'Hérault, sur nos randonneuses, pour la vénération du 650B dans une grand-messe païenne chère à l'Apôtre de l'espèce. La liste s'arrêta alors au n°1983. Restaient alors à conquérir les dix-sept dernières places fortes. |
Le 5 octobre, en route pour la dernière manche à partir de Rennes-les-Bains où la bruine brouillait le paysage. Le col de Vioulas fut marqué par des glissades et des pataugeages imprévisibles, arrêtés seulement par de maladroits coups de pieds éclaboussant de boue noire. Après le Pas de la Roque, une formalité, le col das Bordas s'annonçait sous les plus mauvais auspices. Dès les premiers mètres, la terre glaise transforma les VTT en chars d'assaut en panne, qu'il fallut porter, cahin-caha, kaolin compris, tandis que les chaussures, dites cyclistes, grossissaient en incontrôlables bottes de sept lieues. La Bérésina, vous dis-je ! Nous battions en retraite, crottés de la tête aux pieds, furieux d'échouer devant un obstacle si anodin. Le lendemain, un invité surprise: 6° au thermomètre avec un vent à décorner les vaches, même celles de l'Aubrac. Cuissard long, gants d'hiver et gore-tex, étaient de rigueur. Nous voilà partis pour 70 km de VTT avec onze cols au programme. Parcourir la forêt domaniale des « Fanges » fut un vrai régal malgré la fraîcheur ambiante; en effet, il n'y avait même pas de fange ! Finir par le col du Moulin à Vent, sous un vent qui emporta la casquette de l'Apôtre, traverser une barrière de buissons noirs et secs particulièrement «tétaniques» entassés par un propriétaire malveillant, pour empêcher les randonneurs de rejoindre le village de Bugarach,... une vraie galère ! Encore quatre, pour ce mardi 7 octobre. Une broutille, pensions-nous ! Hélas, c'était méconnaître les caprices de la santé des hommes. Après une nuit sans sommeil, avec une fièvre de cheval, une tête comme une citrouille, le nez rouge alcoolisé, une écharde dans la gorge, etc... je me demandais s'il me serait possible d'affronter les dernières difficultés de la randonnée. 1997 : la Pourteille (encore trois !). 1998: le Pas de Capelan (encore deux !). 1999: le col de Lucio. Combien ce fut difficile malgré la quasi-absence de relief ! Pourquoi donc ma vue se troublait-elle ? Pourquoi les cailloux clapotaient-ils si fort contre les garde-boue ? 2000ème : avant de l'aborder, celui-là, il convenait de s'alimenter, de gré ou de force, plutôt de force pour moi. L'Apôtre faisait plaisir à voir tant il ingurgitait avec frénésie, son sandwich jambon-fromage. Cependant, à son «coup de dent» saccadé, je devinais sa perplexité quant à mon état, mais il restait silencieux, ne voulant pas m'inquiéter davantage. Il fallait donc vaincre le dernier obstacle et quel obstacle ! Pas haut (865m.), pas long, ce col de Péchines mais sans aucun doute très difficile tant la falaise s'approchant semblait infranchissable, surtout pour votre serviteur, toujours en recherche d'équilibre. Soudain, virage à droite et la piste large jusque là, se transforma en un sentier si étroit que de la monture ou du pilote, il fallait choisir qui passerait le premier. La pente était si raide que pousser faisait progresser de deux pas et reculer d'un, sauf si les cailloux qui servaient de cales ne roulaient pas sous les chaussures. Pousser, porter... porter, pousser...Au terme de 150 mètres d'ascension, l’Apôtre cria grâce, se plaignant dans un râle d'outre-tombe que « je voulais sa peau », «que les randonnées avec moi c'était toujours le bagne», etc, etc ... Dans mon délire grippal, sans dire un mot, en serrant les dents pour surmonter toutes les douleurs, mètre après mètre je gravissais ce golgotha minuscule quand, dans un suffocant courant d'air, je fus figé sur la crête, au fameux 2000ème col, tant attendu. J'eus le temps de m'émerveiller devant un cirque somptueux de montagnes : Pailhères, Pic Barthélémy, blancs de neige précoce, et bien d'autres sommets inconnus... et là, tout près, à droite, le pic de Bugarach que le vent faisait danser dans un ciel de nuages pressés. L'Apôtre, enfin, à pas lent, très lent, apparût derrière la touffe de buis, heureux ou plutôt Bienheureux, avec l'auréole du martyre obligé de partager les fantasmes d'un compagnon particulièrement jusqu'au-boutiste. Une fougueuse poignée de main et une photo méticuleusement étudiée concrétisèrent l'événement. Cependant, il en restait quatre pour boucler le circuit, de ces cols désormais superflus, et Dieu sait qu'ils ne furent guère faciles, ni à trouver, ni à escalader. Les tornades d'un vent frisquet, les chemins et les sentiers fermés soit par des clôtures de barbelés bien tendus, soit par une végétation piquante de l'an passé... ce fut une journée exténuante. Heureusement que deux jeunes vététistes nous indiquèrent la bonne voie à la Couillade, heureusement qu'ils nous aidèrent à passer nos VTT par-dessus les barrières après le col de Bédau, car dans notre état d'épuisement, sans ces deux champions, nous risquions fort de mal terminer nos insolites folies de sexagénaires. A Parahou, les maîtres des lieux qui nous avaient hébergés durant trois nuits, stupéfaits par ce qu'ils appelaient «une performance», se firent un plaisir d'organiser un dîner de fête pour marquer la fin d'un voyage tout à la fois ludique, sportif et touristique. Désormais, en route pour les 2000 d'Henri et, si Dieu le veut, nous irons à la conquête d'autres cimes, à la découverte d'autres sites peu fréquentés ou inexplorés. Jean Barrié CC n°308 |