Les premiers frimas de l’automne succèdent à cet été caniculaire aux multiples conséquences et je pressens une activité cyclo proche du néant pour les semaines à venir. Hier après-midi, j’arrivais au sommet de mon 26ème Mont Sainte-Odile de l’année et j’ai eu froid. J’enfilais un maillot à manches longues et un coupe-vent avant de prendre un thé au citron dans la salle des pèlerins. Que de fois avions-nous gravis cette montagne, Adrien et moi, du temps de notre jeunesse ? Dans le froid, bien souvent, lorsque la plupart des cyclos hibernaient au pied de leur cheminée crépitant d’un air de « reste avec moi ». J’ai claqué des dents là-haut, dans cette salle, lorsque les marcheurs en franchissant le seuil laissaient trop longtemps derrière eux la porte grande ouverte. Dans la descente aussi lorsque, il fallait bien s’y résoudre, nous nous enfoncions dans l’air glacé du gouffre de la vallée. Arrivé chez moi, mon corps était brûlé par le froid et offrait un aspect rougeâtre là où l’épiderme avait été le plus exposé. Adrien était plus riche que moi. En vérité, ses parents étaient plus riches que les miens. Et pourtant, son père et le mien travaillaient pour la même entreprise mais percevaient des salaires très différents. Je n’en ai jamais ouvertement souffert. Je compensais, je crois, cette différence de statut social qui se ressentait à tous les niveaux, il habitait une maison, je vivais dans un appartement, il avait un vélo de course, je montais un véritable veau,… par une façon souvent grossière de m’exprimer avec lui. Je me demande s’il n’aimait pas cela en ce sens qu’il est bon pour le bourgeois de fréquenter le prolétaire ! J’ai aimé sa demeure où je me rendais souvent. Il révisait ma bicyclette tous les ans, entièrement. C’est dans son garage que nous avons fait perdre la jolie couleur rose de ma monture pour un bleu assez moche que je traîne toujours quinze ans plus tard comme une misère. C’est chez lui aussi que nous nous penchions sur les cartes routières afin de préparer nos futurs voyages à vélo. C’est moi qui lui ai donné le virus de la colite aiguë qui a frappé tant d’entre nous. Je l’ai entraîné dans ce club des Cent Cols auxquels nous sommes tous attachés. Il ne cesse d’en gravir les échelons et figure en bonne place au palmarès de notre revue annuelle. Il y a quelques années déjà qu’il a dépassé le seuil des mille cols. Nos premiers voyages d’été nous ont conduit à Paris, puis le long du Rhin. Autant dire que le relief n’était que platitudes à perte de vue, à l’exception des Ardennes belges et de la Lorelei germanique. J’inaugurais la haute montagne par un séjour en solo dans les Alpes françaises en 1980. Je montrais souvent la voie et Adrien s’y engouffrait pour faire mieux. L’année suivante, nous ne nous contentions plus des quelques cols que j’avais glanés l’année précédente, le Galibier et l’Iseran tout de même, pour sillonner les Alpes lors d’un voyage itinérant de trois semaines. Peut-être le plus beau et le plus exaltant que nous ayons entrepris ensemble. Un point culminant en quelque sorte. Partis par l’Allemagne, nous avions poursuivi par l’Autriche, l’Italie, la Suisse et la France, pour terminer. C’était le Stelvio, la Furka, l’Izoard, et tant d’autres. Dans ma tête, c’est comme un cocktail qui se mélange en une farandole de cols aux noms si doux que j’en ressens encore le plaisir vingt ans plus tard. Ce séjour fut suivi en 1982 par un séjour dans les Pyrénées tout aussi magique. Reliant Pau à Perpignan en quinze jours, nous franchissions les plus grands cols, les plus connus, les plus redoutés aussi sans coup férir. Nous devions relier les plus célèbres d’entre eux lors d’une Randonnée des Cols Pyrénéens quelques années plus tard avec en point d’orgue un lever de soleil embrasant l’Aubisque qui reste à jamais un de mes plus beaux souvenirs. Imaginez des sommets à l’infini jaillir d’une brume épaisse et cotonneuse éclairés par un soleil levant rouge et rasant. Des chevaux broutaient l’herbe chargée de rosée, insensibles au spectacle que la nature déployait sous nos yeux ébahis de citadins émerveillés. Nous reprenions la route des Alpes l’année suivante au départ d’Avignon avec pour premier objectif le Mont Ventoux. Pas le bon moment, fin mai, pour ce genre d’ascension. Un temps époustouflant d’un froid glacial prêt à tuer. Un mois plus tôt, le Gaulois en était mort. Notre aimable hôtelier nous avait prévenus mais nous voulions nous assurer par nous même que c’était impossible. Nous avons lutté de toutes nos forces abandonnant seulement à quelques encablures du sommet au pied du muret bâti au col des Tempêtes derrière lequel nous trouvions refuge alors que la bourrasque ne songeait qu’à nous arracher nos vélos pourtant chargés comme des mules en prévision de notre voyage itinérant. Depuis, je l’ai franchi quatre fois, dont la première deux mois plus tard, sous un beau soleil, et tout seul. Les cols d’Allos et de la Cayolle nous accueillirent sous la neige entre leurs congères datant de l’hiver. Le père Noël nous aurait tendu sa hotte au sommet que nous n’en aurions pas été davantage surpris ! Le plus beau, cette année là, fut incontestablement le col de Tende. Un accident de parcours, je crois, puisque le tunnel étant interdit aux vélos, il nous a fallu franchir le col géographique qui se trouvait bien plus haut à 1871 mètres après des dizaines de lacets sur une piste damée. Pas tout à fait rassasiés, nous nous attaquions plus loin et plus haut encore à des pentes neigeuses que nous finirons par descendre sur les fesses, heureux comme des gamins. Cette même année, je participais à tous les B.C.M.F. qui n’étaient encore que quatre avant de faire les cinq l’année suivante avec l’entrée du Jura dans le Brevet. |
Adrien, trop occupé par ses études en 1984, il nous fallut attendre 1985 pour repartir chasser le col dans les Alpes, une fois de plus. Pas de quartier cette année-là pour les cols à plus de 2000 mètres. Je crois qu’une trentaine tombait dans notre liste dont les cols italiens bien connus de l’ancienne route militaire qui débute au col de Sestriere, mais aussi la cime de la Bonnette et l’inoubliable col muletier du Parpaillon. Ai-je seulement assez profité et savouré ce séjour qui était pratiquement l’ultime voyage avec mon compagnon ? D’ailleurs, la formule déjà était différente. Au lieu de nous charger comme à notre habitude, nous avions utilisé une voiture et couché fréquemment sous une tente au lieu de prendre nos quartiers dans les auberges de jeunesse comme à nos débuts ou à l’hôtel ensuite. Je me souviens de ces soirées consacrées à monter la tente après l’effort consacré à nos ascensions et Adrien qui nous faisait des pâtes pour dîner, parfois vers minuit. Inoubliable ! A partir de 1986, j’entrais dans une organisation qui me prendra corps et âme pendant plus de dix ans et m’éloignera imperceptiblement de mon ami. J’y éprouvais malgré tout des joies, différentes, mais réelles. Et puis vint 1990 qui sera en quelque sorte notre chant du cygne. Adrien avait épousé ma sœur en 1987 contre mon avis d’ailleurs et je pense qu’il s’en est mordu les doigts par la suite, mais ceci est une autre histoire. En 1990, nous repartions ensemble dans les Alpes dont le point culminant sera le col Agnel. Je prenais part à cet ultime voyage itinérant sans beaucoup d’entraînement mais avec beaucoup d’entrain et le plaisir de retrouver Adrien toujours au meilleur de sa forme. Partir avec Adrien, c’était la garantie d’un séjour sans problèmes. Il rassurait. Ca n’allait pas sans disputes non plus. Lorsque je suis fatigué, je peux être pénible et après nos étapes à vélo, cela arrivait souvent. Alors, nous nous insultions copieusement, sans aucune conséquence. Adrien, c’est aussi l’asthmatique inapte à l’effort d’après les services de santé de l’armée qui grimpe les cols comme un cabri. C’est le gagnant dans toute sa splendeur, partout, dans les jeux de cartes que nous avons beaucoup pratiqués, y compris lors de nos voyages à vélo, au tennis de table, nous y jouions dans le sous-sol de sa maison, au sommet des cols ou lors de tests chronométrés. Dans un grand jour, il était difficile de le battre sur n’importe quel terrain, celui des études y compris. Sur le plan du caractère, Adrien, il n’avait peut-être pas tout compris des gens, mais j’avais su le dompter, ou l’apprivoiser peut-être. Nous avons fait notre chemin ensemble. Les voyages itinérants que nous avons vécus tous les deux sont parmi mes plus beaux souvenirs cyclos. Nous avons bien ri, nous avons sué sang et eau ensemble, sur les mêmes routes escarpées, nous nous sommes appréciés, mais nos chemins se sont séparés, à jamais. C’est grâce à notre revue que je sais si Adrien est toujours un cyclo actif ou s’il a remisé sa bicyclette dans l’armoire aux souvenirs, en consultant le classement chaque année et en le comparant à celui de l’année précédente. J’ai hâte de le consulter pour savoir où il en est tout en sachant que là aussi je ne le rejoindrai pas. D’ailleurs, je le sais depuis longtemps : Adrien s’est échappé dans la dernière ascension et je ne le rattraperai jamais. J. Schultheiss CC n°1694 |