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200ème ? ou pas 200ème ?

Revue N° 04 Page 26

Jeudi 21 juillet 1975 : Dans une chambre d'hôtel d'Antakya (Turquie) affalés sur un lit, tous les trois, nous récupérons ; nos trois compagnons en font autant à côté... il faut chaud, lourd et humide... les quatre cyclos sont moites... depuis trois étapes le moindre raidillon mouille des chemises qui ensuite n'arrivent pas à sécher... Or hier, l'étape fut rude : d'abord 800 m de grimpette ; et puis après une descente somptueuse, satisfaction rare dans ce pays, plus de 40 km avec un vent violent dans le nez, sous un soleil étouffant. Le repos - prévu ici - n'est pas du luxe. Et puis reconnaissons-le : les 2 700 km déjà avalés commencent à se faire sentir dans les jambes et les organismes...

Pendant que les autres dorment à poings fermés (c'est beau la jeunesse !), je réfléchis ou plus exactement au bout d'un moment je calcule...

Nombre de cols déclarés au "club des cent cols" fin 74...... 187 si je ne me trompe pas ; ici impossible de vérifier, mais ça doit être ça ! Depuis un mois et demi que nous sommes sur les routes du sud-est européen, si nous avons accumulé les kilomètres, je n'ai pas l'impression d'avoir grossi mon capital "cols". Voyons, récapitulons !

En fait, ce n'est pas facile, car s'il y a quelques cols qui répondent bien à ce qui est défini dans le règlement du club, il y en a d'autres dont je suis certain qu'ils répondent à la définition géographique d'un col mais pour lesquels je n'ai trouvé aucune indication à ce sujet, soit que nos cartes - au mieux au millionième - n'aient pas de place pour les signaler, soit que les panneaux soient rédigés en caractères cyrilliques, en arabe ou en toute autre langue étrangère (vous savez, je sais un peu d'anglais, mais le Croate, le Bulgare ou le Turc ???). Essayons quand même de récapituler. Je reprends mon cahier de route.

Pas de doute : d'abord le Simplon en Suisse, avec ses 2 005 m, il me permet d'inscrire à mon tableau mon 13ème "plus de 2000 m" (pour mes jeunes compagnons, c'était le premier)... Ensuite il faut attendre la Turquie ; je me rappelle que lorsque j'ai sué sang et eau pendant 75 minutes pour arracher ses 900 m sur 12 km, j'ai lu une pancarte reconnaissant officiellement le caractère de "col", j'ai été heureux : enfin un de plus, c'était le Boludagi. Par contre, c’est sans effort, par une pente longue et douce, dans un cadre verdoyant contrastant avec l'avant et l'après que nous avons franchi l'Akyarma et ses 1560 m. Au Kargasekmes (1140 m), agréable surprise comme au Boludagi. Enfin je m'attendais aux deux cols du Taurus : le Caykavàk (1585 m) et le Tepir... suivi d'un autre mot, à 1280 m, avec son village grouillant de vie de Bousda (il parait qu'il n'y a pas si longtemps on y jetait des pierres aux étrangers qui le passaient...). Pour nous, l'accueil fut remarquable au sens premier du terme : on a été remarqué Evidemment ! quatre vélos aussi rutilants, aussi légers, aussi perfectionnés dans les pays d'Orient, ça ne passe pas inaperçu... on s'en est d’ailleurs aperçu. ! De là, plongée de 50 km sur la Méditerranée, non sans quelques rampes sèches en cours de descente...

Et puis, hier, d'Iskenderum au point zéro pour atteindre Antakya au point 100, il a fallu grimper jusqu'à presque 800. Consolation : le plus beau revêtement de route que nous ayons caressé de nos pneus depuis belle lurette.

Simplon : 188 ; puis ces six-là en Turquie ça fait 194. Passons aux "douteux" : d'abord en Italie du Nord entre Domodossola et Cannobio (sur les bords du lac Majeur), on s'est farci une de ces grimpettes dont on se souvient toute sa vie surtout quand on la fait en plein midi et après en avoir terminé au petit matin avec les 2000 du Simplon ; seulement voilà le col n'est pas franc. Et dans ce pays aux cartes et indications plus précises, rien, absolument rien. Passons ! Pas de chance avec l'Italie, parce que 10 km de la montée de Triesta à la frontière yougoslave ne sont pas un « passage de crête» ; pendant plusieurs kilomètres, on ne redescend pas. Par contre en Yougoslavie, où on s'est tapé 290 km de routes droites et plates de Zagreb à Beograd, où également on a caracolé dans de délicieux vallonnements (oh ! vallée de la Kréka) je n'en démords pas : là, nous avons dû quitter une belle route, parce que subitement à péage sur quelques kilomètres, nous avons emprunté l'ancien tracé qui nous a hissé avec ses pénibles faux-plats à un authentique col ; c'était entre Belapanka et Pirlot, on était sûrement à plus de 1000 m ou peu s'en faut ! 195...

En Bulgarie, il y en a un - et un seul - et je m'en souviendrai : je l'ai pris au départ pour une route sinueuse et légèrement montante dans une forêt inattendue ; je suis passé du 50 sur le 40 dents et puis quand j’ai réalisé que ça se redressait sérieusement et que ça durait, impossible de tomber sur le 28 et la circulation des camions interdisait un court demi-tour en descente... En haut, ça redescendait tout de suite ; impossible de déterminer une altitude ; je m'en suis vu avec ce gros développement pendant des dizaines de minutes , c'était entre Novi-Han et Ihtimann. Vous pouvez aller vérifier. 196.

Après les 220 km de toboggan de la Turquie d'Europe, et tout droit (c’était gai, je vous le jure ; cette sacrée ville d'Istanbul, on a bien cru qu'elle n'arriverait jamais !) et après autres monotonies, soudain répétition de Novi-Han-Ihtimann ; mais cette fois je me méfiais. Et je me rappelle avoir rejoint un des jeunes et lui avoir dit : "on dira ce qu'on voudra, le cyclotourisme, ce n'est vraiment agréable qu'en montagne !" Entre Hendek et Duzce le 197ème. Vous n'allez pas me refuser de compter le "col" entre Yenicaga et Gerede. Cette journée-là, je ne l'oublierai jamais et en particulier, dans son déroulement, ce col surprenant ! c'était le 18 juillet . Le matin nous avions escaladé le Boludagi dont j'ai déjà parlé. Puis après une descente rapide, la route longeait, en le remontant, un joli torrent pour nous faire déboucher sur un faux col et une aimable descente. Nous pensions en avoir fini avec les efforts pour la journée à tel point qu'à un détour du chemin, nous avons jeté les yeux sur un lac qui occupait un fond de vallée subitement devenue aride. Tout d'un coup, en les levant (les yeux) qu'est ce que nous apercevons déployant toute sa sinuosité dans un désert hallucinant, la route se remettait à grimper, à grimper ; et sous un soleil qui devenait alourdissant après 11 h. On est redescendu sur le 28/26, on a remis ça sur huit longs km et en haut, la voiture de ravitaillement n'était pas là : "ils" ne s'étaient rendu compte de rien ; en haut, c'était le village de Gerede ; on a redévalé... et après la pause de midi, pour rejoindre un camping, nous avons commencé l'assaut de ce qui allait se révéler le lendemain comme étant les premières pentes de l'Akyarma. Alors entre Yénicaga et Gerede (198).
A Ankara, "on" nous avait dit : "vous savez, jusqu'à Cappadoce, pas de difficultés majeures ; rien que la côte de Bala !" "ON", c'était des gens qui n'avaient jamais fait la route en vélo. Oh ! pas de difficultés majeures, peut-être ! mais une accumulation de difficultés mineures, dans la désolation du haut plateau d'Anatolie qui vous scient les pattes et le moral. Rassurez-vous les unes et l'autre ont tenu... même dans l'abominable "côte" de Bala, que vous voudrez bien me compter comme... 199ème col. Tiens ! 199... le 200ème ? non je ne peux pas compter le passage entre Kaman et Kirshéir... Après la Cappadoce, ce furent les officiels du Taurus... Pour aujourd'hui, dans la petite chambre d'Antakya, restons en là !

Sera-ce à la fin de ce raid que je le franchirai ce 200ème ? Cette fois, je ne me penche plus sur mes souvenirs tout chauds, mais sur ma pauvre carte. Rien, elle n'indique rien, sauf l'énorme "Dahr el BaÏdar" avec ses 1500 m en partant du niveau de la mer à Beyrouth, sur la route de Damas. Mais y parviendrons-nous ? D'abord parce que nous avons une possibilité de passer en Syrie par l'intérieur (Homs, Hama...) ensuite parce que la fatigue commence à se faire sentir... Mais demain, pour aller d'Antakya à la frontière syrienne, comment ça se présente ? Rien toujours rien. Un petit trait rouge anguleux qui indique "route sinueuse" peut-être montante et descendante ; c'est tout. Et quand nous décidons de prendre la route de la côte de préférence à celle du désert, à cause des possibilités plus sûres d'accueil (on nous a donné quelques adresses dans ce secteur, pas dans l'autre) nous sommes absolument certains que nous n'avons plus qu'à accomplir une "formalité" pour atteindre Beyrouth par les ports de Lazkiyê, Tartus et Tripoli.

Vendredi 1er août : à l'heure où nous partons, il ne faut pas compter se voir servir un petit déjeuner ou quelque chose d'approchant. Trop heureux que la porte nous soit ouverte? Qu'à cela ne tienne ! les deux fidèles occupants de la 4 L prendront les devants et nous en prépareront un quand ils auront trouvé un endroit adéquat. Dès la sortie de la ville, la route s'élève. Mais comme elle est blottie dans de la verdure (mais oui !) qu'il n'y a plus de vent comme avant-hier, qu'elle serpente en nous réservant une surprise tous les 100 mètres, nous ne nous méfions pas. Toutefois, quand nous repérons la 4 L, nous avons un creux à l'estomac. "Rite" du petit déjeuner , depuis six semaines, sauf les jours d'arrêt dans les grandes villes à visiter, c'est presque aussi inamovible qu'une cérémonie liturgique, une ancienne évidemment !

Et on se remet en selle non sans avoir échangé quelques impressions sur cette route qui nous apparaît comme traîtresse. Encore un peu de fraîcheur.. .et puis soudain on en sort, on vire à gauche, or. franchit un petit pont sur un torrent à sec et on la voit qui s'élève à flanc de rocher nu jusqu'à.. .jusqu'à ce qu'un virage plus prononcé nous la cache. Qu'est-ce, qu'il y a derrière ? Eh bien, derrière, ça continue et ça continuera encore longtemps ; une heure ? une heure et demie ? je ne sais plus. Enfin, une légère échancrure dans la ligne de crête... Bon dernier, j'aperçois mes compagnons qui m'attendent pour me montrer qu'après une légère descente, là-bas, loin, ça remonte encore !

Mais là-bas au moins, on ne perçoit plus aucune montagne derrière celle qui nous est visible. Bof ! on l'a déjà eue, cette surprise. Un peu de thé, quelques gâteaux secs ou fruits... en selle ! Cette nouvelle ligne de crête, elle est tout de même un peu plus loin qu'elle n'y paraissait au premier coup d'œil. Enfin un dernier coup de rein ! le voilà ! Non, mes jeunes copains ne sont pas là, ni la voiture ; la route fait un tournant à droite et sous mes yeux stupéfaits, elle remonte dans un nouveau vallonnement vers... vers quoi ? je n'ose plus croire que là-bas dans le fond ce sera fini... Pourtant, je "les" vois, qui se sont regroupés et qui m'attendent. Peut être est-ce enfin la bienheureuse descente vers la frontière et la Méditerranée ? Et avec eux, je scrute le profil de la route, qui, après une courte descente dont la fin échappe à nos yeux, file un bout à droite, un bout à gauche… A gauche, ça descend mais à droite ça remonte. Je veux croire que nous aurons à aller à gauche ; mais mon sens de l'orientation me révèle que nous ne couperons pas à celle de droite. Il n'y a pas tellement de routes passablement goudronnées dans ce f... pays qu'on puisse imaginer qu'en allant à gauche on contournera la montagne. Et c'est bien à droite que nous verrons indiqué Yayladagi... Ce fut dur ! mais pas autant que la déception suivante et la remontée qui se cachait encore au bout de cette interminable route.

Il va être 11 h 30 ; voilà plus de 40 km que nous peinons dans cette terre aride, désolée, sans qu'elle soit toutefois un désert... Et puis une longue ligne droite et plate ; arrêt-buffet, visiblement personne n'y croit , c'est encore un chausse-trappe. Et pourtant, cette fois, c'est vrai ; deux kilomètres plus loin, la route fait un crochet à gauche dans une belle forêt au pied de laquelle sur notre droite nous apercevons un village qui sera en effet le dernier village turc. Nous descendons pendant 7 à 8 km. La frontière est à 5 km en légère remontée, mais cela, je le dis aujourd'hui. Ce jour-là nous décidons de chercher un terrain de camping à Yayladagi (bien nous en a pris, car après le passage de la frontière, en Syrie, ça remontait de plus belle pour franchir un authentique col, mais pas signalé, après Kassab ! )

Ce vendredi nous n'aurons parcouru que 50 km, la plus courte de nos étapes mais une des plus pénibles. Certes avec ce long plat au bout (je n'ose écrire "au sommet" !) et cette montée entrecoupée de descentes assez prononcées, ce n'est pas tout à fait un col. Mais quand même vous allez me le compter ou non, mon 200ème ? : sera-ce celui-là ou le suivant, celui de Kassab, ou celui... des Vosges que j'ai "fait" depuis mon retour en France ? J’aimerais tellement que ce fût "celui-là" qui, n'a pas de nom et que je ne retrouverai jamais ailleurs ! Si. c'est une entorse au règlement, faites un référendum pour connaître l'opinion des éminents membres du Club. Et glissez leur comme renseignement : « faites lui une fleur, il a 55 ans ! »
d'un carnet de route Genève-Beyrouth, 4050 kms
ETE 75

François MUDEY

PARIS (75)


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