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LE CYCLOMASO

Revue N° 06 Page 10

Rameau noble de la grande famille Cyclovulgaris, l'espèce Cyclomaso se compose de rares sujets qu'on peut parfois rencontrer sur les routes de montagne particulièrement délabrées où ils semblent se complaire ; impossible de les confondre avec le Cyclofactor ruralis qui n'existe plus, mais il arrive que le Cyclomaso, chassé par un impérieux besoin de nourriture ou en quête urgente d'un abri, abandonne ses repaires traditionnels et vienne se mêler à ses cousins vulgaris.

Aucune méprise possible, là aussi, grâce à la délicate couche de poussière dont le savant dégradé saupoudre de bas en haut l'animal et sa monture, aux constellations boueuses qui l'éclaboussent, toutes turpitudes en général épargnées au commun des "cyclos". Le sujet a toujours "de la bouteille", car on ne naît pas Cyclomaso, on le devient, après avoir fait toutes ses classiques de Cyclovulgaris ; alors seulement, provoquée par le besoin de découvrir de nouveaux domaines propres à son épanouissement, s'opère la métamorphose qui voit l'éclosion du Cyclomaso achevé ; l'individu se caractérise par un énorme appétit d'insolite, une ardente soif de liberté, un goût bizarre pour la rêverie solitaire et la souffrance.

Aussi, à l'inverse de la plupart des Cyclovulgaris qui, durant l'hibernation, attendent en léthargie que leur cellule élabore leur ration annuelle de distractions grégaires, le Cyclomaso met à profit le long hiver pour faire, à défaut de ses membres engourdis, fonctionner sa petite tête. Il faut le voir fouiner dans ses cartes, parfois la loupe à la main, pour ne perdre aucun détail, dit-il, mais tout le monde sait qu'il est devenu myope à force de scruter pendant des veillées entières ; et tout-à-coup, sa prunelle se fige et jette un éclair, et voici que son souffle se fait court et syncopé, que son corps jusqu'alors immobile est secoué de spasmes ; l'émotion est d'une rare intensité, comparable à celle des "copains" découvrant Ambert et Issoire : son œil infaillible vient d'accrocher la trouvaille de l'année, et à coup sûr il ne laissera pas passer l'été sans aller y secouer sa vieille carcasse, oubliant comme toujours les leçons du passé qui ne s'en est pourtant pas montré avare, mais la cervelle du Cyclomaso ressemble à ces cadrans solaires qui n'enregistrent que "l'heure des beaux jours", et cette faiblesse lui joue parfois des farces amères dont il s'extirpe toujours avec honneur, sinon avec bonheur.

Connaissant ce curieux animal, voyons de plus près son milieu spécifique, que caractérisent une indéniable rudesse et un certain sentiment d'insécurité. Aussi, pas de ces fringants dimanches matins dont les machines racées et dépouillées ne sauraient sans déroger et sans pâlir se fourvoyer en ces lieux frustes ; non plus que de ces pseudo-cyclotouristes qui n'ont jamais perdu de vue leur clocher et qu'obsèdent davantage leurs dérisoires rivalités personnelles ou tribales plutôt que la poursuite d'aventures libres et désintéressées.

En perpétuel changement, le domaine du Cyclomaso le contraint à un effort permanent d'adaptation sous peine d'extinction pure et simple à l'image des grands monstres stupides du Secondaire qui payèrent ainsi fort cher leur insouciante paresse. Partout, en effet, l'asphalte noir et lisse pousse chaque année plus haut ses sombres tentacules, tirant derrière lui la civilisation et son cortège de calamités, mais par une juste compensation s'ouvrent sans cesse de nouveaux horizons lorsqu'une route toute neuve, toute blanche, s'avance sous la forêt ou s'élève dans l'alpage.

Pourtant, le Cyclomaso ne peut se retenir d'investir dans une grosse larme en songeant à tous ces hauts lieux jadis humectés de sa sueur, fécondés ici d'une vis foireuse, là d'un écrou libertaire : l'éclatante Casse Déserte, la terre battue de l'Oberalp, la tôle ondulée du Grand-Saint-Bernard, la "piste d'essais" du Simplon, la Furka majestueuse, le martial Restefond... Que reste-t-il de tous ces grands noms qui consacraient une carrière de "Cyclo" ? Comme un hêtre vénérable regarde à l'automne partir ses feuilles d'or, la prestigieuse panoplie accrochée aux Alpes s'est peu à peu dégarnie de ses plus beaux fleurons transformés en boulevards bruyants et empuantis.

Traqué de partout, le Cyclomaso réapparaît toujours sur d'autres chemins défoncés, hérissés de cailloux, crevés d'ornières, coupés de bourbiers ; pour y trouver quoi ? Pour seuls bruits, ceux qu'il aime : le vent dans les branches, le murmure du ruisseau sur les pierres, le chant des oiseaux, les clarines du troupeau. Seuls l'environnent les senteurs légères de la résine, le parfum entêtant du foin coupé, l'âcre odeur de la poussière humide. Ses seules rencontres sont celles de gens simples et bons : le berger sur l'alpage, le forestier sous la futaie, la villageoise à la fontaine ou au champ ; jusqu'au rare touriste, en ces lieux touché par la grâce au point de récupérer le bon sens dont on le croyait à jamais frustré depuis son mariage avec un moteur.

Par habitude, le Cyclomaso rentre la tête dans les épaules pour échapper au déchirant coup de klaxon, et pendant que passe au-dessus de ses oreilles le rituel et spirituel "Vas-y Poupou" ou "Forza Gimondi". Rien ! Il croit rêver en se découvrant l'objet de tant d'attentions inhabituelles : une aimable causette par-ci, une orange par-là, ailleurs une ou deux rasades d'épais "barolo", parfois même un repas champêtre en joyeuse compagnie et bien arrosé.

Généralement et par définition, sous-alimenté, le Cyclo-pas-si-maso-que-çà refuse mollement avant d'accepter, estimant ces petites douceurs comme une juste compensation à ses misères. Mais de celles-ci, il ne parle guère. Le mauvais temps, il n'en a pas l'exclusivité et la carapace luisante du poncho abrite un douillet micro-climat propice à la méditation.

L'état minable de la route ? C'est ce qui en fait l'intérêt, et un pont emporté, un soutènement éboulé, des arbres abattus ne sont que le piment nécessaire aux menus de gala. La nuit qui surprend, noire et sans étoiles ? Un délicieux moment d'angoisse durant lequel il rêve de la grange au bon foin craquant qui l'accueillera le lendemain... peut-être. Et si un jour vous rencontrez un Cyclomaso se composant un masque grimaçant de tragédie antique pour vous narrer en termes effrayants des aventures apocalyptiques, sachez qu'il s'agit d'un égoïste qui ne cherche qu'à écarter de possibles adeptes d'un domaine ouvert à tous, contribuant ainsi au suicide de l'espèce. Le sujet conscient et équilibré, au contraire vous avouera son amour pour le galbe étudié d'une bonne selle et le velours d'un confortable tapis d'enrobés (allez comprendre !). Il enrage d'être comparé aux sadiques organisateurs de Paris-Roubaix qui, chaque année se lamentent de ne plus trouver de pavés assez ignobles à glisser sous les roues fragiles des concurrents. Le Cyclomaso, en un mot, ne l'est jamais à l'état pur, mais occasionnellement et de bon cœur lorsqu'il a choisi de payer le prix qu'il faut pour hisser de temps à autre le cyclotourisme au-dessus du niveau de la gentille promenade.

Puisse ce modeste plaidoyer faussement cyclomasochiste réhabiliter ces parentes pauvres que sont les innombrables routes blanches soigneusement évitées de la plupart des "cyclos".

Chacun pourra compléter selon ses goûts et ses aptitudes une sommaire nomenclature des plus remarquables d'entre elles, limitée au domaine alpin, mais riche de promesses et de rêve.

De la mer au Léman, les Alpes franco-italiennes offrent une profusion de routes militaires et pastorales: Guérins, Lubéron, Majastres, Authion, Salèse, Sampeyre, Moutière, l'interminable et aérienne rocade des crêtes de Tende, les hauts alpages piémontais de Cunco, les balcons de la Guisane et de Sestrières, les parages Mont-Cenis-Bardonnèche, Sarennes, Cormet d'Arèches et bien sûr, le Parpaillon de valeur symbolique et initiatique. Beaucoup de noms, au plaisir de chercher, s'ajoutera celui d'en trouver d'autres.

En Suisse, un joli nom, la Croix de Cœur valaisanne et plusieurs faciles traversées des vertes Préalpes de Lucerne, Glarus, St Gall : Glaubenberg, Kunkel, Pragel entre autres.

La Haute-Lombardie est loin d'être en reste avec ses San Giacomo, Culmine San Pietro, le tout récent San Marco, l'infect Vivione, les crêtes de Croce Domini et celles de part et d'autre du Lac de Garde, le solitaire Val Fraele... et le plus beau, le Gavia, dernier grand survivant de l'époque héroïque.

Avec les Dolomites, une sévère sélection s'impose, fouillées comme elles sont d'innombrables chemins aux cailloux blancs menant à des alpages paradisiaques ou à des refuges perdus. De la pléthore, extrayons la perle du Giau, prochainement civilisé, le Limo qui n'est pas près de l'être, et l'inoubliable traversée de l'Alpe de Siusi.

Autour des Dolomites, quelques durs os à ronger : Pennès, Vizze, Stalle, et les anciennes routes militaires flanquant le Brenner. Voilà pour le Nord. Au Sud, le Manghen et le Brocon. A l'Est le couple sauvage Razzo-Lavardet.

Les Alpes Juliennes, encore farouches et secrètes, ne méritent pas l'oubli où les confine leur éloignement car on peut s'y casser les dentures sur un Vrsic aussi dur à dompter qu'à prononcer, y découvrir la modeste mais étonnante Sella di Sompdogna, tressauter son grand saoul sur le ballast de la Sella Carnizza.

L'Autriche, c'est spécial : elle conserve amoureusement sur ses grands axes quelques tronçons témoins et qui témoignent bien. Leur pente effarante défiant toute logique cycliste surgit toujours dans l'euphorie d'une folle plongée ou alors dans l'agonie d'une rampe à 18 % minimum. On vous fait grâce des blasphèmes qui échappent alors au "cyclo" pas forcément maso, ni bien élevé dont on se paye ainsi la tête. Ce folklore mis à part, l'Autriche possède sa juste part de possibles routes plus ou moins laissées pour compte : Pillerhöhe, Hahnntenjoch, Ehrwalderalm, Hochalmsattel, routes forestières d'Obersteinberg et de Berwang, toutes au Tyrol, Furkajoch au Vorarlberg, Sölkerpass et Klippitztörl en Styrie... J'en passe !

Car pour être un peu longue, cette liste n'en est pas moins très loin d'être, comme on dit, exhaustive, tant sont nombreux les vides qui restent à combler. Vous n'êtes pas maso ? Allons, tous les vrais "cyclos" le sont plus ou moins du seul fait qu'ils payent de leurs peines des joies que d'autres semblent s'offrir sans aucun effort. Mais s'agit-il bien des mêmes joies ? Là est toute la question, et la poser, c'est déjà y répondre.

Michel PERRODIN

Talant (21)


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