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UN COL QUI “ COMTE ” (sic)

Revue N° 06 Page 48

Arrivé à Orange, pour une trop courte escapade de trois jours en Provence, le samedi matin à 4 h en provenance directe de PAU(1), je me promettais bien, après une nuit de train pour moi toujours fatigante, de n'effectuer ce jour-là que de courtes promenades touristiques de tout repos, d'autant plus qu'il pleuvait au sortir de la gare.

Je partis donc tranquillement en direction du Ventoux vers Vaison-la-Romaine par Camaret et Sablet. Repris par le souvenir de ma traversée Suzette-Vaison par la R.F., il y a déjà six ans.

Je grimpais à nouveau depuis Séguret pour rejoindre Suzette, dans ces chemins de terre odorants et déserts, havres de paix, où la contemplation des panoramas s'effectue tout à loisir, lieux très prisés aussi par les chasseurs si on en juge par les nombreuses douilles de cartouches qui jalonnent la piste.

Le temps s'était heureusement découvert, mais je dus cependant descendre de machine pour passer plusieurs fondrières dont la boue gluante et collante mit chaussures et vélo à rude épreuve, comme lors de mon premier passage ; il en restera quelques traces difficiles à faire disparaître !

A Suzette, je retrouvai une vieille connaissance, l'ami Poulizac dit "'Mao" avec qui je me rendis à Malaucène pour déjeuner, par une agréable route sinueuse.

C'est au restaurant que je rencontrai le randonneur bien connu Elie Bordat de Roanne, qui venait de fêter ses 71 ans.

N'ayant pas de programme très précis, mais ayant envisagé de passer le Col du Comte (1004 m) qui se trouvait tout près, c'est avec empressement que je partis dans ce but avec lui, quand celui-ci nous fit part de son intention de le grimper, d'autant qu'il faisait très beau maintenant.

Enfin, je n'étais pas mécontent, pour une traversée cyclo-muletière, d'avoir avec moi un compagnon particulièrement chevronné (ayant escaladé plus de 1000 cols différents) et je lui laissais bien volontiers l'initiative de l'approche de l'objectif.

Montée douce et sans aucun problème par Beaumont-du-Ventoux où nous obliquons à droite pour nous diriger apparemment vers les Jas. La route, d'abord goudronnée, se termine dans les champs, après une portion empierrée comme nous l'avait confirmé une vieille habitante du village, tandis que nous remplissions nos bidons à la fontaine fraîche. Mon camarade est surpris, car il pensait avoir à faire à une route forestière ; pourtant c'est bien un pointillé (sentier ou chemin muletier sans aucune mention de R.F.) que porte ma vieille carte Michelin - édition 1965.

Une famille d'Allemands, trouvée un peu plus loin, nous fait comprendre qu'ils sont allés à pied au col en deux heures environ (sans compter le retour) et qu'on retombe bien sur une route goudronnée. Ils ont en mains une carte I.G.N. au 1/100 000e.

A l'endroit où toute trace de route cesse, nous devons mettre pied à terre tandis qu'un automobiliste est bien sûr obligé de faire demi-tour. Nous ne serons plus dérangés, et pour cause, par ce genre de véhicule lors de toute la traversée.

Un peu perplexes, nous partons finalement à droite où nous apercevons l'amorce d'un passage.

Le début de la progression, vélo à la main, se fait sans trop de difficultés car le sentier de terre est bien tracé, malgré les branchages qu'il faut écarter au fur et à mesure.

Elie Bordat hésite beaucoup quand l'avance devient plus difficile et parle de revenir en arrière. Je le laisse libre de son choix, tout en lui confirmant que je n'ai pas l'intention d'abandonner si vite, pensant être sur la bonne voie. Il continue finalement avec moi et j'en suis très heureux. Pourtant, la progression est de plus en plus lente car le sentier se perd et semble se confondre avec le lit caillouteux d'un torrent asséché (et quels cailloux !). La pente s'accentue fortement tandis que les branchages s'agrippent à nous et surtout à la bicyclette comme les tentacules d'une pieuvre.

Cet outil merveilleux qu'est le vélo, et qui est irremplaçable dans ce genre de traversée pour les effectuer en complètes indépendance et autonomie depuis une base départ parfois assez éloignée, devient ici une gêne considérable, freinant très sensiblement notre marche et nous obligeant à des efforts pour le tirer et le faire suivre, alors qu'un piéton seul évoluerait ici sans trop de problèmes, comme je m'en aperçois quand j'abandonne ma machine de temps en temps pour aller faire quelques reconnaissances.

C'est surtout mon ami qui est en difficultés à cause principalement des semelles cuir de ses souliers cyclistes : tandis qu'avec mes semelles recouvertes de caoutchouc, j'avance avec peine mais sûrement dans les éboulis, il glisse continuellement, un pas en avant et deux en arrière, chaque fois ponctués d'interjections très sonores. Il s'essouffle, se plaint et se demande pourquoi il s'est embarqué dans cette galère, surtout à son âge (bien qu'il ait un cœur et des jambes de presque 20 ans).

J'essaie de lui redonner courage, mais j'avoue à ma grande honte que quand j'entends derrière moi ses jurons ou ses plaintes, je suis pris malgré moi d'un fou rire indécent, mais purement nerveux - j'en fais le serment - qui me gêne même pour prendre quelques clichés documentaires.

Et pourtant, je reconnais, sans le lui dire, qu'il y a de quoi être inquiet car le temps passe, les difficultés ne diminuent pas bien au contraire (pente à 25 %) et nous ne sommes pas du tout sûrs de ne pas nous être perdus, n'ayant aucun, véritable point de repère.

A plusieurs reprises, j'attends Elie et je vois même lui donner un coup de main dans certains endroits un peu scabreux, retournant sur mes pas pour lui amener le vélo ; mais il ne veut jamais faire de pause comme je le lui conseille.

Souvent, et chaque fois que j'attendais mon collègue, j'ai eu l'occasion d'admirer derrière nous un vaste panorama malheureusement un peu brumeux dans les lointains.

Enfin, après un passage particulièrement escarpé, nous aboutissons à un point culminant marqué par une arête de rochers et que nous pensons être le col. Nous sommes tous deux soulagés, d'autant que nous redescendons légèrement sur un large sentier ombragé pratiquement cyclable.

Mais nous ne sommes pas au bout de nos peines, loin de là, car nous avons très vite à remonter et l'état de la pente, à nouveau n'est guère meilleur qu'avant le col.

Ne voyant pas du tout où nous allons, sur une voie très encaissée entourée de toutes parts par des forêts et des rochers, j'avoue, toujours sans lui en parler pour ne pas le démoraliser, que je partage maintenant l'anxiété de mon partenaire, et j'envisage même un moment la possibilité de bivouaquer sur place étant donné l'heure tardive et bien que nous n'ayons plus aucune vivre, à part pour Elie quelques morceaux de sucre roux qu'il partage généreusement avec moi. Cette éventualité remplit d'angoisse ce dernier qui supporte de plus en plus mal cette fâcheuse position et dont les nerfs sont mis à rude épreuve.

Une fois de plus, on pense à revenir sur nos pas, mais j'envisage cette solution de désespoir avec beaucoup d'appréhension car la descente, à très fort pourcentage dans les cailloux, me paraît dangereuse. Peut-être a-t-on déjà atteint un point de non-retour ?

Pour ma part, je suis plutôt enclin à continuer n'ayant encore jamais abandonné, dans ce genre d'entreprise, et ayant quand même l'intime conviction d'être dans la bonne direction puisqu'un vrai sentier continue et que nous apercevons sur notre gauche les gros poteaux métalliques d'une ligne électrique. Quelques passages moins ardus nous redonnent courage, mais les obstacles ne manquent pas.

Il est maintenant près de 18 h, c'est le dernier délai si nous voulons tenter de revenir avant la nuit à notre point de départ comme il en est question une fois de plus. Je ne m'y résous pas encore, et bien que le temps presse, je me décide à une dernière reconnaissance pédestre, seul bien entendu, avant de prendre une décision définitive à ce sujet et sans doute lourde de conséquences.

Bien m'en a pris !!! M'enfonçant assez loin et scrutant l'horizon, j'aperçois comme une échancrure à flanc de montagne ; il faut en avoir le cœur net, et pour cela je grimpe à quatre pattes dans les éboulis. Heureuse surprise ! j'atteins une vraie route bitumée qui me fait l'effet d'arriver en terre promise ! Je m'empresse, à tue-tête, d'avertir mon compère que nous sommes sauvés (!). Je redescends rapidement vers lui, et une demi-heure après environ, vers 18 h 30, après un dernier effort, nous remettons nos pneus sur le goudron, à notre grande satisfaction.

Nous sommes enfin à 1433 m, je pense sur la route qui fait la liaison entre la D40 et la N574 entre Brantes et le Mont Serein. Un automobiliste de passage nous conseille plutôt que de redescendre sur Brantes où ce n'est pas goudronné, de partir à droite vers le Ventoux : c'est ce que nous faisons car c'est pour nous le chemin le plus direct pour rentrer. Je laisse une trace de l'endroit où nous avons rejoint la route, au moyen d'un tas de pierres avec initiales, et nous effectuons sans difficulté la jonction avec la nationale grimpant au Mont Ventoux, à 1912 m, dont l'ascension, qui m'aurait à nouveau tenté, est hors de question vu l'heure et l'état de la chaussée (route fermée à cause de l'enneigement).

Il ne reste donc plus qu'à dévaler jusqu'à Malaucène, et je me laisse griser par le plaisir, bien mérité, de cette longue descente malgré une route assez bosselée que mes pneus de 650 gonflés à point absorbent parfaitement. Ce n'est pas le cas pour Elie fortement secoué, et que j'attendrai à deux reprises.

Il a un peu mal aux jambes, mais ne se ressent pas outre mesure des efforts fournis pendant les trois heures environ de cette traversée, si j’en juge par le train rapide qu'il mène, en faux plat descendant jusqu'à Vaison où il fait étape. Pour ma part, je rejoins Orange, à bride abattue, par Roaix, Rasteau et Travallian et je retrouve une équipe de dignois déjà fort avancés dans leur repas du soir. Psychologiquement assez meurtri par cette aventure qui n'était peut-être pas tout-à-fait raisonnable pour lui, j'ai peur qu'Elie Bordat n'en garde pas, au moins dans l'immédiat, un très bon souvenir et j'espère qu'il ne m'en voudra pas d'avoir écrit ce récit alors qu'il m'avait demandé de n'en rien faire.

Si je l'ai fait quand même, c'est pour souligner que notre vétéran Bordat a tenté et réussi une tâche devant laquelle beaucoup de jeunes auraient renoncé, c'est aussi pour inciter les cyclo-montagnards à la prudence et à la persévérance, c'est surtout parce que, lors d'un prochain Pâques en Provence, dans la région il y a là une occasion toute trouvée pour les amateurs de cols muletiers que sont les membres de l'Ordre des Cols Durs et du Club des Cent Cols d'en épingler, en toute connaissance de cause, un nouveau à leur collection, un qui compte ; ceux qui l'ont passé par la voie que nous avons suivie ne me démentiront certainement pas.

Henri BOSC

Lescar (64)

*1- Grosse émotion à l'arrivée à Orange où on ne retrouve plus mon vélo (carapaçonné dans un carton d'emballage en V renversé) descendu in extremis du train à nouveau en marche.

PS : Renseignements pris auprès de sources locales sûres (R. Henry et Paget) nous n'aurions pas passé le Col du Comte !!! Ayant fait une erreur d'aiguillage au fond de la courbe des Alazards, partant à droite par le vallon du Mont Serein au lieu d'emprunter à gauche le sentier balisé (?) du col ; nous aurions abouti à 1013 m environ de la R.F. goudronnée qui joint la N574 (1150 m) au Col du Comte et qui se poursuit par une R.F. non goudronnée descendant sur Brantes.

Comme me l'écrit l'ami Raymond : "Ce fut donc un faux-col, le vrai étant plus agréable à faire et moins amidonné". Nous aimerions savoir si d'autres ont effectué cette coriace traversée par la voie que nous avons prise. De toute façon, laissé pour compte cette fois, je ne m'en laisserai pas conter la prochaine fois pour effectuer la grimpée du Col de Comte.

Rappelons que ce col du Comte (1004 m) fait communiquer la vallée du Toulourenc à celle du Rieufroid. C'est un passage entre le Mont Ventoux (1912 m) et le sommet de la Plate (1156 m) -A signaler l'inexactitude de ma "Michelin" 1965.


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