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RECORDS D’ALTITUDE

Revue N° 06 Page 44

Il y a une vingtaine d'années, un jeune officier de la marine marchande suisse, pas celle des lacs, la vraie, celle qui fait flotter la croix blanche sur les océans et qui a son port d'attache à Gênes, un jeune officier, dis-je, était perplexe. Toutes les grandes nations ont leurs célébrités inscrites au grand livre de la mer, mais la marine suisse n'avait jusqu'alors fait l'objet que de calembours plus ou moins désobligeants et un farceur au goût douteux l'avait même mise en chanson. Il fallait faire quelque chose, mais quoi ?

Découvrir une nouvelle Amérique, un nouveau chenal dans le grand Nord canadien ou doubler un nouveau Cap Horn ? Au XXe siècle, cela ne faisait pas très sérieux. Alors notre marin suisse prit une grande décision, il mit sac à terre, ce qui peut paraître paradoxal pour un marin qui rêve d'aventures, vint à Lyon, se mit en rapport avec un constructeur de bicyclettes, s'en fit monter une qu'il baptisa du nom d'Amystad, ce qui veut dire "Amitié" dans je ne sais trop quelle langue, et réalisa ce qu'aucun cycliste n'avait encore fait avant lui : "la planète à vélo". Un tour du monde cycliste qui dura trois ans et dont il a tiré un livre qui porte ce titre. Tous les vieux cyclos ont entendu parler de Jean-Pierre Vuilliomenet de Montreux et même s’il n'a pas encore adhéré au Club des Cent Cols, il a quand même été jusqu'à l'an dernier le plus haut cycliste du monde en franchissant à 4818 m le col d'Anticona, avec départ à l'altitude zéro. Il a fallu attendre 1976 pour que l'un des nôtres Daniel Legat de Chambéry, aille lui tenir compagnie sur son piédestal. Il fait bon être jeune ! Pour ceux qui seraient tentés de battre ce record, je leur signale le col de Mintaka qui culmine à 5000 m du côté de la Nanda Devi sur l'antique route de la soie. C'est un muletier, et les portages y sont, paraît-il, assez longs.

Pour moi, mon ambition était plus modeste. A défaut du toit routier du monde, je me contenterai de celui de l'Europe où je ne serai même pas le premier car je connais au moins quatre cyclos dont une dame qui m'y ont précédé.

D'abord, situons géographiquement ce toit qui n'est pas un col mais un sommet. Il n'est ni alpin, ni pyrénéen mais... andalou ; le pic de la Veleta, à 3472 m soit 68 de plus que le pic d'Aneto, plus haut sommet des Pyrénées et 11 de moins que le Mulhacen, plus haut sommet la Sierra Nevada et de l'Espagne continentale.

Cela se passait en Août 1969 avec départ de Perpignan. Comme mise en jambes, une étape de près de 200 km m'amena à Barcelone où je restais une journée pour visiter cette ville turbulente où l'on ne va jamais se coucher. Une seconde étape m'amena à Lérida et je n'avais toujours pas l'impression d'avoir quitté la France, tant le pays était verdoyant, cultivé et la température relativement clémente, mais c'est au cours de la troisième étape sur la route de Saragosse que j'allais découvrir la vraie Espagne, avec ses déserts et ses interminables lignes droites. Cela débuta sur une bien fâcheuse impression : je traversais Fraga, une petite ville à la limite du pays verdoyant, une petite ville atterrée par un terrible accident de la route qui s'était produit quelques heures plus tôt. Un camion avait éventré un hôtel qui s'était effondré. Bilan : 11 morts et 14 blessés. La presse française en avait d'ailleurs parlé. Ensuite, changement radical de décor et de température, finis le vert des prés et le bleu du ciel, finies les couleurs de nos beaux paysages de France. Ici, le ciel est blanc de chaleur et l'herbe est jaune. Sur la route de Saragosse, j'ai fait une ligne droite de 50 km sans un village, sans même une auberge isolée dans la campagne et pas d'autre ombrage que celui tout relatif des poteaux télégraphiques. Avant de m'engager dans cette fournaise, j'avais fait une pause casse-croûte dans un restaurant où un thermomètre marquait 38° à l'ombre. Je n'ai jamais su ce que j'ai affronté ce jour-là, mais à un certain moment, je ne sais trop pourquoi, je me suis mis à penser à la tempête de neige que j'avais subie un an plus tôt au St Gothard.

Vint ensuite une étape de transition avec un interminable faux plat qui m'amena à plus de 1000 m, l’altitude du plateau de Castille. Dans cette région, il y a aussi le désert et un espèce d'hidalgo au regard de toréador crut devoir m'effrayer en me déclarant dans un français impeccablement sépulcral que j'allais traverser un village qui s'appelait Alcolea del Pinar et qu’ensuite c'était le pays de la soif. Dans certaines circonstances, il faut une très grande maîtrise de soi pour garder son sérieux. A vrai dire, ce pays de la soif n'est pas bien terrible avec une auberge tous les 10 km. Puis, ce fut Madrid où je passais encore une journée, puis Tolède où le réceptionnaire de l’hôtel tint à me présenter à la Señora Bahamontes. Son époux, le grand Frederico qui gagna le Tour de France 1958 est devenu un important commerçant de Tolède. Je n'ai pu le rencontrer car il était en voyage d'affaires. Son épouse est une femme charmante qui écrase une larme d'émotion chaque fois qu'un étranger de passage vient saluer son célèbre mari et il paraît que cela arrive souvent : des personnalités, des inconnus, tous sont reçus avec une égale gentillesse. Puis ce fut encore d'interminables lignes droites, celles de la Manche, pays de Don Quichotte, puis Jaén et enfin Grenade.

J'étais à pied d’œuvre. Le 26 Août à 7 h je quittais Grenade sans trop savoir ce qui m'attendait.

Un seul renseignement précis, le Pic est à 52 km de Grenade, 9 de fond de vallée et 43 de montée avec à l’altitude 2500 un parador (hôtel de tourisme). De Grenade, cela fait 2700 m environ de dénivellation.

Amis Cyclos qui viendrez ici, sachez que cette montagne de la Veleta va à l’encontre de tout ce que la montagne vous a jusqu'alors enseigné. Malgré l’altitude vous ne retrouverez rien ici de ce que vous avez l’habitude de voir ailleurs. D'abord, la végétation : aucun conifère, seulement des bosquets clairsemés de bouleaux au tronc blanchâtre, puis au-dessus de 2000 m de l’herbe qui semble bien maigre. La faune est à l’avenant : pas le moindre transhumant tant ovin que bovin. De temps en temps un oiseau noir bien haut dans le ciel. Pas un seul précipice, pas de tunnel, pas de pont et très peu de virages. Il y a bien les rochers de San Francisco dont tous les prospectus touristiques vantent la “ grandeur sauvage ”, bien sûr qu'on les voit puisqu'ils sont les seuls à l’altitude 2500, mais ils feraient tout juste impression dans le Beaujolais. La route récemment asphaltée est en très bon état, mais pas de bornes kilométriques, on perd vite la notion de la distance. De temps en temps un panneau vous informe que vous vous êtes élevé de 250 m depuis le panneau précédent. Vous découvrirez aussi que l’on peut monter pendant plus de 40 km sans peiner outre mesure, le pourcentage de la pente semble avoir été calculé par un super mathématicien. On a l’impression qu'il ne varie pas de 1 % d'un bout à l’autre. Quand on a trouvé la cadence, II semble que l’on pourrait aller loin, très loin.

A 2500 m, je découvre le Parador - petite pause casse-croûte - il me reste 1000 m de dénivellation en 15 km de route avec à l’horizon le sommet du pic dans le prolongement d'une interminable crête doucement arrondie, curieuse perspective, il semble tout proche. Bien étrange route, toujours sur cette crête, on peut voir de chaque côté les pâturages descendant en pente douce vers la plaine. Lorsque j'arrive vers le panneau des 3000, j'ai l’impression d'être dans les collines du bas Dauphiné. Puis, soudain la route s'arrête net au-dessus d'une petite falaise que rien ne laissait prévoir ; à l’Est, le sommet du pic, si près qu'il semble à portée de la main ; à l’Ouest, un autre sommet. C'est le col. Un col que j'ajouterai à ma liste le jour où il portera un nom et une cote d'altitude (je l’évalue à 3200), le jour où la route redescendra sur l’autre versant et ce jour-là ce sera vraiment du sport car le versant Sud semble autrement accidenté que celui par lequel on monte actuellement. Pour le moment, il faut continuer à grimper, ce pic si proche semble ne pas bouger de place. Depuis le Parador que je l’ai en point de mire, cela tourne au mirage ! Je rattrape le chantier de goudronnage - bref arrêt pour laisser un bulldozer pousser sa charge de cailloux sur le bas-côté de la route - il y a là un groupe de bonnes sœurs en excursion, j'apprends par l’une d'elles que je suis à 1 km du sommet et qu'elle priera pour moi. Merci, j'en ai besoin. Il me semble bien dur ce dernier kilomètre, et ce virage en épingle à cheveux - le premier du genre que j'ai fait la sottise de prendre à la corde, comme si j'étais dans l’Izoard. Je crois que je vais rester suspendu sur ma selle ; des gens me regardent, étonnés. Soudain, une voix beugle dans mes oreilles : "Tu ne vas pas caler ici, c'est la République que tu représentes Nom de D…". Sûrement que plus bas les petites sœurs se sont signées. On ne peut résister à un pareil cocorico. Non, je ne calerai pas ici. Devant mes yeux vitreux apparaissent des toits de voitures, puis des glaces, puis des capots et des roues. C'est fini ! Je cherche des yeux mon supporter républicain, mais il a disparu, comment a-t-il pu deviner que j'étais Français ? Je regarde ma montre, il est 13 heures.

Quelle étrange impression lorsque l’on regarde en bas. A l’œil nu, on distingue la ville de Grenade. Quant à la campagne andalouse, on croirait une photo prise par un satellite : des jaunes criards, des verts crus et des bleus comme il n'en existe sûrement pas sur la terre ferme. Qu'est-ce que cela peut bien être, vu de près ?

Côté Sud, un précipice (enfin !) et de l’autre côté la sinistre crête noire en lame de scie du Mulhacen sur laquelle il y a quelques années un avion se scia littéralement en deux, ne laissant aucun survivant. Il paraît que par temps clair, on voit la côte africaine, mais ce jour-là il y avait trop de brume sur la mer.

Je restais là une grande heure près du plus haut vélo d'Europe, puis ceux qui sont montés en voiture commencent à redescendre. Pas de pétarades intempestives, pas de comportement vulgaire parmi tous ces gens motorisés. Tous semblent pris d'un certain respect pour ce haut lieu, les petites sœurs rencontrées plus bas ont ouvert leur panier à provisions, et récitent le Bénédicité.

En sera-t-il toujours ainsi lorsque la station de sports d'hiver que le Ministère du Tourisme Espagnol a projeté de construire recevra les foules tonitruantes des skieurs du week-end ? Sauront-ils que quelques 20 ans plus tôt, en 1953, trois jeunes français de Tours…

... Paul Canivenc, Fred Coudurier et mon ami Jacques Blondel qui m'inspire ce voyage, découvrirent dans ces solitudes… un squelette humain ! Sauront-ils qu'une dame est montée ici à bicyclette et pourtant dans notre milieu de cyclos montagnards, combien savent cela... Madame Blondel ?

René LORIMEY

Villeurbanne (69)


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