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LE DERNIER COL

Revue N° 06 Page 54

Dure journée pour Constantin et Célestin ! Voilà maintenant une bonne dizaines d'heures qu'ils cheminent d'une vallée à l’autre. Les routes forestières et les cols en haute altitude ont défilé depuis le petit jour. A l’inventaire figurent, pêle-mêle, des pistes rocailleuses tout juste carrossables, agrémentées de quelques gués et raidillons où il faut mettre pied à terre, de larges routes goudronnées, et en début d'après-midi un col fort peu fréquenté, le plus haut, le plus beau, mais aussi le plus difficile d'accès, car la route s'est faite piste, puis bon sentier, puis sente à peine tracée, puis rien.

Constantin et Célestin ont franchi sans encombre ce passage muletier et, après une longue descente sur un sentier caillouteux, ont rejoint la vallée et l’asphalte. Il faut maintenant songer à rentrer en franchissant un col, le dernier, qu'ils connaissent bien et qu'ils sont en droit de redouter. S'il est notoire que la série de lacets qui amorce le col n'est pas bien raide, des générations de cyclotouristes proclament que tout devient sérieux quand la route remonte le torrent bouillonnant.

Pourtant, dès les premiers lacets, Célestin ne se sent pas très alerte. Ce passage est devenu bien raide depuis la dernière fois.

Non, ce n’est pas la fringale, il vient de se ravitailler. Est-ce un pneu dégonflé ? un patin qui frotte ?

Voilà justement une fontaine qui permettra de se désaltérer. Une pause n'est jamais de trop.

La machine semble en bon état. Il faut songer à repartir, le sommet du col est encore loin.

La sensation de facilité qui suit habituellement une pause ne dure guère. Célestin ne parvient pas à suivre le train de son camarade qui, visiblement, grimpe sans effort.

En cette fin d'après-midi, le soleil tape de toutes ses forces. Qui se souvient que ce matin même, ils ont brisé sous leurs pneus de fines pellicules de glace ?

Célestin ruisselle. Ce qu'il appréhendait se présente maintenant face à lui : la route se fait mur et escalade la pente le long de l’eau qui bondit de rocher en rocher.

L'allure s'est considérablement réduite. Pour ne pas imposer à Constantin d'interminables séances de surplace, Célestin le laisse continuer jusqu'au col où, espère-t-on, la chaleur sera moins forte.

Voici maintenant Célestin confronté seul à la pente et à la valse des braquets : trop petit, la machine s'emballe, trop grand, le cyclo s'asphyxie.

Ces essais infructueux épuisent notre malheureux Célestin, qui doit s'arrêter fréquemment pour reprendre son souffle. La tête lui tourne, il lui prend des envies de s'allonger ici même jusqu'à la fraîcheur du soir. Sans doute a-t-il dormi trente secondes, appuyé contre un bloc de rocher. Mais ce n'est pas en somnolant qu'on gravit un col.

Aux grands maux, les grands remèdes : avec peine, Célestin se traîne jusqu'au torrent, se choisit une cascade miniature, et plonge la moitié du corps sous l’eau. L'effet est radical : à défaut de lui redonner des forces, ces ablutions ont au moins le mérite de réveiller Célestin, qui reprend tant bien que mal son chemin.

A quoi peut penser un cyclotouriste en dérive dans la montée d'un col ?

Au nombre de mètres qu’il reste à gravir, à quelques vieux principes qui conseillent de marcher à pied plutôt que s'arrêter trop fréquemment. Mais, combien faut-il d'heures pour parcourir 12 km à pied ?

La bicyclette zigzague sur la route. Qu'elle est loin la belle envolée du premier col ! Inutile de consulter la montre ou de vérifier sur quel braquet on se trouve ; seule compte la distance qui vous sépare du col. 11 km, 10 km…

Au niveau de ce pontet qu'on aperçoit là-bas, il ne doit plus rester que 9850 m, essayons d'y parvenir avant de poser pied à terre et de faire quelques centaines de mètres à pied.

Célestin n'est pas seul. Quelques voitures le doublent. Il s'efforce alors de rouler droit ou, s'il est à pied, feint de s'intéresser au paysage. Vain amour-propre, car rien ne lui est épargné : les quolibets habituels, les allusions aux champions du moment, et les gosses hilares aux vitres des voitures.

Célestin perçoit très bien la baisse de régime du moteur quand une voiture se rapproche de lui. L'automobiliste, en quête de spectacle gratuit ralentit pour mieux dévisager cet hurluberlu, inondé de sueur, abruti par la chaleur, qui s'obstine à monter le col à bicyclette alors qu'un excellent service de cars fait la jonction entre les deux vallées.

Alors que Célestin peste contre cette affluence de spectateurs, une voiture s'arrête à son niveau et son conducteur lui adresse de grands signes. Célestin a d'abord cru à quelque facétie d'un fou du volant, mais il doit se rendre à l’évidence, ce n'est pas un rêve, on lui propose un siège moelleux à l’intérieur, et sur le toit, une place pour le vélo. Il s'en est fallu de quelques dixièmes de seconde pour que Célestin ne fasse aucun geste et signifie par là qu'il accepte cette offre venue du ciel. Quelques dixièmes de seconde où quantités d'images se sont heurtées dans son for intérieur et cyclotouriste.

Le geste qui a suivi était-il volontaire ? Ce signe de la main voulait dire que, contrairement aux apparences, tout n'allait pas si mal. Le collègue a compris, a murmuré un vague "Bon courage !" et a continué sa route.

Mieux qu'une douche froide ou que n'importe quel autre artifice, cet encouragement a permis à notre pauvre cyclo de puiser les dernières forces qui lui restaient pour grignoter le reste du chemin.

Merci collègue! Puissiez-vous, toi et vous tous, cyclos qui vous trouvez au volant, venir en aide aux Célestins en dérive !

Michel VERHAGHE

LA GAUDE


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