En 1939, avec un ami, nous avions décidé d'aller visiter les trésors du Musée du Prado qui étaient "repliés" à Genève depuis la guerre civile espagnole. C’était à notre porte, pourquoi ne pas en profiter ? Oui, mais à condition tout de même de ne pas passer par le plus court chemin, c’eût été indigne d'un adepte des cols muletiers. Et l'itinéraire choisi fut assez chargé. Il commençait par un morceau consistant : la traversée des Sept-Laux. Ce n'est pas dangereux, mais il faut bien compter sept heures de portage de vélo dans les sentiers caillouteux, et en chaussures cyclistes, car il n'était pas question d'équipement spécial. Nous avions couché au Rivier d'Allemont, puis suivi la route du col du Glandon pendant trois kilomètres, jusqu'à 1300 m d'altitude. Le sentier partait à gauche, il était relativement bien tracé et même indiqué par une flèche. Il n’en comportait pas moins 160 lacets dans les éboulis et à près de 20 % de pente. A partir de ce moment, le vélo resta pratiquement sur l’épaule jusqu’aux chalets de Gleyzin. Le premier lac, celui de la Sagne, est à 2050 m d’altitude, soit 750 mètres au-dessus du point de départ. Les deux suivants, la Corne (2097 m) et Jeplan (2153 m) se déversent également dans l'Eau d’Olle et appartiennent donc au bassin de la Romanche. La ligne de partage des eaux est au col des Sept-Laux (2184 m). Pendant toute la montée on a une vue superbe sur la vallée de l'Eau d'Olle et surtout sur le Grand Pic de Belledonne qui est tout près et à gauche. La traversée du plateau qui porte les sept lacs (laux) n'apporte pas beaucoup de soulagement : s'il n'y a plus la pente terrible, le sentier est toujours très mauvais et nécessite le portage. Le premier des quatre lacs qui se jettent dans le Bréda est le Lac de Cos (2183 m), puis viennent ceux de Cottepens (2133 m), de la Motte (2133 m) et Carré (2121 m), tous aménagés depuis longtemps par les compagnies d'électricité qui ont précédé l'E.D.F. La descente continue a être pénible jusqu'aux chalets de Gleyzin (1600 m) d'où la vue est merveilleuse sur la vallée du Bréda. Elle devient plus facile ensuite, et l'on atteint la route carrossable à Fond de France (1109 m). Ce village au nom curieux a bien été en effet le fond de la France : il y a 117 ans la frontière était au col de la Croix-Madarne en Savoie. Le second col sélectionné était le Col du Palet (2653 m) entre Bozel et Peisey-Nancroix. Il nécessitait d'abord, avant l'ascension, une bonne étape-transport jusqu'à Moutiers (470 m). Là, commençait la longue montée, d'abord par bonne route jusqu'à Champagny (1200 m) puis par des chemins cyclables jusqu'à Friburge et Laisonnay (1550 m). Restait 1100 mètres de dénivellation par un sentier qui était assez bon à l’époque et nécessitait peu de portage. On passait aux chalets et à la petite chapelle de la Plagne (2061 m : rien à voir avec la grande station de sports d'hiver qui est à la même altitude et à une douzaine de kilomètres au N.O.). On aperçoit alors quelques glaciers, et il ne reste plus que deux heures de marche pour arriver au col. Là-haut, on ne jouit pas d'une vue exceptionnelle, mais il y a l’attrait incomparable des alpages et des grandes solitudes, c'est-à-dire l’essentiel. Quand on est au col, la voie la plus courte pour retrouver la civilisation est de descendre sur la luxueuse station de Tignes-Val Claret, à 2100 m d'altitude. Après, c'est la belle route. |
En 1939, la station n'existait pas. Il y avait cependant un refuge au bord du lac naturel de Tignes, puis un bon sentier jusqu'à l’ancien village de Tignes, aujourd'hui enseveli sous les eaux du barrage. C’eût été le moins dur, mais nous avions décidé de descendre sur Peisey-Nancroix, ce qui est interminable. On passait aux chalets du Plan de Grasse, puis à d'autres chalets de la Plagne (2100 m) et on atteignait une route cyclable à la Gura, haut village savoyard au fier clocher. La bonne route commençait à Nancroix (1450 m), passait à Peisey et au magnifique belvédère de Landry. Nous étions arrivés exténués et triomphants, et fort tard, à Bourg-St-Maurice. A l’hostellerie du Petit-Saint-Bernard archi pleine, on nous expédia dans je ne sais quelle annexe, mais nous eûmes une bonne place au restaurant brillamment éclairé, et le menu fut très apprécié. Le troisième col allait nous rapprocher sensiblement de Genève puisqu'il traversait le massif du Mont-BLanc au Col du Bonhomme. Dès Bourg-St-Maurice, on attaque le vallon des Glaciers par la modeste route des Chapieux qui n'est autre que La N202, c'est-à-dire la route des Grandes Alpes entre Le Léman et la Méditerranée. Cette route n'est pas terminée, car la portion entre les Chapieux et les Contamines n'est toujours pas carrossable. Nous allions montrer à l’Administration des Ponts & Chaussées que cette lacune n'en était pas une pour nous cyclotouristes. Arrivés aux Chapieux, nous attaquions les 900 mètres de dénivellation qui devaient nous mener au Col de la Croix du Bonhomme, vélo sur le dos à cause de la forte pente, le sentier étant par ailleurs fort bon. Cela me rappela l'amusante histoire arrivée à mon ami Gustave Darchieux quelques semaines auparavant. Lui aussi montait la même pente, vélo sur le dos. Un touriste anglais qui le croisait, plongé dans une stupéfaction intense, lui demanda : "Il est à vô, ce bicyclette ?" Il ne voyait pas d'autre explication que le larcin à cette situation insolite. Au refuge TCF du col (2450 m), mon ami avait tenu à souscrire un abonnement à la revue du TCF. Cela lui avait paru plus original que de s'adresser au bureau de Grenoble. Un bon déjeuner fit suite à la cérémonie de l'abonnement. Puis, ce fut une longue marche exaltante où les alpages reposants alternaient avec la pierraille, les glaciers proches avec les horizons illimités : Col du Bonhomme (2329 m), chalets de la Balme, de Nant-Borrant... Nant-Borrant ! Töpffer y a fait étape vers 1840 avec sa bande d'écoliers. Une gravure des "Voyages en Zigzags" montre que le chemin était à peu près le même : une sorte de voie romaine dallée et dure aux pieds. Les murs de la modeste cantine étaient ornés d'images pieuses et d'une horloge de la Forêt Noire. Les tenanciers et leur nombreuse marmaille s'étaient affairés pour servir cette clientèle heureusement peu exigeante, et qui se plaignit à peine des puces. Ces chemins étaient presque aussi fréquentés que de nos jours où l’immense clientèle touristique est à peu près monopolisée par le chemin de fer et surtout l’auto. Malgré la beauté du parcours, l'arrivée à N.D. de la Gorge et à la route carrossable fut la bienvenue car les minces semelles cyclistes protégeaient mal les pieds. Genève fut vite atteinte : repos, confort et satisfaction esthétique, car il y avait la fameuse visite du Prado. Cette visite, je l’ai refaite longtemps après, à Madrid même, en sortant du car et mêlé à la cohue un peu bête des touristes. Et ma foi, ce n'était plus la même chose. Paul CURTET Grenoble (38) |