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L’EMPIRE DES SENS

Revue N° 06 Page 61

Trois tours de roue - Les rayons noircis défilent rapidement entre le soleil et mes pupilles, leur faisant faire une gymnastique bien involontaire. Un nouveau tour de roue, à allure réduite, qui comme les autres, développera ses dix neuf mètres ; puis une pause, le temps de la relève. La nouvelle équipe s'engagera dans le boyau noir baigné par le bruit assourdissant des marteaux pneumatiques et des excavateurs. Le soleil dans mes pupilles, et au fond du trou la nouvelle équipe qui attaque le filon. Quatre nouveaux tours de roue remontent le fruit de leur travail, le charbon noir se déverse sur le tapis roulant et suit sa destinée fataliste.

J'enfourche de nouveau ma bicyclette pour animer d'autres roues aux rayons plus élégants, aux jantes plus racées. Mais, je sais déjà qu'un peu plus loin, dans ce décor sombre et triste des vallées galloises, je me laisserai de nouveau fasciner par un autre puits de mine et l'incessant manège des grandes roues noires : quelques tours dans un sens pour descendre les hommes, quelques tours dans l'autre pour remonter le fruit de leur travail.

Je traverse maintenant un village minier, les maisons immobiles soigneusement alignées le long de la route principale, l'encadrement coloré de leurs portes, le crachin qui descend, quelques fenêtres murées témoignant d'un départ vers d'autres lieux, et l'inévitable terrain de rugby, lieu du culte. Encore quelques miles et le fond de la vallée condamnera la route à la pente et m'imposera la manipulation du dérailleur, une fois, puis un peu plus loin une seconde fois. Un mouton effrayé qui traverse précipitamment la route, le geste d'encouragement du berger solitaire, la procession régulière des yeux de chat marquant de leur éclat la ligne médiane de la route et bien appréciés la nuit.

Au loin le village qui s'éloigne, dominé par le terril noir et menaçant. Ces images fugitives sont les jalons de mes vacances passées, le cadre de ma botte à souvenirs.

Et je porte ainsi en moi les marques de sensations éprouvées tout au long de mes voyages, les chars d'assaut soviétiques dans les rues de Prague - vérité cruelle - le petit Lapon découvrant la pompe de ma bicyclette et le principe de son fonctionnement - surprise - la vieille dame indigne descendant sur son vélo de choc le Col de la Furka dans la tempête de neige - vision dantesque - les granges finlandaises et le confort de leur foin sec - les bras d'Orphée.

Car c'est bien de cela qu'il s'agit : les moments intenses vécus, ressentis au plus profond de soi-même, ces sensations fugitives et pourtant éternelles, le sentiment soulevé à cet instant précis loin derrière dans le temps et qui me revient, tout neuf. Pourquoi donc ai-je retenu cette poignée franche du cyclo allemand inconnu ; le sourire de cette fille perdue ; l'odeur forte de ce havre d'une nuit glacée ; le bruit fou de ce torrent comme un morceau de musique endiablée ! Pourquoi donc repartirai-je demain en quête d'autres instants que le temps suspendra et qui me reviendront lorsque je tendrai la mémoire de mon corps, la mémoire de mon cœur ?

N'est-ce pas cette machine étrange qui m'accompagnait déjà et qui m'accompagnera encore dans cette quête renouvelée ? N'est-elle pas, par la démarche même qu'elle impose, génératrice de sensations fortes, et n'est-elle pas la clé qui donne accès à l'empire des sens ?

Hommes civilisés du pare-brise et de la portière, obsédés de l'imperméabilité et victimes de l'empire de l'essence, vous roulez déjà dans votre cercueil et vous n'êtes pas nés. Brisez le triplex de votre solitude et sortez nus.

Et que commence la moisson !

Daniel LEGAT

SAINT-JEAN-DE-MAURIENNE (73)


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