Monsieur était fort préoccupé. Même le facteur ne l'avait pas dérangé dans ses méditations. Sur qui allait-il risquer son billet de dix francs dans la troisième à Auteuil ? Restanplan ou Belzébuth ? Grave dilemme. Même les journaux spécialisés n'étaient pas d'accord. Pour "Paris-Canassons", c'est Restanplan qui devait arriver dans un fauteuil mais la "Cravache Forezienne" penchait plutôt pour Belzébuth. C'est alors qu'une exclamation vint de la cuisine : "Quoi ? Ce vieux tocard". C'était Madame qui intervenait et comme Monsieur voulait savoir qui de Restanplan ou de Belzébuth était considéré comme tocard, il s'attira cette réponse pour le moins inattendue : "Mais je me fiche de tes bourricots, c'est de l'oncle Baptiste que je parle. Cesse de brouetter du crottin et sort un peu de l'écurie, ensuite tu liras la lettre de ce vieux fou". Qu'avait donc fait l'oncle Baptiste pour être assimilé à un mauvais cheval de course et d'abord qui était-il ? Un vieux cyclotouriste au cuir tanné par tous les soleils, toutes les pluies et toutes les poussières des grandes routes, principalement celles qui montaient pendant bien des kilomètres et cela depuis la fin de la guerre, celle de 14 (cette histoire se passe vers 1960), et voilà que non content de pédaler et de grimper, la soixantaine largement sonnée, il émettait la prétention d'y entraîner Jean-Claude, son petit neveu âgé de dix-sept ans qui possédait bien une bicyclette mais qui s'en servait peu. Pourtant Jean-Claude était costaud. Au lycée, il faisait partie de l'équipe d'athlétisme et les longs cross dans la nature ne l'effrayaient pas mais à la maison l'atmosphère était plutôt débilitante. Les sujets de conversation n'étaient guère variés : les chevaux, le coût de la vie et les dissertations sur les saisons "qui ne sont plus ce qu'elles étaient". Ajoutez à cela voiture, télé... tout ce qu'il faut pour faire d'un jeune un bon pantouflard. Jean-Claude, lui-même ne le réalisait pas très bien et ses parents encore bien moins mais l'oncle Baptiste, ce vieux renard veillait (heureusement !). Je passe sur le détail des tractations auxquelles l'oncle Baptiste dut se livrer pour qu'on veuille bien lui confier Jean-Claude. Cela lui rappelait un autre marchandage vieux de quarante ans celui-là, auquel il avait du se livrer pour obtenir la main de sa petite amie de l'époque. Ce n'était pas de bicyclette dont il s'agissait mais de cochon qu'il fallait vendre pour payer la robe de la mariée. Ah ces morvandiaux ! Ils étaient durs en affaires. Enchaînons... Par un beau matin de juillet, ils avaient pris la route en direction de la montagne. Deux grandes étapes de plaines et de collines au cours desquelles l'oncle Baptiste ne s'était pas privé de pester contre le poids des ans car, pour suivre Jean-Claude, ce n'était pas une petite affaire, puis l'on arriva à pied d'œuvre. Pou Jean-Claude c'était un paysage nouveau et quelque peu inquiétant. Tous ces rochers suspendus entre ciel et terre n'allaient-ils pas lui tomber sur la tête ? Etait-il possible de se hisser là haut par la seule force de ses mollets ? L'oncle Baptiste passa devant. Bientôt on quitta la grande route pour une plus petite qui s'enfonçait dans une étroite vallée, une route qui filait en lignes droites assez longues à peine ininterrompues par quelques légères courbes. A regarder cette route, on n'avait pas l'impression qu'elle montait beaucoup et pourtant Jean-Claude sentait ses muscles se raidir, son souffle devenait plus court, sa poitrine plus oppressée. L'oncle Baptiste "moulinait" un petit développement, Jean-Claude en fit autant mais cela faisait toujours aussi mal. C'est alors que l'oncle Baptiste s'arrêta : "Alors, petit, pas l'air à ton aise hein ! "Heu !" se contenta de marmonner Jean-Claude entre deux soupirs. "Regarde derrière toi" lui dit son oncle avec un sourire malicieux. Jean-Claude se retourna et découvrit...ce que nous avons tous découvert à nos débuts de cyclo-montagnard devant soi le mirage du faux plat qui nous fait douter de nos possibilités tant on le trouve dur mais quand on se retourne, on s'aperçoit que ce faux plat était en réalité une fameuse pente. Jean-Claude fut presque rassuré de cette découverte. S'il avait réussi à grimper ce fond de vallée, pas de raison pour qu'il ne grimpe pas la suite. Un peu plus loin, nos deux cyclos firent halte dans un petit village pour une pause casse-croûte. L'oncle Baptiste avait le front soucieux. Ces nuages vers l'Est ne lui disaient rien de bon. Il fit l'emplette de quelques provisions de bouche car en montagne, on ne sait jamais...et le prochain village semblable celui-ci était de l'autre coté. Puis, ils reprirent la route. Bientôt l'asphalte fit place à une chaussée empierrée mais encore roulable, d'autant plus que la pente était moins dure que dans le fond de la vallée. Cette route débouchait dans un cirque de pâturages entouré de très hauts sommets où l'œil le plus exercé aurait vainement cherché la brèche d'un col mais Jean-Claude, pour l'instant, n'en était pas encore là. Il regardait surtout la route qui, à l'autre bout des pâturages attaquait franchement la pente, escaladait les dernières prairies en durs lacets qui, plus haut, se confondaient et se perdaient dans les rochers. L'oncle Baptiste semblait de plus en plus soucieux : "je crois bien que l'on va avoir droit à une averse, allez mon petit, en route, ce n'est pas au milieu des pâturages que l'on trouvera un abri, peut-être dans les rochers...". Ils repartirent mais à peine passée la dernière touffe d'herbe, il fallut mettre pied-à-terre, le chemin n'était plus qu'un étroit sentier de mulet et fort raide de surcroît. A un lacet succédait un autre lacet, à un rocher succédait un autre rocher qui avait cela de commun avec le précédent de boucher la vue jusqu'au suivant qui n'était pas loin. Et ce ciel de plus en plus sombre ! Jean-Claude commençait à s'inquiéter d'autant plus que l'oncle Baptiste, ordinairement si loquace semblait vouloir se réfugier dans un inquiétant mutisme. Jean-Claude se décida enfin à le questionner sur ses pronostics météo et surtout géographiques car cette montée ne semblait vouloir jamais finir. Peut-être s'était-il égaré et n'osait pas le dire ! L'oncle répondit, d'une voix mal assurée, que l'on était dans le bon chemin. Quant à la météo, les premières gouttes servirent de réponse. L'averse vint très vite, une bonne pluie de montagne, bien fraîche, qui fait sortir les pull-over et rentrer les chiens. Pour tout arranger, l'oncle Baptiste vit son pneu avant à plat, un silex sans doute ! Il fallut réparer à l'abri, tout relatif, de la pélerine que tenait Jean-Claude. Dans des conditions si peu confortables, cela prit un peu plus de temps que d'ordinaire. Quand ils repartirent, le jour commençait à baisser. Jean-Claude, dont le moral était à l'unisson du temps, se prenait à regretter de s'être lancé dans cette aventure. L'oncle Baptiste avait pris un peu d'avance. Soudain, il poussa un juron à réveiller tous les échos de la montagne, il venait de casser sa potence de guidon, ce pauvre guidon qui, maintenant, penchait lamentablement d'un coté. C'était la panne irrémédiable et en pareil lieu !!! Impossible de continuer. |
L'oncle Baptiste croyait se souvenir qu'il y avait, pas très loin d'ici, une cabane. On pourrait y passer la nuit et demain on aviserait. Effectivement, la cabane n'était pas très loin, ils y traînèrent le vélo en panne. C'était une assez bonne cabane. A l'intérieur, il y avait quelques bûches et l'oncle Baptiste, bien que non-fumeur, ne partait jamais sans un briquet, fit du feu et on fit honneur aux provisions achetées au dernier village. Jean-Claude était plus découragé qu'affamé, mais il était trop fier pour perdre son temps en lamentations. L'oncle Baptiste assura que l'on avait quand même un peu de chance dans le malheur car en montagne, bien rares étaient les cabanes disposant d'une provision de bois et dont la toiture n'était pas aussi trouée qu'une poêle à marrons. Jean-Claude répondit par un grognement plus éloquent que tous les commentaires et ne tarda pas à s'endormir. L'oncle Baptiste jeta une dernière bûche sur le feu. Une belle flamme éclaira son visage buriné, un visage devenu soudain bien étrange avec un sourire quelque peu sardonique que Jean-Claude, qui dormait, ne vit heureusement pas. Quand Jean-Claude s'éveilla, le soleil était déjà haut. Un magnifique soleil de juillet qui illuminait la montagne et qui sécherait bien vite la pluie de la veille. Il était seul dans la cabane, il sortit. L'oncle Baptiste avait disparu avec son vélo, Jean-Claude était perplexe mais il n'eut pas à réfléchir bien longtemps. Un gigantesque éclat de rire lui fit lever la tête. L'oncle Baptiste, poings sur les hanches, son vélo à ses pieds, fièrement jugé sur une petite crête, à cent mètres à peine, semblait beaucoup s'amuser. "Allons, paresseux, dépêche-toi un peu, viens admirer ce paysage !". Sans trop réaliser, Jean-Claude rejoignit son oncle sur la crête et là, il resta littéralement figé de stupeur. Ce n'était pas le paysage si magnifique fut-il, qui provoqua son étonnement mais une belle route en asphalte qui passait juste à quelques enjambées et quelques deux-cent mètres plus loin, le sommet du col avec un magnifique hôtel qui devait être bien confortable. Il y avait quelques voitures sur le parking, sans doute de braves gens peu attirés par le charme d'une belle nuit dans une cabane à chèvres. Etait-il encore possible à notre époque et en plein pays civilisé, de passer une nuit en perdition ou presque, pratiquement à la porte d'un hôtel, sans s'en apercevoir ? Et pour ajouter encore au mystère, le guidon de l'oncle Baptiste, qu'un génie bienfaisant et quelque peu bricoleur, avait réparé pendant la nuit... L'oncle Baptiste prévint les questions de son neveu : "Allons vite à l'hôtel que je t'offre un solide petit-déjeuner arrosé d'un café bien chaud, nous en avons bien besoin, là je t'expliquerai tout". Cinq minutes plus tard, ils étaient attablés et le vieux cyclo commença ses explications. Une remarquable mise en scène qui avait commencé la veille quand on avait quitté la grande route pour la petite qui, au-delà du village aux provisions, ne menait nulle part. Il y avait eu ensuite la marche sur le sentier muletier, puis la fausse crevaison qui n'était qu'un pneu habilement dégonflé sur lequel l'oncle Baptiste avait feint de coller une rustine pendant que Jean-Claude l'abritait de sa pèlerine, puis la pseudo potence de guidon cassée que l'oncle Baptiste avait, lui-même dévissé pendant que son neveu commençait à traîner à l'arrière, enfin la nuit dans la cabane que l'oncle Baptiste était venu aménager une dizaine de jours plus tôt afin de la rendre habitable - pas très loin d'un lieu habité par prudence - il avait même conclu un marché avec un berger qui gardait son troupeau près du col pour que, dans la journée, il vienne y apporter de quoi se chauffer. Seule la pluie n'était pas prévue au programme. Jean-Claude comprenait de moins en moins le pourquoi de toute cette mise en scène alors qu'il aurait été si simple de monter par la vraie route puisqu'il y avait une, pourquoi cette crevaison, ce guidon cassé. On aurait même eu le temps de descendre de l'autre coté ! Alors le vieil oncle s'expliqua : "Mon petit, quand je suis venu dans la montagne pour la première fois, c'était il y a bien longtemps. A cette époque, il n'y avait pas de boulevards asphaltés sur les routes des cols, ni hôtels aux sommets et dans les cabanes rarement de quoi se chauffer, mais en revanche, des gouttières et des courants d'air, sans oublier la crotte de biques. Nos vélos étaient lourds et, quoiqu'on en dise, ils tombaient souvent en panne. En ai-je fait des heures de marche dans des chemins impossibles et des nuits à grelotter sous des abris précaires. J'ai même connu l'effroi dans la solitude et quelque fois la neige et les orages. Puis les années ont passé, la montagne s'est humanisée et c'est alors que j'ai réalisé que mon amour de la montagne, je le dois à toute cette ambiance, à toutes ces difficultés que j'ai du affronter et vaincre, seul le plus souvent. Mon cher neveu, cet amour de la montagne, j'ai voulu te le communiquer. Alors, j'ai eu cette idée de vieil homme de la reconstituer pour toi telle que je l'ai connue. C'est comme cela que j'ai voulu te la faire découvrir telle que je l'ai découverte moi-même quand j'avis ton âge, sur la fin de la Grande Guerre mais les temps ont bien changé, deux générations nous séparent et je me demande si je ne viens pas de faire une sottise monumentale. J'ignore la suite de cette histoire mais je pense que, quand Jean-Claude, devenu un vrai cyclo, en aura assez des grandes routes où l'on côtoie à longueur de kilomètres la foule pétaradante, polluante te tonitruante des motorisés, quand il aura assez entendu les quOlibets allant du relativement correct "vas-y Untel ou Machin", au plus grossier assimilant la pédale de bicyclette avec...une autre, quand il en aura assez de se faire agresser par les chiens hargneux dont les maîtres se font parfois les complices, alors ce jour là, sil ne l'a pas déjà fait, il dira "Merci oncle Baptiste". René LORIMEY Villeurbanne (69) |