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Hivernale

Revue N° 08 Page 16

Il faisait si beau, en ce dimanche, que Godefroy ne se sentit pas la force de rester dans ses pantoufles. Certes, le thermomètre accusait une température de saison et les premières neiges avaient depuis des semaines blanchi la chaîne pyrénéenne. Mais justement, les sommets commingeois étaient si blancs et le ciel si bleu que l'invite paraissait trop pressante pour y pouvoir résister. Godefroy n'y résista pas.

Seulement au lieu de faire comme “tout le monde”, c'est-à-dire chausser les souliers de ski et rejoindre les foules au pied de quelque “tire-fesses”, Godefroy préféra les souliers cyclistes, enfila ses gants d'hiver, fourra une tablette de chocolat, deux oranges, son appareil photo et l'anorak dans son sac de guidon et s'en alla.

Il s'en fut vers le col du Menté.
En ce temps là, le col du Menté n'était qu'un chemin muletier connu seulement des bûcherons, des bergers et de quelques cyclotouristes. Nul n'aurait pu prévoir qu'il verrait un jour ses lacets gravis par les pelotons du Tour de France. Mais ceci est une autre histoire !
Donc, Godefroy pédalait vers le Menté. Et comme le pédalage régulier d'un cyclotouriste favorise les cogitations, Godefroy cogitait. Il évaluait ses chances : passerait-il ? pourrait-il déboucher sur le versant de Boutx ? Car il fallait préciser que le Menté, comme tous les cols, a deux versants : celui de Ger-de-Boutx que les coureurs du Tour gravissent en venant du col du Portet d'Aspet, et le versant de Boutx, qui plonge vers la Garonne, non loin de la frontière espagnole.

Certes, le Menté n'est pas très haut : il culmine à 1 349 m. Mais il est pentu, ses lacets sont raides et serrés. De plus, les deux derniers kilomètres sinuent sur un versant nord, très exposé à l'ombre d'une épaisse forêt.
Godefroy savait tout cela. Il savait aussi que les premières pentes, très abritées et exposées au soleil, sont rarement encombrées par la neige.

Ce jour-là, il en fut bien ainsi. Familier des lieux, le cyclo négocia prudemment la base du col. La route est classique. C'est la N.618, celle qui monte aussi vers le raide Portet d'Aspet. Mais, au hameau de Henne-Morte, le chemin du Menté quitte la Nationale : à l'époque, le goudron cessait aussi à ce carrefour. Le chemin, mi-empierré, mi-herbeux, se haussait au-dessus de la vallée, s'étranglait dans la traversée de Ger-de-Boutx entre les quelques maisons du hameau, puis se lançait à l'assaut des pentes supérieures. Assez bien tracé jusqu'à la forêt, il se transformait ensuite en mauvais passage muletier.

Jusqu'à la forêt, Godefroy progressa sans ennuis particuliers. Bien sûr, il avait passé dès le pied du col son petit plateau, celui de 28 dents. Avec une couronne de 25 dents à l'arrière, il ne craignait pas de rester en litige à la corde de quelque lacet. Il savait depuis longtemps que les petits braquets des cyclos font sourire les non initiés ou les fiers-à-bras. Mais il avait aussi appris que c'est au pied du mur qu'on voit les maçons...

Donc, sur son 28 x 25, Godefroy gagnait de l'altitude. Il avait rencontré les premières plaques de neige dès le village de Ger-de-Boulx. Mais il s'agissait de timides traces, étriquées et confinées au creux des fossés ou à l'ombre des bergeries. Sur les pâturages attiédis par le grand soleil, les moutons étaient nombreux à paître. Le torse allégé et les manches retroussées, il fallait même transpirer ferme pour progresser.

Soudain, comme Godefroy se laissait déjà glisser vers un optimisme prématuré, une congère embusquée au détour d'un lacet l'obligea à rouler au ras du talus pour ne pas mettre pied à terre. C'était une première alerte. La seconde ne tarda guère. A l'orée de la forêt, là où le chemin, de plus en plus mauvais, change de versant pour pointer vers le col, la couche neigeuse devint continue. D'abord têtu, Godefroy tenta de forcer le passage et, cramponné au guidon, vrilla sur les pédales, il laboura sur quelques mètres. Son chétif élan mourut bientôt. Enfoncé jusqu'au pédalier, le vélo s'enlisa irrémédiablement et, avec un long soupir, le cavalier se retrouva les pieds dans la neige, irrité, déjà inquiet. Ça s'annonçait mal.
Sous le couvert des sapins, en direction du col, il n'y avait plus trace de chemin. Fallait-il tourner bride ? Arriver si près du col et ne pas le franchir parut trop bête à Godefroy. Il continua. Il tenta d'abord de traîner le vélo près de lui; Mais la neige se tassa bientôt dans tous les recoins de la machine ; les roues ne tournaient plus et c'était double travail de progresser soi-même et de faire avancer ce qui n'était plus qu'encombrante ferraille. Il est curieux de constater combien l'engin le mieux conçu et le mieux entretenu peut devenir un assemblage hétéroclite et absurde dès lors qu'il se trouve dans un élément étranger. Et il n'est pas d'élément plus étranger à une bicyclette que la neige ! C'est que pensait Godefroy en se résignant à prendre sa monture sur l'épaule.

Un vélo de randonneur a beau être presque aussi léger qu'un vélo de course, il ne tarde pas à peser très lourd dès lors qu'il repose sur une épaule par un point d'appui de quelques centimètres carrés. Très vite, Godefroy se lassa. Il essaya d'enrouler un pull-over autour du tube horizontal du cadre, mais ce système précaire lui parut à l'usage plus irritant qu'utile ; la bosse du vêtement qui aurait dû servir de coussin prenait un malin plaisir à glisser et à former au-dessus du cadre un encombrant bourrelet, tandis que le tube, à nouveau dénudé, jouait plus que jamais son rôle de supplice chinois.

En outre, la neige se faisant plus épaisse, Godefroy ne tarda pas à s'enfoncer jusqu'aux genoux, puis par endroits, jusqu'aux hanches. A ce moment donné, trompé par la couche uniforme, il enfonça son pied au creux d'une vieille souche et s'étala, le nez dans la neige et le vélo par dessus. Barbotant quelques secondes dans cette ridicule posture, il se redressa enfin, toussant et maugréant, jetant un coup d'œil alentour dans la crainte d'avoir été surpris en si piteux exercice. Mais non, il était bien seul. Pas le moindre oiseau pour troubler le silence du sous-bois. Excédé, un. peu nerveux et vaguement inquiet, Godefroy songea de nouveau à rebrousser chemin ; puis, se ravisant, il chargea le vélo sur son épaule douloureuse et en quelques élans rageurs, il gagna d'un coup plusieurs dizaines de mètres.

Haletant, en sueur malgré l'ombre froide du sous-bois, il s'arrêta pour chercher des repères. Connaissant les lieux, il savait qu'il n'était nullement égaré ; il cherchait simplement à distinguer les signes avant-coureurs du col. Il avisa enfin un hêtre au tronc convulsé qu'il identifia immédiatement: “L'hippopotame”!, pensa-t-il soudain joyeux et soulagé. Le vieux hêtre “hippopotame”, c'était l'annonce du col tout proche ... Du reste, le sous-bois plus clairsemé, le souffle plus mordant du vent confirmaient cette observation.
Godefroy se sentit puissant, son épaule lui sembla soudain moins endolorie, la neige moins profonde.

Il repartit zigzaguant, trébuchant, mais porté par l'espoir d'un proche succès. Effectivement, après quelques minutes, il déboucha tout soudain au col ensoleillé.
De l'autre côté, sur le versant de la Garonne, le chemin bien tracé ouvrait ses perspectives commodes et rassurantes.

Alors, Godefroy enfila son anorak, s'assit sur un tronc tiédi par le soleil et, tranquillement, pela sa première orange.

Pierre ROQUES

GOURDAN (31)


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