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Un Hors-la-loi en Corse

Revue N° 08 Page 18

“Vous avez un employé qui dépasse les heures supplémentaires autorisées par la loi : Monsieur André Paul. Quelles que soient vos raisons, elles sont mauvaises. Veillez à ce que cela ne se renouvelle jamais !”

Voilà comment on devient un hors-la-loi ! C'est ainsi qu'après les travaux forcés, je fus condamné aux congés forcés. C'était en Mars 1976. Il n'était pas question de tenter une première hivernale dans le Tourmalet ... et si j'allais en Corse ? Je ne savais pas grand chose de la Corse, si ce n'est que c'est une île, comme la Nouvelle Zélande, mais plus près de nos rivages. J'achetais la “Michelin 90”, et partais aussitôt : la plupart de mes circuits sont des rêves longuement mijotés, au point d'user les cartes à force de les manipuler en chambre. Pour une fois, c'était de l'improvisation, une espèce de débarquement en catastrophe, mais c'est l'embarquement qui faillit être une vraie catastrophe, ou plutôt un banal fait divers que Nice-Matin aurait pu rapporter sous le titre “Un cycliste tente de se jeter dans le port”. Non ! Quand même pas, mais je cherchais mon bateau en longeant les quais, il pleuvait, et ma roue avant s'était dangereusement engagée dans les rails qui permettent aux grues de se déplacer pour le chargement ou le déchargement des navires ... Je le trouvais enfin ce bateau qui n'attendait plus que moi, je le prenais presque en marche, et le temps d'attacher solidement le bateau à mon vélo dans la cale réservée aux voitures avec la ficelle que j'emporte toujours avec moi, et qui ne m'avait jamais servie, je me retrouvais sur le pont arrière en 4e classe. Ce n'était pas le radeau de la Méduse, ni le Haï-Phong, heureusement, et pour 2,50 Fr. on pouvait même y louer une chaise longue. Je préférais m'asseoir par terre ce qui est une façon de parler quand on est en pleine mer ... C'était le “Fred Scamaroni” qui a fait, en Mars 1979, sa dernière traversée, après treize ans de service ... il a été remplacé en Juin 1979 par le “Cyrnos” qui pourra transporter quinze à vingt fois plus de vélos, mais la presse l'a présenté en écrivant qu'il pourrait transporter trois à quatre fois plus de voitures seulement. A cette époque de l'année, nous n'étions que dix passagers en 4e classe, et avions à notre disposition 116 brassières de sauvetage, c'était rassurant. Il le fallait bien car la mer était déchaînée, et le buste de Fred Scamaroni (1914-1943 “Je vais mourir Seigneur”) pouvait donner à penser que pour chacun de nous c'était le dernier voyage, le grand voyage ...

En quittant le port, j'espérais jouir d'une vue sur Nice et la Côte d'Azur vues du large, comme je ne les avais jamais vues ... Je n'ai rien vu, et je ne verrai rien en approchant des côtes corses, je ne verrai rien non plus, après avoir débarqué à Bastia, avec 2 h 30 de retard, en montant le col de Teghime dans le brouillard, et en le descendant de nuit sous la pluie vers St Florent. Pendant les treize jours de mon premier tour de Corse, le soleil ne fera que de timides apparitions, mais les cartes postales et les dépliants touristiques en ont rempli mon album aux souvenirs.

Avant de voir la Corse ... et les Corses chez eux ... il m'a été donné d'en rencontrer un sur le bateau. Il avait voyagé toute la nuit précédente en train de Paris à Nice, avait deux énormes valises, et un accent savoureux chaque fois qu'il me demandait l'heure, il me la demandait souvent ! et m'a même demandé mon rasoir - une fois seulement ! J'ai été surpris de le voir quitter le bateau “sapé” comme un ministre, alors qu'il y était monté en tenue très négligée. Il n'était pas très bavard, et à mes projets cyclotouristes, avait très naturellement et très sincèrement répondu sur un ton plaintif : “Vous allez vous fatiguer !”. Cette traversée qui commençait bien mal ne fut pas sans d'heureuses surprises : grâce à l'amabilité du barman, je pus faire sécher chaussettes et chaussures sur la machine à café - comme autrefois à la caserne ! et puis, j'ai eu faim. Je n'avais pas eu le temps d'acheter de la nourriture, heureusement on vendait des sandwichs, j'en achetais un que je trouvais un peu cher. Deux heures plus tard, j'avais encore faim ... je trouvais un sandwich dans les toilettes, un sandwich en bon état ! Je ne voulais pas le manger égoïstement tout seul devant les autres passagers, j'en offrais à un jeune barbu que je pensais plus particulièrement désargenté et affamé à cause Je son aspect : “Non merci, c'est le mien, mangez-le si vous pouvez, moi je ne peux pas” !!! Je l'ai mangé ... deux heures plus tard, j'avais encore faim, mais je résolus d'attendre l'arrivée à Bastia, c'est alors que, sans réagir à temps, je vis le barman traverser le pont en courant et jeter à la mer une brassée de sandwichs qu'il n'avait pas vendus ! Heureux poissons ! On doit pouvoir traverser la Méditerranée en pédalo en se nourrissant à l'œil dans le sillage des bateaux !

Sitôt débarqué à Bastia, je rejoignais St Florent pour ma deuxième demi-mini-étape de la journée puisque le matin j'avais fait Menton-Nice. J'arrivais juste au moment où il fallait allumer un feu dans une cheminée avec du bois encore plus humide que mes os. Je m'en tirais pas trop mal à l'aide d'un soufflet et surtout j'en profitais pour me sécher des pieds à la tête. Il le fallait bien avant de dormir dans une chambre où il faisait 14° ! Il faisait meilleur le lendemain matin à la messe dominicale car l'église était chauffée pour les seules quatre dames âgées qui se trouvaient là et qui ont été un peu étonnées de voir cet espèce de diable à l'aspersion d'eau bénite ... Deux jours plus tard, aux environs de Vico, il aurait fallu une caméra pour filmer en couleur la rencontre d'un cyclo tout de rouge vêtu avec toute une population en deuil et sous des parapluies noirs derrière un corbillard ... Je n'ai pu m'empêcher de penser à l'une des premières images du film la “vieille fille” où l'on voit un fourgon mortuaire passer devant la plage de Cassis ... et sur une vitre du fourgon un gros macaron rouge “J'écoute R.T.L.” !

A Galeria, il faisait 9° dans la chambre, à peine plus que sur la route, et sans pouvoir dormir, car c'était un soir d'élections cantonales, ce qui s'est manifesté par toute une nuit de coups de feu, de klaxons, de pétards et d'éclats de voix ... Oui, j'ai retenu les températures de mes chambres froides mais j'en ai retenu aussi l'inconfort : il y manquait toujours quelque chose : ici pas de chaise, ailleurs pas de table, ailleurs encore pas de cintre ... J'en ai retenu aussi le prix - nettement supérieur à ceux pratiqués sur le continent - sauf une fois chez l'habitant, chez une vieille dame, qui a passé toute une soirée avec moi à gratter minutieusement un pied de cochon avant de le jeter dans le chaudron pendu à la crémaillère ... c'était à Bocognano, près du col de Vizzavona, un site magnifique, avec des sommets proches couverts de neige mais la seule carte postale en vente dans le pays représentait une vue de la gendarmerie !
Mon meilleur souvenir corse restera lié à une pédale cassée ! ... C'était au cours de la troisième journée un peu avant Porto. Que faire ? Je ne suis pas de ceux qui emportent dans leur sacoche un deuxième vélo en pièces détachées, et il fallait aller jusqu'à Ajaccio pour se dépanner ... J'ai continué mon tour de Corse en trottinette ! Comme lorsqu'à dix ans, j'essayais de tenir en équilibre sur un vélo d'adulte, debout, le pied droit sur la pédale gauche en se donnant de l'élan avec la jambe gauche. C'est comme cela que j'ai traversé les “Calanches” de Piana, et que je suis allé chercher le Col d'Osini sur la route Casanova, presque une autoroute où je n'ai rencontré qu'un âne ! J'ai roulé ainsi jusqu'à l'entrée de Cargèse, la ville grecque de Corse. Devant un vieux hangar à moitié démoli, rempli d'un bric-à-brac innommable, un homme était allongé sous une voiture pour une réparation difficile. J'ai attendu qu'il se relève pour lui parler de ma pédale. C'était visiblement un retraité : “Non je ne travaille pas, je passe le temps”, puis, “vous savez, il y a un proverbe chez nous : le Bon Dieu n'abandonne jamais personne”. Il disparaît dans cet espèce de cimetière de la brocante, remue des caisses, déplace toutes sortes d'antiquités et revient avec une poignée de ferrailles dont un axe de pédale, un axe droit ... Il trouvera aussi quelques billes car j'ai perdu les miennes. L'axe est un peu court, il n'est pas possible d'y visser le contre-écrou, et le fixera avec un point de soudure “Ça vous dépannera toujours”. Un grand merci à ce bricoleur de Cargèse, au dépannage rapide plus efficace que Méditerranée-Assistance.

“En vérité, je vous le dis, jamais je n'ai trouvé autant de foi en Corse ! ... ” Après Cargèse, je passe au col San Bastiano où un monument me rappelle la première traversée de la Méditerranée en ballon depuis Marseille en 1886 ... et j'arrive à Ajaccio où l'on joue “Les dents de la mer”. J'achète, par précaution, un axe de pédale - Tout heureux de n'avoir pas à acheter les deux pédales complètes - et depuis 1976, je transporte cet axe de pédale dans ma sacoche car la soudure tient toujours : même le Stelvio et la vallée des Merveilles en 1978 n'en sont pas venus à bout.

Les routes corses ? Le pire voisine avec le meilleur, mais si depuis 1976, les chantiers que j'y ai rencontrés se sont développés, l'amélioration a dû être considérable, car de gros moyens techniques y étaient engagés, ce qui n'empêchait pas de rencontrer 5 ou 6 cantonniers avec une seule pelle, en longue conversation sous les ombrages ... J'ai eu un arrière-grand-père cantonnier, et quand je le peux, j'aime bien m'arrêter quelques minutes pour bavarder avec ces fantassins de la route ... ne serait-ce que pour les remercier en passant.

J'arrivais à Bonifaccio pour la Saint-Joseph au moment où Merckx gagnait son 7ème Milan -San Remo ... Je passais devant le monument aux morts de la Légion Étrangère orné d'un célèbre lion puissant, arrogant et belliqueux ... au pied du monument, les yeux mi-clos, un petit chien absolument inoffensif s'allongeait paresseusement au soleil. J'aurais bien voulu fixer la scène sur la pellicule, mais l'un des acteurs est parti avant que je sois prêt :je crois que c'est le chien ...

Aux antipodes, un autre monument attira mon attention “Aux enfants de Canari, morts pour la France”, et me rappellera cet autre, sur le continent, à Allemagne en Provence “Aux enfants d'Allemagne morts pour la France”. Il s'agit du monument de 14-18, et on a trouvé une autre formule pour 39-45 : “Aux victimes de la barbarie nazie”. Après Bonifaccio, il a bien fallu faire pénitence pour aller chercher le col de Guardia à 19 mètres d'altitude, au bout d'une longue route droite et plate et contre un vent violent, car il n'y a pas de vent non violent... Heureusement, en quelques kilomètres, je retrouvais la vraie montagne, mais malheureusement, avec un brouillard à s'y prendre, et je me perdais même dans le temps puisqu'à Zonza où l'intérieur de l'église est couleur “courge et laitue”, je sortais d'un libre-service avec un ticket portant cette date 37 XII 74 ! Je n'invente rien ... c'était pourtant le 21 Mars 76. A partir de là, plus il pleuvait, et plus je consommais de tisanes ... Au col de Vergio, le plus haut col routier de Corse, à 1 464 m., j'étais dans la neige. Il neigeait, il neigeait toujours. C'était pas la peine de mettre l'Europe à feu et à sang pour aller en voir tomber du côté de Moscou. I1, fallait battre en retraite et penser au retour... Les bateaux était en grève, c'était l'incertitude totale. Je retournais vers Bastia par le Cap Corse, et notais cette inscription au col Ste-Lucie :

“Dernière pensée d'un corse”
“Mourant à 2 000 lieues de sa Patrie”.
“ Écrivez à nos compatriotes d'ouvrir la route”
“de Pino à Ste-Lucie sous Sénèque”
“Si l'argent venait à manquer”
“Quelqu'un y pourvoira”.
23.12.1846.

J'arrivais à Bastia en début d'après-midi, un bateau devait arriver de Nice et repartir le soir même. J'avais encore quelques heures devant moi, alors pour faire bonne mesure, je suis remonté au col de Teghime ensoleillé cette fois, et j'ai poursuivi jusqu'au relais de télévision à 960 m. d'altitude : c'est ma dernière image de Corse !, inoubliable, mais comme pour les élections, il faudra un deuxième tour.

Paul ANDRÉ

MENTON


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