Page 60 Sommaire de la revue N° 08  

Des "poulets" du Pas de l'Escalette

Revue N° 08 Page 62

“Mais ... je ne peux pas emporter un poulet vivant. Où voulez vous que je fourre cet animal ?>
“ Bah ... tu trouveras bien une place, tiens là sur ta sacoche”.

La brave femme qui n'avait aucune notion de l'équilibre et du déplacement à vélo désignait ma sacoche de guidon déjà gonflée à bloc. Je savais que mes protestations seraient vaines et puis un poulet, c'était quelque chose en 1945 !

Mon sac à dos était bourré de cochonnaille, c'était bien vrai, il ne restait qu'une place, là, entre les cocottes de freins. Alors, allons y, attachons solidement la boîte de carton copieusement perforée. Voilà ! ménageons un couvercle pour introduire le volatile qui s'agite un moment puis paraît se résigner.

Il ne restait plus qu'à prendre la route : cent quatre vingts kilomètres avec un sac à dos de quinze kilogrammes, une sacoche de guidon fort lourde, un poulet vivant, quelques vivres dans les poches ... et la peur du gendarme ! J'avais toute une journée de juin devant moi et un bon entraînement dû en grande partie à ces sorties “ravitaillement”.

A Sévérac, j'avais un bon rythme. J'étais bien un peu gêné par la cage à poulet mais Eole était avec moi. L'œil aux aguets, je traversai Millau sans faire de mauvaise rencontre et en pleine chaleur, je franchis le Tarn et attaquai la montée. Bientôt, le sac à dos s'alourdit et une nette odeur de saucisson commença à flotter autour de moi. Le bassin de Millau et l'entrée des gorges de la Dourbie, mais je n'avais guère le cœur à admirer le paysage. La chaleur m'accablait, le sac tirait terriblement sur les reins et mon poulet s'énervait, mieux valait prendre un peu de repos. Vélo et chargement à l'ombre, je fis une bonne sieste et repris ma route.

Encore un virage et j'atteignais le causse dénudé. Une légère bise me rafraîchit. Le causse du Larjac est un grand plateau, mais creux et bosses sont nombreux, aussi lorsque j'atteignis Le Caylar, après avoir peiné dans la dernière côte, je n'eus pas un regard pour ce village pittoresque. J'avais hâte de faire un peu de roue libre et de remplir ma gourde à la source. Le “pas de l'escalette” approchait.
J'arrivais à la brèche, j'étais engagé entre les hautes falaises. Je savais que droit devant j'allais apercevoir la vallée de la Lergue et tout en bas, le village de Pégairolles. Un tournant à gauche et je n'avais plus qu'à me détendre ...pour me trouver presque nez à nez avec deux gendarmes qui montaient, vélo à la main. Trop tard pour esquiver, la route est trop étroite ... et puis la boîte de ce sacré poulet ne me permettait pas une grande virtuosité ! Déjà, un pandore avait fait pivoter son vélo en travers de la route, tandis que l'autre, probablement attiré par l'odeur du cochon salé, reniflait du côté de mon sac à dos.

- “Alors, jeune homme, on se promène ?”
- ben ...oui...”

Personne à cette époque là n'aurait douté de la nature de mon chargement. D'ailleurs, si le poulet se tenait tranquille, le cochon, lui, m'avait trahi.

- “Alors, comme ça, on se promène et dans vos sacs, comme ça, on a quelques provisions pour la route ?” .
- “et dans ce carton là, vous avez un petit sandwich ?” repris le brigadier en soulevant le couvercle. Alors tout se passa très vite. Le coq se dressa et battit des ailes, le brigadier, dans un mouvement de recul instinctif se prit les pieds dans son vélo et battit l'air de ses bras, le poulet effrayé pris son essor et plongea vers les chutes de la Lergue, le deuxième gendarme esquissa le volatile.

Est il utile de vous dire que j'avais gardé un pied sur a pédale et qu'un coup de rein me suffit pour gagner le large ? Les coups de sifflet ne firent que me stimuler.

Une appréhension terrible me torturait les entrailles et je priais la providence de m'épargner une crevaison. Au passage de la source, je devais rouler à soixante à l'heure. La nouvelle route n'existait pas, il fallait traverser la Lergue sur le pont de Pégairolles ; la voie longe alors l'autre rive de la rivière. On aperçoit quelques oliviers, quelques vignes à flanc de montagne et l'on arrive bientôt dans la vallée verdoyante qui contraste vivement avec l'aridité du Causse. La route bordée de platanes magnifiques est fraîche et roulante. Je fis un contre la montre pour me rassurer complètement et après une traversée circonspecte de Lodève, je repris mon rythme de croisière. C'est alors seulement que je perçus tout le sel de l'aventure : sauvé des poulets par un poulet !

Émile GOUTTÉS

CHAMBÉRY (73)


Page 60 Sommaire de la revue N° 08