Ma pointure, c’est le 41. Je suis exclusivement droitière et, bien sûr j’ai commencé ma vie irrémédiablement liée avec une consœur gauchère, dans un banal rayon d’une grande surface de la banlieue lyonnaise. Mon futur propriétaire avait commencé par me tordre et me plier dans tous les sens pour tester la rigidité de ma semelle. « Certes, ce ne sera pas pour de grandes distances, mais il s’agit qu ‘elle tienne »..Il en avait ensuite éprouvé la rugosité, passant une main soupçonneuse à rebrousse-plastique, imaginant déjà les piles d’ « assiettes », ces traîtresses qui cèdent sous les pas et tordent les chevilles, ou les ruisselets qu ‘il faudra descendre sans sauter d’un bond et les prés humides de rosée qu’il faudra descendre sans glisser. Finalement j’avais été adoptée, malgré mon nom de TRAINING qui barrait agressivement de ses grosses lettres les languettes latérales et une petite étiquette à l’intérieur qui dénotait mes origines asiatiques. Il est vrai que l’étiquette du prix, beaucoup plus voyante celle-là, avait un aspect très alléchant. Avec ma collègue, je fus promue au rang de « chaussures cyclistes adjointes », pour les lendemains de pluie et surtout pour enfin faire débuter mon propriétaire dans l’ascension de ces chemins montagnards que quelques fous appellent cyclo-muletiers, le commun des mortels sensés les nommant plus logiquement muletiers tout court. Mais voilà, mon propriétaire est encore plus rêveur que les autres ! et je suis maintenant gisante sur cette piste du Beaufortain où il m’a abandonnée un merveilleux samedi d’octobre, après une courte saison, à près de 2000 m d’altitude. Je dois m’apprêter à passer l’hiver dans cette inconfortable position, sans aucun espoir de retour au bercail. En attendant, je peux profiter du splendide paysage, chercher les cols du Joly et des Saisies dans une grande chaîne qui me fait face, deviner le massif du Mont-Blanc plus à droite. Je peux quêter l’image de ma consœur dans les eaux calmes du barrage de St Guérin, tout en bas dans la vallée et retrouver quelques instants l’illusion d’une paire reconstituée. |
Demain les chèvres qui abondent sur ce versant (après le col on voit surtout des vaches- à l’origine du fameux Beaufort) viendront lécher le sel que la sueur de mon propriétaire m’a laissé. Il est vrai qu’il a sué, mon propriétaire ; mais il a eu une agréable surprise en découvrant cette piste que la carte décrivait d’un peu engageant double pointillé ; il a trouvé sous ses roues une route parfaitement cyclable, carrossable même, bien dessinée et d’une pente « raisonnable ». Rien à voir avec ces chemins que les vélos aiment tant et qu’ils passent sans poser roue à terre. Il ne manquait à la piste du Cormet d’Arèches que le goudron. Heureusement… Si bien que ma consœur et moi furent parfaitement inutiles. Et nous avons gravi le col (enfin presque tout le col) « solidement » arrimées sur le porte-bagages, juste sous le sandow pour être plus facilement accessibles au cas où… Ce n’est qu’au sommet que mon ex-propriétaire s’est aperçu de mon absence. Oh ! je ne suis pas loin ! Quelques minutes de descente, sans doute. Mais allez demander à un cycliste qui n’aime pas tellement passer deux fois au même endroit et qui vient de monter une bonne douzaine de kms de piste sous ce merveilleux soleil d’automne qui mouille ses chemises comme aux plus beaux jours, allez lui demander de faire demi-tour, serait-ce pour 2 kms, alors que juste sous le col, sur le versant Tarentaise, il y a un petit refuge bien douillet pour préparer la journée du lendemain… Non, je me suis fait une raison. Et depuis, j’attends le jour béni où un autre randonneur passera, qui n’aura pas encore trouvé chaussure à son pied DROIT. En attendant, pour garder le moral avec les mauvais jours qui viennent, je me répète les paroles d’une petite chanson toute simple : « Dans la neige, y’avait UN soulier, un soulier » « Dans la neige, qui était oublié » Loïc Dupré La Tour Ecully (69) |