Le journalisme sportif a ses défauts ; outrance de style, abus des points d’exclamation, bout de l’oreille publicitaire, etc… mais je dois lui reconnaître des qualités. Moi qui dans ma jeunesse montais les côtes à pied derrière mes camarades mieux doués, je lui dois d’être devenu une sorte de grimpeur cycliste : grimpeur modeste, grimpeur quand même puisque me voici aux Cent Cols. C’était en 1923. L’Echo des Sports sur papier rose, où Victor Breyer résistait encore au dévorant Henri Desgrange de l’Auto, sur papier jaune, racontais l’étape Bayonne-Luchon de Tour de France. C’était une épopée : Jacquinot déchainé était parti, il avait franchi en tête, Osquich, Aubisque, Tourmalet et peut-être Aspin, puis il s’était écroulé, vaincu par Alavoine qui l’avait salué d’un grand coup de casquette avant d’aller gagner l’étape. Je fus saisi d’enthousiasme. La force n’était donc pas tout, l’intelligence pouvait compenser l’infériorité musculaire par un grain de réflexion. Alors pourquoi pas moi ? Et plein de confiance, je me mis à mieux rouler, rêvant de ce parcours royal avec le respect qu’on lui devait de Paris Le terrain était choisi, restait à trouver le temps d’y aller et les vacances étaient courtes. Au bout de sept ans, m’étant fait les dents et celles de mes pignons sur des cols alpins de toute catégorie, je parvins en 1930 à réunir une équipe pour randonner de Biarritz à Perpignan. Nous étions trois, nous avions commandé chez la mère Bastide, veuve du constructeur des champions, des vélos dignes de ce nom illustre, avec dentures adéquates, jantes en bois et boyaux Barreau. Aucun dérailleur n’avait trouvé grâce à nos yeux, il faudrait dévisser quelquefois nos papillons pour nous donner des ailes. Un seul plateau de 46 et deux doubles pignons encadrant la roue arrièrre : 16 et 20 à gauche, 18 et 26 à droite. On ne poussait pas grand dans ce temps là, mais les tendinites étaient rares. Traversant un été pourri, nous étions pleins d’inquiétude sur notre unique semaine libre de septembre où le beau temps tardait à mûrir. Enfin la côte basque nous fit son sourire. Et tous les trois, dûment photographiés ensemble au départ, nous élançâmes vers l’est par l’itinéraire traditionnel. Etapes sans histoire à St Jean Pied de Port et à Eaux-Bonnes, sinon qu’ici l’Hôtel s’appelait Richelieu et Vache Noire, curieuse alliance pour entrer dans le vif du sujet. Les cartes n’étaient pas ce qu’elles sont devenues : faux départ sur une route qui n’était pas la bonne. Et puis nous montons doucement à l’Aubisque, trouvant que ce qu’on racontait sur l’état du sol était excessif et immérité ; dans les Alpes, j’en avais vu d’autres. Ah oui, c’est en descendant Soulor que j’ai compris, c’était vraiment mauvais. Nous avons viré à Ste Marie de Campan, saluant le souvenir de Christophe qui n’avait pas encore sa belle plaque de marbre, et la montée à Barèges nous a conduits à l’Hôtel Jeanne d’Arc et Prince de Galles ; encore une drôle d’alliance. |
Six septembre , c’est la grande étape : Tourmalet, où la route était déjà excellente sinon goudronnée, Aspin facile et Peyresourde bien long au soleil de l’après-midi. Halte à Luchon, un peu de marche à pied, le lendemain pour descendre de Superbagnères atteint par la crémaillère, et nous voici dans le Portet d’Aspet, bien dur mais vite fait, où nous faisons une cour discrète à une charmante villageoise posée sur son âne. Col de Port, l’Ariège, Puymorens et Font-Romeu où, à la descente, je capote dans un nid de sable en m’arrachant une bonne tranche d’avant-bras. J’avais un ami à Mont-Louis, c’est la sage-femme, venue accoucher son épouse , qui me soigne ! A Perpignan, le beau temps finissait. 1980 : cinquante ans ont passé, je suis souvent revenu aux Pyrénées, mais en voiture pour équiper des chutes d’eau. Chaque fois, je regardais avec envie les cyclistes locaux, devenus peu à peu bien rares jusqu’au grand renouveau du vélo. Mes deux compagnons de chaîne actuels voulaient tâter des Pyrénées, l’un d’eux ne les connaissait même pas du tout. Allons-y. Et le deux septembre, nous sommes partis de Saint-Girons, en visant Saint Jean de Luz. Les étapes ont été plus courtes : Portet d’Aspet et Menté d’abord, où j’ai fêté mes soixante-seize ans, le Portillon : le trois, Peyresourde et Aspin : le quatre. A Sainte Marie de Campan, le mauvais temps nous a retenus. Voilà pourquoi, j’ai franchi le Tourmalet, le six septembre et non le cinq, donc juste cinquante ans après mon premier passage ! et le sept, Soulor et Aubisque. La suite ne posait plus de problème, les routes sont bien meilleures mais aussi raides qu’en 1930, et avec le triple plateau, le dérailleur descend à 28 ; 28 pour les vieilles jambes. C’est le progrès. Il n’y a que le poids des sacoches qui n’a pas diminué, il a bien fallu les monter au sommet des cols. Ce qui compte, c’est que j’y ai pris le même plaisir que la première fois : amertume de l’effort désiré, joie de la réussite et agrément de la descente. Tout le monde sait aux Cent Cols que l’on n’a jamais fini de déguster ces paysages qui changent tous les jours et tous les ans. Je ne vous apprends rien. Roger Savoyaud Grenoble (38) |