Le meilleur moment de l’étape, c’est quand on s’arrête. Surtout après mille contorsions et faufilements, marches à flanc dans la caillasse ou sur trois pattes dans les pierriers. Qu’on est bien dans les rhododendrons à 2200 mètres, même si un rocher vous meurtrit les côtes et vous oblige à compter les étoiles pour tuer le temps ou à vous remémorer les nuits insolites de la saison, piment indispensable des randonnées. Nuit fraîche de février dans un hangar à paille de Soleihas, l’unique hôtel de St-Auban étant fermé. Nuits d’avril sous les étoiles, déchirées par le braiement des ânes de l’Aurès. Nuit au hammam d’Arris, où nous réveilla, vers les deux heures, la basse profonde d’un vieil homme chantant la gloire d’Allah. Nuit sous les nuages en fuite, dans les alpages de la Porteille Blanche, à guetter le prochain grain venant d’Espagne. Vacarme du compresseur et de la pluie sur les tôles, au tunnel de Rat ; dure était la civière, mais bien brave le chef de chantier. Sommier musical et déglingué, chevrette « grignotant des dents », coq stupide et consciencieux dans une grange d’Ilay (Jura). Bruits furtifs, chose noire et velue jaillissant du sac de guidon, tintements obstinés de clochettes, et tous ces animaux qui parlent en dormant… Revenons à nos moutons. Nous sommes, du reste, dans le pas de l’Agnel (ce détail à l’intention de ceux que, de Menton à Gérardmer en passant par Belfort et autres lieux, le bon sens abandonne périodiquement). Nous sommes là à cause du n°26, et d’une certaine vacherie de Valmasque- d’où part le sentier- incendiée depuis longtemps, toujours présente sur la carte, et qu’on a beaucoup cherchée. Ce col, pas facile, est très beau dans son décor de pics, avec le Viso très loin, juste dans l’axe de la vallée. Il a parfois l’imagination heureuse, le n° 26, qui, avec son nom, aura un jour sa place au Walhalla des cyclistes. C’est pour cela que, par pure paresse, je lui laisse le soin de concocter ces itinéraires étranges dont on vient parfois à bout. Je sais que de ses compagnons il médit l’an passé, mais ils lui ont pardonné. Les amis sont faits pour être mis en boîte. Il est descendu nuitamment le 7 septembre en gare de Modane, poussant sa monture d’âge et de race indéterminés. Sous la selle de la Rossinante pend un petit paquet qui n’a pu entrer dans le vaste sac de guidon. Moi, j’ai tout fourré dans un sac à dos arrimé sur une plate-forme en contreplaqué. Cela permet d’alléger le vélo dans les séances de portage : j’ai les épaules frêles et le souffle court. Peu de choses à dire du Col de la Roue, sinon qu’il n’a pas la beauté du Fréjus ou de la Vallée Etroite et qu’il semble bien délaissé. Le soir, à Bessé haut, près de Sestrières, nous attendent les délices de Capoue : de braves gens possèdent une grange avec des lits réformés nous convenant parfaitement. On couche en altitude : le moral est bon. Les cogitations hivernales sur la carte au 100.000ème conduisent parfois en des lieux qui jamais ne virent vélocipèdes. Ainsi des cols de San Giacomo et de la Blanchetta. Le premier se passe bien, mais il faut errer d’abord pour voir d’en haut ce qu’il aurait fallu faire. Quant à l’autre, l’aulne et autres végétations diaboliques poussent dru sur son flanc est ! Petit entraînement pour la traversée de l’Amazonie… Pas drôle du tout. Ca et là, des restes de sentier et aussi de jolies vues sur la Babylone du ski italien. Si l’on arrive sans encombre sur les rives du Chisone, plus question de rallier Masselo par cet anonyme passage sous le Bric Ghinivert : le temps a filé et les jambes sont lourdes. Cette partie de 50/14 jusqu’à Perosa n’était pas prévue, non plus que l’arrivée à Ghigo par une nuit d’encre et une montée fort raide. On couche à l’auberge. Trop tard pour se faire servir un repas, mais un cyclo muletier a toujours quelque chose dans son sac. Col St-Martin. Un passage de plus en Queyras, facile, joli et sur bon sentier. Ce Queyras, je le retrouve toujours avec le même bonheur, je l’aime entre toutes les Alpes peut-être simplement pour la découverte émerveillée que j’en fis il y a juste vingt-quatre ans. Est-ce à Abriès ou à Aiguilles que j’avais lu avec ravissement cette inscription sur le local de la pompe à incendie : DANS UN CAS URGENT, PRENEZ LA ET PARTEZ IL Y A SUR, LE TOUT CE QUI EST NECESSAIRE Sic. Je la sais par cœur, et j’espère qu’elle y est encore. Avant d’attaquer le col de la Croix, j’avais couché à l’Echalp dans une ancienne école, sous le regard d’une madone de bois peint. Ce qui ne m’empêcha nullement de m’égarer le lendemain. Sur un passage séculaire ! il faut le faire… |
Et nous nous laissons pousser par le vent le long du Guil. Michel disparaît devant, moi je jouis du moment présent et évite de penser à l’abominable rampe du belvédère, où le Viso, une fois de plus ne sera pas au rendez-vous. Le pierrier au-dessus du lac Lestio est un sacré morceau de bravoure, ou de résignation, comme on voudra. Il faut le gravir par un long portage parmi les rochers et les névés tardifs, sur une piste heureusement bien tracée et balisée. Au col de Vallante, toujours pas de Viso, noyé dans le brouillard vespéral. Bah, « c’est la peine qui est bonne » disait Diogène. Il faut avoir, selon les circonstances, quelques maximes du même tonneau. Le gîte, ce soir, se fait désirer, le long du sentier descendant paisiblement sur Castello. Mais nous la trouvons quand même, notre « gias », elle contient du foin et tient encore debout. A Blins, « minouranço provençalo » -chiesa sur la carte- s’ouvre le chemin du col Biocca. C’est plus facile par là, aux dires du boulanger de Casteldelfino. Deux heures d’agréable montée en forêt nous conduisent au terminus d’une « route » de crête, ou plutôt au début d’un infâme et interminable tape-cul. La vue est limitée, il fait froid, il faut se tordre les chevilles sur des cailloux ronds ou pointus, malmener son squelette sur les portions vaguement cyclables, passer en ligne de faîte de soi-disant cols avant de plonger, enfin, sur le valle Varaita par le sanctuaire de Valmala. J’ai l’impression d’avoir frustré mon compagnon de route, qui n’aime pas faire les choses à moitié et voulait boire le calice jusqu’à la lie. Que voulez-vous, ce jour-là, je n’avais pas la grâce… Après quelques lieux de plat pays, on se retrouve à l’entrée de Borgo San Dalmazzo sur une litière d’herbe fraîche, furtivement confectionnée entre chien et loup. Il ne fait pas froid, mais on était mieux dans la montagne… Congénères en quête d’insolite, allez sur les routes du col de Tende, de Peirafica et d’Ourne. On y est bien, même si l’on danse un peu sur ces vieux chemins oubliés. Mais évitez surtout d’aller seul au pas de l’Agnel. Car, si nous avons retrouvé les marques rouges perdues la veille, nous avons cheminé trois heures encore à travers d’autres difficultés, le ventre creux mais contents d’en finir. On « s’empiage » (dialecte dauphinois) une fois de plus dans les vernes. Le passage est délicat, Michel chante une version du Roi des Aulnes qui ne doit rien à Schubert. Je ris dans ma barbe, moi qui me croyais seul à injurier les choses dans les moments de déprime… A une heure de marche des thermes de Valdieri ( car la route est fort pierreuse) au fond d’une petite plaine suspendue, un joli bâtiment flanqué de tourelles c’est la Reale Casa di Caccia. Si elle a gagné en pittoresque, elle a bien perdu en devenant. bergerie démocratique Dans la cour fermée déambulent des vaches avec leurs veaux, s’ébattent une demi-douzaine de chiens affectueux ou affamés, des poules et des lapins autour d’une Fiat au bord de l’émiettement. Deux hommes s’affairent autour de leurs fromages et nous offrent très simplement le vivre et le couvert. Une assiettée de pâtes, du vin, c’est bon après ces jours de frugalité. Bon aussi le sommier, contemporain peut-être des ébats du « Re galantuomo ». La route militaire de la Bassa Druos (2628 m), au-dessus des lacs de Valescura, est coupée par les éboulements et les barrages anti-motos, auxquels nous ajoutons notre pierre. Au sommet, des lacs, un horizon immense, et là-bas, invisibles, Isola 2000, la Lombarde, le chemin du retour… Dernier nouveau col de l’année, digne de clore une saison riche de souvenirs. Nous avons un siècle tout juste. Encore vingt ans comme ça (chacun, bien entendu), ne soyons pas trop exigeants… J’achève de rater une série de diapositives, mais je n’en sais encore rien. Quelle importance, au fond ? tout est dans la tête. Dernière nuit sauvage au bord de la route, près du Lauzet. Il fait noir depuis un bon moment, comme souvent lorsque l’étape s’achève sur la route. On cueille le jour jusqu’au dernier rayon, puis on quête à l’aveuglette ou à la lampe un coin pour dormir. Et on le trouve, couvert ou non, confortable ou dispensateur de courbatures… Depuis six ans, j’ai souvent connu l’incertitude du gîte, c’est là un des charmes de ce genre de randonnée. La chance nous sourit souvent, comme ce soir. Le foin grossier est peu propice au sommeil. On parle, on philosophe, on vit l’instant. Demain, il fera jour. Marcel Bioud Claix (38) |