Deux récits écrits il y a... 50 ans ! J'avais alors 25 ans. Je roulais depuis l'âge de 10 ans. C'est à 18 ans que j'entamais la véritable randonnée en reliant en 8 heures Cruseilles (Haute Savoie) à Grenoble (130 kms) sur une Française Diamant à guidon anglais, au développement unique de 4 m 80. En 1930, je montais une Automoto (c'était la marque de Bottechia dans le Tour de France) à 4 vitesses par 2 roues libres à 2 dentures permettant de choisir son développement en faisant sauter la chaîne de l'une sur l'autre, ou en «retournant» la roue arrière. Mais surtout, mon marchand de Grenoble m'avait procuré, avec le même équipement de 4 vitesses, un fin vélo destiné primitivement à un coureur du Tour de France. Poignées de freins soudées au guidon ; jantes en bois ; boyaux ; patins de freins en liège. Ni garde boue, ni éclairage. Mais une petite chaînette frottait sur le boyau pour en arracher un éventuel clou avant qu'il fasse du dégât. Je l'avais baptisé « Fléchette». Et en Mai 1930 ce fut… L'ADIEU Adieu Fléchette ! Je t'ai dit l'arrêt rendu par l'implacable Faculté ! En ce radieux jour d'avril. Rouler à seize à l'heure, monter les côtes à pieds. Tu as frémi, te demandant si je te ferais l'affront de te mettre au rang d'un vélo de pédaleux, toi, un vélo de pur . . . Non, sois sans crainte, je préfère ne pas rouler... C'est fini ! Nous ne connaîtrons plus la joie d'être tous deux sur la route, toi heureuse de manger des kilomètres, tes boyaux et ta chaîne lançant en sourdine leur chanson d'allégresse, moi heureux de faire corps avec toi, d'être jeune, et de vivre au grand air... Nous ne connaîtrons plus l'enivrement de la route ensoleillée ou à l'ombre, goudronnée ou empierrée, parcourue à toute allure pour arriver plus vite ; nous ne connaîtrons plus l'ascension lente du col, où le chemin s'élève en une pente dont on ne voit jamais la fin, et que l'on grignote mètre après mètre. Te souviens tu, Fléchette, de ton premier col, ce Col du Frène que nous gravîmes l'an dernier ? Te souviens tu du Glandon et de son pourcentage caillouteux : tu avais le vertige, et nous oscillions bien fort dans ce paysage de déluge, et ta chaîne gémissait dans la pluie qui faisait rage... C'est fini ! Nous ne connaîtrons plus la joie d'être tous deux au sommet du Col. Toi, pimpante ; moi, un peu brisé par l'effort, mais si heureux de t'avoir conduite jusque là. Nous ne connaîtrons plus les délices de la grande descente qui nous engloutit à quelque soixante à l'heure, l'élan brisé seulement pour prendre le virage qui accroche la route à la paroi pour une nouvelle ligne droite. Nous ne connaîtrons plus l'âpreté de chasser le croquant et de le semer... Nous ne connaîtrons plus l'enthousiasme de rouler avec «Pignonette». Nous ne connaîtrons plus les randonnées avec la «Bastide sans Nom»... (1). C'est fini ! Nous ne connaîtrons plus rien. Les journées ensoleillées seront mornes. Je ferai ta toilette et nous nous dirons nos souvenirs, et nous parlerons de tous ces paysages que nous découvrîmes au cours de tes trois mille kilomètres d'existence. Je te laisserai au garage parce que tu préfères l'inaction au déshonneur. Je te laisserai au garage et nous nous reposerons tous deux... Et peut être l'an prochain... Au revoir, Fléchette !... (rédigé le 4 mai 1930) 1982 - Je ne sais ce qui avait dicté le verdict de notre médecin de famille qui m'avait prédit les pires conséquences si je continuais ce dangereux sport. Je soupçonne que ma chère Maman, inquiète de tous les dangers de la route, lui avait glissé un mot pour qu'il tempère mon ardeur... Vous vous doutez, puisque je suis Membre du Club des 100 Cols, que mon arrêt ne fut pas de longue durée, et j'ai pas mal de souvenirs de randonnées même récentes, en solitaire ou avec mon compagnon de chaîne préféré... Je vous livre simplement le récit d'une courte sortie expresse près de Grenoble. C'était en Mai 1931, un an après le verdict de la Faculté... GENTIANES Fléchette était donc de nouveau sur la route. Ce jour là, c'était une sortie expresse après une matinée de grains orageux et avant le départ du train par lequel je devais, le même soir, revenir à St Rémy de Maurienne. Mon outil n'était pas éblouissant comme au départ de certaines randonnées fameuses : son émail encore moucheté du goudron récolté au cours du dernier St Rémy Grenoble, se voilait d'une légère couche de poussière. Seuls, les roulements, comme toujours, regorgeaient de graisse. |
« Partons... partons pas ?... » La même question était revenue qui toujours se pose lorsque le ciel est gris et que l'humidité de la dernière pluie ne s'est pas encore évaporée de la route goudronnée qui en apparaît plus noire... J'étais parti, préférant le grand air à quelques disques que me distillaient, plaqués aux oreilles, les écouteurs de mon poste de T.S.F. à galène... J'étais parti, revoyant là haut entre Engins et Lans, les clochettes au bleu si pur, gentianes accrochées aux rochers de la gorge, découvertes en un temps où les kilomètres avalés à toute allure importaient plus que quelques fleurs aperçues au bord du chemin... J'étais parti avec un pull over et des gants, et mon inséparable béret, trouvant bien dure cette sortie de Grenoble sur les pavés du Cours Berriat et le pont suspendu sur le Drac, et Fontaine... Flûte ! un grain de pluie ; je lève le nez pour découvrir le Néron et la Chartreuse en plein orage. Alors se produit le dédoublement si fréquent de l'individu : l'un, follement, veut poursuivre ; l'autre, sagement, «dégonfle» ; et naturellement, c'est le premier qui l'emporte... Heureusement d'ailleurs, puisque déjà la pluie se calme. Voici Sassenage que domine le château de toute la fierté de ses tourelles aux clochetons de tuiles. C'est le classique retournement de roue au bas de la rampe à 10-12 % que je gravis pour la première fois sur Fléchette. Surprise de grimper avec aussi peu d'effort ce kilomètre qui m'avait laissé un souvenir terrible ; émerveillement de cette perspective sur Grenoble, toits rouges posés, là bas, ceinturés par ces deux rubans boueux : l'Isère et le Drac. Comme il est petit le polygone où j'évoluais en octobre dernier ; comme ils semblent bas les clochers de St Louis, et de St Joseph, et du Sacré Coeur dont les tours blanches se distinguent bien nettement ! Maintenant, je domine le château, suivant la route goudronnée qui, par des S bien tracés et des épingles à cheveux soigneusement relevées, escalade en une rampe plus douce les pentes du Vercors. J'ai quitté mes gants pour avoir mon guidon mieux en mains ; mon béret est dans mon porte bidons double de guidon, et insensiblement un mirage transforme le violet de sa doublure dans le bleu si lumineux des fleurs que je vais chercher. Elles sont là, étalant devant moi leur gerbe énorme, se déplaçant devant mon vélo ; attraction mouvante qui fait paraître les kilomètres moins longs et la pente moins abrupte. La grande falaise qui domine Sassenage vient de masquer la vallée, et le tunnel franchi, je pénètre dans un paysage nouveau : les Gorges d'Engins où la route déroule toujours ses virages en une pente bien régulière. Voilà un premier bois de sapins avec son odeur de résine ; des arbres balancent des fleurs jaunes en grappes semblables aux fleurs d'acacias ; quelques orchidées pointent dans la mousse. Allons ! je ne reviendrai pas bredouille : à défaut de gentianes je pourrai, tout à l'heure, m'arrêter dans ce coin parfumé. Et je poursuis sur une route forée dans le rocher et qui cherche à imiter sa grande soeur des Grands Goulets. Le Furon gronde en bas ; le roc est à pic, dominé par des sapins ; de la brume et des nuages s'effilochent à toutes les crêtes : il fait froid !... Engins : quelques maisons le long du chemin devenu horizontal ; deux habitants jouent aux boules, et je ne sais pourquoi il me semble qu'en passant je vais en recevoir une dans les jambes. La gorge se resserre : le Furon murmure maintenant à côté de la route, au milieu de l'herbe. Et sur l'escarpement où s'accrochent les sapins, à portée de la main, point de gentianes : des fleurs bleues, genre de myosotis, quelques orchidées, et c'est tout !... Quelle déception !... Et puis, de la joie a dû briller dans mes yeux ; la lassitude de dix huit kilomètres de côte s'est envolée : une gentiane pointe son calice bleu à travers la mousse, toute fraîche de la dernière pluie. D'un coup d'oeil j'ai repéré l'endroit, là ; à côté d'un sapin abattu et écorcé : je la prendrai tout à l'heure. Virage de la route, rampe douce et les rochers où j'« en» avais vu. Il y «en» a : tous les redents, toutes les vires, en sont bleus ; le rocher gris en est constellé. Escalade, cueillette, tandis que des automobilistes passent en trombe, en contre bas, pauvres fous qui ne savent pas apprécier le trésor que je vais posséder. Des orchidées, des fougères pour faire de la verdure autour de ma gerbe bleue, et me voilà heureux, contemplant ce que je n'avais jamais espéré découvrir... Un mouchoir noué comme pour une cueillette de morilles, un braquet remis à sa valeur normale, les gants aux mains pour parer aux écorchures d'une chute toujours possible, le foulard autour du cou pour me garantir du froid, et c'est le retour rapide. Il y a longtemps que je n'ai pas fait de descente, aussi les premiers virages me trouvent ils craintif, freinant trop, ne prenant pas d'instinct l'inclinaison qui permet d'inscrire une courbe impeccable dans la courbe régulière de la route. Puis l'assurance est revenue et, avec elle, l'enivrement de la vitesse que l'on coupe au dernier moment par un freinage qui fait frissonner Fléchette, pour prendre le virage aussi vite que le permet le dévers. Le tunnel me distille au passage deux ou trois gouttes d'eau qui me mordent de leur glace ; descente à toute allure du dernier kilomètre dont les 12 % semblent aspirer Fléchette ; traversée en trombe de Sassenage où triomphe la vogue... Grenoble, enfin. J'ai laissé avenue Alsace Lorraine, une petite orchidée qui s'était brisée dans le vent de ma vitesse : peut être était-ce une protestation contre l'exil que je lui imposais ? Je l'ai revue, en allant prendre le train, le soir. Les Grenoblois se doutaient peu, sans doute, que cette fleur abandonnée avait vu le jour à quelque mille mètres d'altitude. Mais l'ont ils seulement remarquée, le long du trottoir, entre une petite Renault noire et une énorme Delage bleu roi ?... (rédigé le 4 juin 1931). J. NOBLE CAPITAINE GRENOBLE (38) |