Pas de la Bida. C'est une fissure horizontale au profil tourmenté et encombrée d'un gros caillou, ultime cadeau du col de Bossetan après une vertigineuse descente dans la caillasse. La débonnaire montée par Samoëns n'en laissait pas tant espérer. En face se déploie un vaste paysage pastoral aux verts multiples où montent des chemins vers la frontière ou les crêtes : col de Coux, Portes du Soleil... Le soleil couchant joue à travers les Dents du Midi. Mais nous ne voyons rien de tout cela. A reculons, je tire le vélo dont le guidon n'est heureusement pas trop large, mon compagnon pousse, guide par l'arrière le récalcitrant, très conscient que nous écrivons une belle page de l'anthologie du loufoque, pour ne pas dire plus. Encore quelques figures compliquées pour sortir de là, quelques pas dans les herbes, pour enfin arriver à Barmaz, où la Suisse, chère à nos coeurs et à nos finances, maintient sa réputation d'hospitalité montagnarde. Le pas d'Ancel, porte du vallon de Susanfe, fait une sombre gueule dans le contre jour. Le passage n'a pas l'air évident avec des vélos, mais, pour savoir, il faut voir de près. Mon compère ne se laisse pas convaincre et, ne se sentant pas en état de grâce, me quitte, la mort dans l'âme. En descendant, il fera tourner le lait de quelques bovidés et les sangs de la fermière qui ira jusqu'à lui reprocher son accent franc comtois. En pays valaisan, faut oser ! Il aurait dû venir, il est très amusant ce pas d'Ancel. C'est une escalade facile le long d'une gorge, un peu à la manière de la Gemmi. On peut même se passer du câble qui court çà et là. Le reste est moins intéressant, mais à la cabane de Susanfe, l'ambiance est sympathique et le fendant glisse bien dans le gosier dauphinois. Les derniers pas dans les grises croupes marneuses du col m'offrent tout l'Oberland qui jaillit dans la lumière de l'été. Ce cliché pour vous dire que ça en valait la peine. Mais quel vacarme ! L'armée suisse teste son artillerie dans le fond du vallon de Salanfe et un jeune soldat, naïf et bon enfant, m'arrête dix minutes pour me régaler de son délicieux parler valaisan. Helvètes, continuez encore longtemps à envoyer votre poudre aux choucas. Col d'Emaney. Triple panorama sur le revers des Dents du Midi, les Alpes Pennines et de hauts sommets qui pointent leur nez derrière le col de Barberine. Il a l'air aussi accueillant qu'une face nord, celui là, et ma première réflexion est : «fais vite une croix dessus ! » . C'était encore un coup du contre jour : à la descente, j'entrevois un semblant de sentier qui part à l'assaut. Bah ! je me renseignerai à Emaney, on verra bien demain. Il n'est pas tard, mais il faut trouver un gîte. Je le trouve. Une famille des Marécottes m'accueille très gentiment dans son chalet en cours de réfection. Je mange mes provisions, la nuit vient, on devise autour de la table en buvant des cafés et des boissons fortes. Des voisins arrivent, la maison se remplit, c'est une bonne soirée qui s'achève fort tard, vers minuit. Belle journée de vélo : j'ai dû faire 1500 m dessus, en trois fois. Credo quia absurdum, comme dit le Petit Larousse. Tout dort, je pars discrètement, savourant les quelques hectomètres de chemin facile remontant le fond du vallon. Des vaches viennent à ma rencontre et le soleil gagne lentement la paroi des pointes d'Aboillon. «Col pas plus difficile que celui d'Emaney » m'a t on dit. Oh si ! Le névé est dur, et comme il domine une cascade et que je n'ai pas de crampons, il faut faire le tour par des pentes raides et délitées, exercice épuisant qui se passe bien de témoins. Après c'est plus facile, mais dans les dernières pentes d'éboulis très fins, je suis à la limite de l'adhérence. Ce n'est pas le col à faire les années de fort enneigement, avis aux amateurs. En haut, l'émerveillement habituel, puis dans l'ordre, une descente aussi raide au départ, les commentaires rigolards et heureusement incompréhensibles d'une cohorte germanique, le jeune lac d'Emosson dans toute sa splendeur avec son décor de pics, et enfin une longue causette avec un septuagénaire de 50 ans qui fait nettement plus jeune que son vélo et son piolet. Sacré bonhomme, il avait envie de parler et pas pour ne rien dire. Mais du cyclomuletier, non, il n'en fait plus... Sallanches Modane, bref intermède automobile. Au dessus de Bramans, on peut se hisser à vélo jusqu'à 2.000 m environ, après c'est un long cheminement de plus en plus confus en direction d'un cirque qui se dérobe sans cesse. Puis il n'y a plus rien, semble t il. L'homme des altitudes qui, chaque année à pareille époque, poursuit ses chimères et abuse de ma crédulité (chacun son tour d’être la victime) scrute circulairement et doit bien convenir que c'est par là que ça passe : cet horrible pierrier qui mène on ne sait trop où. J'y vais sans joie aucune et puis... et puis ... les rochers sont stables, une vague trace se montre de temps à autre, et dans la demi heure on est au sommet. Le col d'Ambin est en courbe de niveau, à quelques minutes au bout du névé. |
Désert de pierres côté France, pas de vue sur le versant italien où règne une brume trop fréquente, col peu payant donc, d'autant plus qu'à la descente on a pris à droite et qu'on s'est trompé. En face, c'était si peu engageant... Disons, pour nous consoler, que cette «bavante» dans la pierraille manquait au répertoire de 81. La lacune est comblée. Plus bas nous attend la dégustation de grappa et le confort du refuge Levi Molinari. On nous met le lendemain sur le bon sentier qui conduit sans histoires, en 4 h 30 au passo dei Fourneaux, 3.194 m. Presque un record d'altitude dans le genre, mais sans véritable grandeur. Dans l'immensité pierreuse, le refuge Galambra nous montre visage de bois. Dire que si tout s'était bien passé la veille, nous venions coucher là... Un lac manque à l'appel. Quant aux célèbres jardins de Galambra, c'est pure invention ! Soyons justes : on voit tout de même le Pelvoux dans le lointain et les derniers lacets du Sommeiller. On essaie sur des bouts de névé pentus des crampons emportés à tout hasard. Puis on dévale sur la bergerie de Valfredda. Mon compère se fait servir un plein bidon de grappa, non, de lait voulais je dire. Et l'on remonte sur la route de la Jafferau à travers les alpages. Ça cahote dur sur cette route militaire comme il y en a tant par ici. Avec un peu de chance, si vous passez par là un dimanche, vous trouverez des Turinois pansus, volubiles et généreux qui vous étourdiront de paroles mais vous nourriront sans vous laisser mourir de soif. On opine, on acquiesce, on glisse un mot quand c'est possible. Les femmes se taisent, résignées et peut être réprobatrices, mais ils ne sont pas hommes à écouter les reproches muets. Nous arrivons quand même à partir, l'estomac plein et le coeur gai. Nous enverrons quelques photos de ces agapes champêtres. (C'est vrai qu'on boit beaucoup dans ces randonnées, mais ce serait bien mal poli de refuser, vous en conviendrez). La route s'engouffre dans des tunnels (77 9 10 165) mais le sentier, très dégradé, permet d'admirer un ensemble fantastique de grottes et de porches géants, puis semble se perdre dans le vide pour emprunter un tunnel dérobé qui rejoint la route. Ce n'est pas très clair ? Le mieux est d'aller voir. Le site est remarquable. La partie endiablée de manivelles le long de la Dora se termine par un repas de misère sous un lumignon et une nuit agreste sous les nuages. La première grange était encore à une heure dans la montée au col de Lis, passé le lendemain dans le brouillard. Le Val di Viù est une belle vallée encore intacte et de rudes pentes nous conduisent à Malciaussia. Un rude morceau nous attend que je lorgne depuis des années : le col de l'Autaret et ses 3.073 mètres. Dans les temps anciens, un large chemin devait aller jusqu'au sommet, mais la terre a glissé, l'herbe grasse a poussé, reste quand même une bonne trace qui nous élève insensiblement vers un autre monde. Les crampons serviront bien pour passer à flanc ce névé en forte pente au dessus d'un lac qu'on devine d'un froid mortel. Aucun danger, mais le temps se gâte et le décor est plutôt sinistre... 18 heures, le sommet, le vent glacé et la pluie. Sur la France, rien, qu'un paysage de débris glaciaire, sans trace de chemin. Ma foi, il faut descendre dans le thalweg, en espérant que plus bas il n'y aura pas de mauvaises surprises. Non, rien qu'un terrain dég... au possible jusqu'aux premières prairies. Un sentier apparaît, se perd, ressurgit, se termine au bord d'un torrent fort large où il faut se déchausser, passe un pont de neige, remonte pour contourner une gorge abrupte... Il y a des bouses pourtant. Où passent donc les vaches ? Les heures ont passé, on ne sera pas à Avérole ce soir, l'évidence se fait jour, car il fait nuit : on va coucher là, à 2.500, sous un ciel qui en dit fort long. Il ne pleuvra pas. Nous nous tortillerons dans nos sacs en Rexotherm peu faits pour ce genre de bivouac. L'homme au petit balluchon, épris de légèreté, a eu froid. Moi aussi d'ailleurs, avec toutes mes pelures. Avérole, Vincendière achèvent leur été trop court. Nous descendons lentement cette vallée de la Lombarde, laissant pour des jours meilleurs la suite du périple dans les Alpes Grées. On voulait repasser encore en Italie, mais avec ce temps... Michel marque l'arrêt à Lanslebourg et va exécuter un programme de remplacement à travers la Vanoise, avec des fortunes diverses. On est le 1er septembre... Je rentre sur Modane, point mécontent. Il faut faire ce qu'on aime. Comme écrivait un jour un candidat à la sixième : «Il dit qu'il voulait y faire, et en effet, il y faisa». Rien à ajouter. CREDO QUIA ABSURDUM. Marcel BIOUD CLAIX (38) |